Adeline Miermont Giustinati, Poèmes

je glisse dans une fente de la souche
recouverte de laine
pulsation de caillou

je flotte dans le ventre de l'arbre
dans la nuit des racines
le silence désossé

j'aperçois des portes d'ivoire
un tunnel tapissé d’œillets rouges
et des lamelles de brume

je rampe dans une fosse
des ombres tremblent
des vents s'épuisent

j'atteins un palais aux pierres bleues
devine la matrice de l'outre-monde

je rencontre le fantôme du soleil
et les ossements de la lune

je quitte ma peau de laine
le silence s'élargit à mon passage
des oiseaux sans plumes font leur nid dans ma gorge
je suis tous les visages
toutes les écumes

je gravis une grande cité
je traverse une croûte de fer et de nickel

 

je goûte aux entrailles de Pangée
me frotte contre le magma noir et durci de sa bouche

je me lamente dans une steppe interminable
je me noie dans un fleuve
tapissé de coraux et d'insectes

je m'accroche aux cheveux de Méduse
j'atteins la maison de l'obscurité

je n'ai plus de souffle
je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette

je tremble aux pieds de la déesse
elle ouvre grand sa gueule
elle m'engloutit entièrement
elle me mâche goulûment

je naufrage dans sa poitrine
j'emprunte l'échelle d'entre les mondes
les eaux elles-mêmes chavirent

je n'ai plus de souffle

je n'ai plus de visage
je n'ai plus de squelette
j'expire mon dernier atome
je retourne à mon argile
au tambour du commencement
et au fleuve qui coule dans mes racines

extrait de « la mue » (inédit)

marcher
un pas devant l’autre
un mot devant l’autre

marcher
parmi les herbes grasses
encore brillantes de gouttes d’eau bien fraîche

parmi les roches imposantes
le long du sentier escarpé
le long de la côte
entre deux immensités
entre l’avant et l’après
entre se réfugier et se jeter à l’eau

marcher entre
dans sa propre peau et son propre pas

marcher
parmi les genêts en fleurs
le jaune se mêlant au bleu au blanc et au brun

je suis ivre de couleurs et de
pensées traversantes
qui affluent
au rythme de mon souffle et de mon pas

le mouvement de mon corps est un coryphée
au paysage alentour

marcher
au son de la rumeur marine
foire d’écume contre les rochers
en contrebas

j’entends la voix de la pierre
se mêler à celle des oiseaux

c’est le printemps
je crée mon chemin
chaque pas est l'empreinte d'une promesse

inédit, 2025

 

les premiers temps j’avais le corps en friche et
la cervelle poisseuse
mon terrier était devenu caduque
ma forêt était en dormance
mon regard s’était calcifié
et le courage de regarder l’horizon
par delà la timidité des cimes
me manquait

les jours
et les nuits
ont passé
sans rien dire
et
ton souffle
ton souffle qui a traversé ce jour-là ma peau
ton souffle qui a transpercé ce jour-là mes muscles
ton souffle tend désormais
tout doucement
ma colonne vertébrale
ton souffle fait vibrer les racines de mes allées
je m’en remplis
je le bois
le moindre geste fait craquer des bouts de souvenirs de nous
l’horizon avale le jour et chaque matin le soleil revient avec ton odeur
à cause de toi je mets un pas devant l’autre
à cause de toi je mets un jour devant l’autre
à cause de toi je mets un mot devant l’autre
les sapins me parlent à nouveau et
reboisent mes cellules
leurs sourires caressent mon écorce et
je sens mon courage se ramifier
désormais le souvenir de toi
ne me déchire plus le ventre
il s’est métamorphosé en
une source chaude jaillie des profondeurs
une présence diffuse le long de mon dos

un vent tiède sur ma peau désertée
un mica scintillant dans mes organes

même si je suis toujours comme l’akène
ce fruit sec qui ne s’ouvre pas et
ne contient qu’une seule graine
je joins les mains et j’espère

que
comme au désert d’Atacama
il suffira d’un filet d’eau
pour fragmenter mon écorce
et faire pousser des merveilles

inédit, écrit et lu pour La P'tite veillée de Chloé, Chez Mona, mars 2023

sous ma peau
il y a une femme
quelqu'un l'a laissée là
de dos
assise
la tête penchée
sa main appuyée
contre ma craie
dans la galerie profonde
dans la pénombre
elle n'entend ni le vent ni les oiseaux
ni les hommes ni les femmes
juste le bruit sourd des pioches et les pas des soldats
dans sa galerie il n'y a ni arbres
ni paroles
ni naissances
juste le silence de l'eau qui perle sur son corps
elle a vu passer les visages
elle a senti la peur dans leurs souffles
la peur des hommes prêts à mourir
elle a pris leur douleur
leurs regards de bêtes sonnés
quand les chariots avec les corps
ont défilé
dans un chaos de métal et de sang
elle qui tournait le dos
elle a tout vu tout reçu
les fusils les cris le désordre
elle a tout gardé
elle en perd l'équilibre
elle se tient
fragile
prostrée dans sa peau
incrustée dans ma chair
ma mémoire calcaire
depuis trois décennies elle sent
que des êtres la scrutent
que des lampes l'observent
sous toutes les coutures
elle ne dit rien
elle sait tout
elle tourne le dos
aux passants des galeries
elle voudrait oublier
le chaos
le sang
le métal
les cris
les chariots
remplis de corps
comme des poissons tordus de douleur
elle voudrait parler

elle voudrait raconter
comme ces hommes étaient beaux
dans leur courage et dans leur peur
que le pays à tous manquait
qu'elle pleurait le soir
à les voir
regarder les photos
les trésors de leurs poches
les amis les mères les soeurs
les pères les frères
les voisins
ils allaient mourir bientôt
ils le sentaient
ils regardaient les photos
ils priaient
ils dessinaient
ils gravaient
des mots qui font vivre
et des visages d'ancêtres
et un dos de femme
nu

extrait de Kauhanga, inédit, 2024

Présentation de l’auteur

Adeline Miermont Giustinati

Née à Nancy en 1979, Adeline Miermont-Giustinati est diplômée en Humanités et en Création littéraire. Naviguant pendant plusieurs années entre Bretagne et Normandie, elle a jeté l'ancre, en 2018, à l'instar de Jacques Prévert, dans La Hague. près de Cherbourg. Elle a exercé les métiers de rédactrice et relectrice dans la presse écrite et sur le web, professeure de français et de français langue étrangère, avant de se consacrer entièrement à l'écriture et la littérature.

Auteure de plusieurs recueils de poésie et de textes publiés en revues, anthologies et sous forme de livres d'artiste, elle se dit également “passeuse d’écriture”, et met ses compétences d'écriture et littéraires, au service de différents publics, sous le nom de Calame, assurant la relecture et le suivi de manuscrits et en proposant de l'accompagnement rédactionnel, notamment pour des récits de vie.

Elle a fondé la revue Carabosse, à sensibilité poétique et féministe, et l'a dirigée pendant deux ans. Enfin, elle a créé la Maison de poésie en Cotentin, baptisée La Péninsule, située dans le hangar de La Cherche, à Cherbourg, et qui met à l'honneur le matrimoine et la création sonore. Elle y organise, depuis deux ans, des événements poétiques (lectures, rencontres, performances, ateliers d'écriture, scènes ouvertes, projections vidéos, podcasts), et accueille également, à l’Autre lieu, des auteurs en résidence.

Bibliographie 

De Chair et de chimères (La Bruyère,2007)
Entre les côtes de Mehen (Sélénites2, 2013)
Incises (CMJN, 2016)
Traverser (anthologie, éditions de l'Aigrette,2018)
Vivant(e)s (anthologie, éditions de l'Aigrette, 2019)
Sumballein (Tarmac, 2018; Phloème, 2021, pour la réédition)
Rage écarlate (anthologie, éditions Folazil, 2020)
Désert-Désir (anthologie, éditions Folazil, 2022)
Désobéissances (anthologie Bacchanales, Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2022) La Traversée de Sedna (L’Oeil de la Méduse, 2022)
Creuser ma nuit (éditions de l'Aigrette, 2024)

Autres lectures

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de Le Tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de [...]