1

Alda Merini, La Terra Santa, préface de Flaviano Pisaneli, traduction Patricia Dao

En 1993, Alda Merini a reçu le prix Librex Montale pour La Terra Santa. Le titre plonge d’emblée le lecteur dans un « espace » précis à la fois mythique et mystique qui renvoie à la promesse d’une demeure sacrée dans lequel l’homme peut se régénérer écrit Flaviano Pisaneli (lui-même poète) dans sa préface. Cet espace est celui de la poésie, corps-matière où flamboie une énergie devenue parole de tous les possibles.

La Terra Santa est un chant halluciné où l’enfermement et le silence sont dévorés. Merini fait exploser la souffrance où son corps se disloque et butent ses mots. Mais elle est mordue par une abeille venimeuse, seule capable de marquer sa chair malade du sceau de la poésie, de lui donner densité et mouvement : Peut-être faut-il être mordus/par une abeille venimeuse/pour envoyer des messages/et prier les pierres/de t’envoyer la lumière//. Oui, Alda Merini a perdu les sens, l’enfer de l’hôpital psychiatrique (violemment dénoncé) anéantit tout pouvoir de sublimation. Il est matière pestilentielle, lieu où les hantises sont au paroxysme et la perte de soi irrémissible : Affori, pays lointain/ immergé dans les immondices// à nous personne ne parlait/ sinon à coups de pieds et de poings//Affori où les cris étaient étouffés par de sanguinaires coussins.// Il est lieu clôt par excellence : les corps n’ont d’autres assises que le vide, les bouches s’absentent, les électrochocs sont les réponses apportées aux corps qui se rapprochent : ce précipice secret qui est le mien//tu connais l’égarement qui est le mien quand je vois un arbre solide//enserrés derrière les barreaux comme des hirondelles nues// j’ai gardé le silence enfermé dans ma gorge/comme un piège à sacrifices/. Mais La Terra Santa n’est pas seulement le recueil d’une femme qui a été internée pendant presque vingt ans, ni celui d’une femme que sa folie pousserait à faire acte de catharsis par l’écriture, elle n’exorcise pas ses souffrances mais les sacralise pour mieux les transcender et les effacer.

Alda Merini s’empare du venin de son abeille, du poison de la folie (pouvoir caché du poein?) il lui donne la liberté de s’affranchir de tous les interdits, ceux qui régissent les lois de l’hôpital psychiatrique et ceux qui polissent le langage  alors langue blasphématrice. Sa terre, infiltrée par le flux salutaire, se fait « Illuminations » et « silences traversés des mondes et des anges » : /naissances ultraterrestres// mon éternité sans limites//. Les images ont jailli d’un territoire où les métaphores sont « déréglées », leur beauté est première. S’entend la voix bouleversante d’une femme qui a donné corps et parole à une terre sacrée. S’il est un être qui a franchi l’innommable et connaît le secret de la poésie c’est Alda Merini :

Je n’ai ni feuilles ni fleurs ;

et pourtant alors que je transmigre

naît profonde la lumière

Alda Merini, La Terra Santa, Oxybia éditions, 2013, 136 pages, 15 €.




Jóanes Nielsen, Les Collectionneurs d’images

La première phrase du livre « Djalli cessa de collectionner des images en troisième année » attrape le lecteur avec une force sans égale et c’est un long roman-poème (oui, cela existe !) de 468 pages qui va se déployer. La deuxième phrase, quant à elle : « Tout le monde arrêta en même temps » fige la beauté (et le drame). Le lecteur perçoit ce qui l’attend : la vie, et s’apprête à la recevoir, quitte à devoir l’affronter pour que la trame narrative se poursuive et ne s’éteigne surtout pas la voix de Kári, seul survivant des collectionneurs d’images. 

Le mot « images » renvoie au cœur de la poésie, à ces analogies qui pulsent dans les vies de chacun et donnent forme aux poèmes, ici une collection, emblèmes de la tentative d’être au monde.

Olaf mourut la semaine où ses parents devaient venir à Copenhague. Le cercueil fut ramené au pays par cargo et, parmi ceux qui écrivirent  un éloge funèbre, il y eut Kári. Ou plutôt, il serait plus juste d’appeler cet éloge une méditation ou une réflexion sur les années passées. Kári parlaient des enfants qui, une trentaine d’années plus tôt, assis près du  poulailler des nonnes, se montraient des images de collection. Ils  avaient dix ans et avaient déjà compris que sans beauté, on ne peut  vraiment vivre.

 

Jóanes Nielsen, Les Collectionneurs d’images, traduit du danois par Inès Jorgensen, postface Malan Marnersdóttir.

Le destin des personnages devient l’image dont s’empare le lecteur. Jóanes Nielsen, via le narrateur Kári, relate l’existence (pendant plus de quarante ans) de six enfants tous inscrits à l’école Saint-François de Tórshavn en 1952. Seul Kári ne sera pas frappé par la mort. Il ne faut cependant pas réduire le livre à une vaste nécrologie même si l’annonce des disparitions est un fait culturellement important aux Îles Féroé. La postface précise : on suit quotidiennement les décès de la population, puisqu’aux informations de midi et du soir sont annoncés les décès du jour et les dates des enterrements. L’auteur consacre (entre autres) une partie à chaque personnage, partie où se concentre son histoire et s’éclairent en faisceaux captivants les lignes de force tant affectives, sociales que politiques qui sous-tendent une destinée. Les personnages se retrouvent parfois, confrontent leurs visages et leurs vies, ne se séparent jamais vraiment, Est-ce que tu te souviens de nos images de collection ? demandera quarante ans plus tard, et la veille de mourir, Olaf à Kári.

L’enfance est certes au cœur de l’ouvrage, mais l’enfance en tant que foyer des histoires mais aussi source (parfois) de leurs écueils.

Lui-même (Fríðrikur) ne possédait pas d’images. On ne pouvait pas avoir       d’images à soi quand on vivait à l’orphelinat. Seulement, il aimait bien être avec les collectionneurs d’images.

La terre nourrice. Tu ne t’en souviens pas ? demandait Fríðrikur. (…) Il avait oublié qu’à cette époque, ils étaient tous les trois persuadés que les enfants de l’orphelinat naissaient dans des caisses entreposées dans la cave. (…) Parfois, l’hiver, on entendait des enfants pleurer (…). Alors l’homme de la cave venait en aide aux enfants. Si l’homme de la cave disait le mot pierre, alors il devenait pierre lui-même. S’il disait air, il devenait soit air soit vent (…). Puis, quand les bras et les jambes avaient poussé sur les enfants, quand leurs oreilles étaient sorties des joues, les enfants se débarrassaient du terreau en se secouant et rampaient à quatre pattes jusqu’à la porte basse, où maman Simonsen les accueillait.

La virtuosité de Nielsen à composer ce roman est telle que jamais le lecteur ne lâche une ligne. Les images de Djalli et des autres enfants irradient jusqu’à la dernière phrase du livre. Elles irradient en filigrane, comme le font les poèmes, et c’est tout un pays qui est mis à nu. Les Îles Féroé se font proches et familières. Les personnages ne sauraient représenter chacun une thématique, ils sont complexes, pluriels mais ils incarnent des habitants aux prises et alliés de l’histoire de leur île et de sa langue. La postface éclaire les différentes dominantes du roman, on peut en citer quelques- unes : reconnaissance de la langue féroïenne, la littérature féroïenne, la période historique du roman, le rôle de la ville de Tórshavn et du contexte social dans le roman, culture de mémoire, politique et médias, masculinités etc…Roman de l’Arctique, (Selon une autre définition, l’Arctique se définit par une température moyenne de 10°C en juillet, laquelle constitue également la limite sud pour la pousse des arbres. C’est selon cette deuxième définition que les Îles Féroé font partie de l’Arctique. Dans l’univers du roman, des arbres poussent dans les jardins de Tórshavn) (Postface), au dépaysement ressenti par le lecteur dans un premier temps succède très vite une traversée de cette île et de ses habitants dans le temps et l’espace. Les personnages ne sont pas prétextes à ce roman quasi anthropologique, la force de cet ouvrage est de rendre vivants ces emblèmes du peuple.

Initialement écrit en langue féroïenne, ce livre a été traduit en danois. Il faut saluer le travail de sa traductrice en français, Inès Jorgensen, tant la langue est précise, fluide et ne laisse rien perdre des subtilités de l’écriture initiale. Le style de Nielsen est là, et est évoquée ici l’extrême tension poétique (Ô ces images irradiantes !) qui régit l’ensemble. Jóanes Nielsen a, à ce jour, publié neuf recueils de poésie (encore inédits en français), trois romans, des essais et nouvelles. La parution de ce roman grâce aux éditions La Peuplade (dans la collection Fictions du Nord) est une chance à saisir, chance de mieux connaître les Îles Féroé, la littérature de l’Atlantique Nord et de devenir, nous aussi, des collectionneuses et collectionneurs d’images, au nom de la beauté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Jóanes Nielsen

Poète, dramaturge, romancier et essayiste, Jóanes Nielsen a également exercé les métiers de marin pêcheur puis ouvrier du bâtiment. Il est né et a grandi à Tórshavn. Depuis 1978 il a écrit de nombreuses pièces, nouvelles, poésies et romans. Plusieurs de ses œuvres ont été traduites en Danois et en Norvégien.

  • Trettandi mánaðin (1978)
  • Pinnabrenni til sosialismuna (1984)
  • Tjøraðu plankarnir stevna inn í dreymin (1985)
  • Naglar í jarðarinnar hús (1987)
  • Kirkjurnar á havsins botni (1993)
  • Brúgvar av svongum orðum (2002)
  • Tey eru, sum taka mánalýsi í álvara (2007)
  • Smukke fejltagelser, en collaboration avec le poète danois Peter Laugesen (édition bilingue féroïen-danois, 2011)
  • Tapet millum øldir (2012)
  • Eitur nakað land week-end ? (2002)
  • Aftan á undrið (2009)
  • Gummistivlarnir eru tær einastu tempulsúlurnar sum vit eiga í Føroyum (1991)
  • Glansbílætasamlararnir (2005) (existe également en audio-livre), traduit en français par Inès Jorgensen sous le titre Les collectionneurs d'images, Éditions La Peuplade, 2021
  • Brahmadellarnir (2011)
  • Á landamørkum vaksa blomstur (1986)
  • Undergroundting (1994)
  • Undergroundting 2 (1999)

Poèmes choisis

Autres lectures

Jóanes Nielsen, Les Collectionneurs d’images

La première phrase du livre « Djalli cessa de collectionner des images en troisième année » attrape le lecteur avec une force sans égale et c’est un long roman-poème (oui, cela existe !) de 468 pages [...]




Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue

Les éditions du Castor Astral nous ont habitués à des anthologies bilingues de qualité, toujours audacieuses, jamais complaisantes. Ce panorama de la poésie néerlandaise contemporaine se découvre avec curiosité et impatience.

Le lecteur ne peut que savoir que cette profusion de voix va donner lieu à un plaisir certain de lecture et à des découvertes. Victor Schiferli, écrivain, poète et conseiller international sur la fiction à la Fondation néerlandaise des Lettres soutenant la traduction de livres, est le maître d’œuvre de cet ouvrage. Il écrit dans sa préface : Il est difficile de comparer notre poésie contemporaine à celle qui s’écrit actuellement en français, en anglais ou en allemand. La poésie française actuelle semble tendre vers moins de concision, davantage d’expérimentation et une plus grande proximité avec la prose que la poésie néerlandaise. Il a choisi vingt-quatre poètes écrivant toujours en 2020, il faut les citer tous , tant, et c’est le propre des anthologies réussies, leurs voix, chacune gardant sa singularité, s’entrechoquent, se lient, puisent les unes dans les autres vigueur et beauté :

Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue, 2019, 336 pages, 20 €.

Simone Antangana Bekono, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Ellen Deckwitz, Arjen Duinker, Radna Fabias, Ingmar Heytze, René Huigen, Astrid Lampe, Erik Lindner, Lieke Marsman, K. Lichel, Tonus Osterhoff, Hagar Peeters, Ester Naomi Perquin, Ilja Leonard Pfeuffer, René Puthaar, Marieke Lucas Runeveld, Alexis de Roode, Alfred Schaffer, Mustafa Stitou, Anne Vegter, Nachoem Wunberg. Les traductrices et traducteurs sont Bertrand Abraham, Kim Andringa, Danial Cunin, Pierre-Marie Finkelstein, Paul Gellings et René Puthaat. La quantité de poèmes dévolue à chaque poète est telle que le lecteur ne se fait « pas seulement une idée » mais saisit la particularité de l’auteur(e). Ainsi se joue la force de l’anthologie, sans être oubliée, la voix précédente laisse toute la place à la suivante, elle est appropriée par le lecteur qui, plus que la découvrir et la recevoir, la pénètre toute.

Une question peut apparaître : quelle est la particularité de la poésie néerlandaise ?  La réponse risque d’être réductrice voire subjective. Cependant, il est essentiel de s’attacher à l’extraordinaire vigueur des voix choisies, l’appétence des poètes pour la langue est exceptionnelle, tonifiante et vectrice d’originalité et d’audace. Les tonalités sont multiples, les sources d’inspiration variées, les thèmes diffèrent, l’un va opter pour une poésie prosaïque, l’autre lyrique, l’une s’attachera à un rythme proche du slam mais à la scansion travaillée par le sens, l’autre écrira sous forme de distiques… Le trait commun entre ces poètes est l’unicité de leur voix, leur force et l’originalité des registres utilisés. S’ils s’inspirent les uns les autres c’est uniquement dans l’attachement pris à rester soi et à ne pas chercher « à faire comme », on ne relèvera donc aucune similitude entre les poètes et c’est un bonheur. La poésie néerlandaise, et je serai là particulièrement affirmative, est vivifiante, rassurante (pour sa fougue et sa qualité) et prometteuse par l’énergie engagée. Le penchant d’un auteur pour un style qui lui correspond n’est ici le signe d’aucune complaisance, l’adhésion à la langue est entière : En poésie seule nous singeons les oiseaux (Astrid Lampe) le langage révèle ce que pourrait être le bonheur (Erik Lindner) Il faut noter dans cette poésie la présence fréquente d’un humour féroce, une ironie non dénuée parfois d’auto-dérision voire d’accents tragiques :

 

Comprenez-moi à loisir de travers.
Dans un coude du fleuve
il m’a été donné de faire un fils ;
et dans la lumière vaporeuse du petit jour,
je lui ai appris à faire mes nœuds. 

Benno Barnard

 

Benno Barnard op de nacht van de Poëzie 2018, Benno Barnard à le Nuit de la Poésie 2018.

 

Pour rentrer
chez moi, il faisait
nuit, j’ai pris le raccourci dans le parc,
j’ai entendu un écureuil
dire ta mort est la première
chose réelle qui va t’arriver.
Si c’est vrai, ai-je pensé, un
écureuil dit parfois la vérité.

 Mustafa Stitou

 

 

Aujourd’hui, la poésie
me semble un pays pour lequel
on ne m’a pas accordé de ticket
un vieil amour dont je n’ose
toujours pas effacé le numéro
de mon téléphone
une île lointaine
peuplée de pingouins.

Lieke Marsman

 

 

Lieke Marsman, Identiteitspolitiek is een modegril, zeg je, La politique identitaire est une mode, dites-vous ?

 

La poésie, plus qu’un champ d’expression, est une ressource sans failles et c’est ce que prouvent ces voix néerlandaises. L’extrême variété de cette poésie mise en évidence dans cette anthologie, outre signifier un avenir prometteur, affirme combien chaque poète a sa place dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait. Aucune restriction ne lui est édictée, aucun modèle ne l’assujettit, aucune auto-censure n’a lieu, il est libre d’écrire et d’être dans sa singularité.

Dans la diversité des voix, les résonances entre les poèmes opèrent cependant, oppositions subtiles parfois, ou correspondances surprenantes, mais toujours présents la sensibilité du poète et l’attachement à la langue comme filigranes.

 

Il suffit parfois
d’un seul
regard
sur la saisissante nature sauvage
pour se rendormir comme
une bête sauvage
par exemple comme une bête d’’eau
qui dans l’eau
n’aime pas l’eau

Anneke Brassinga

 

Anneke Brassinga op de nacht van de Poëzie 2015, Anneke Brassinga à la Nuit d la Poésie 2015.

 

dire une nouvelle fois
ce qu’un autre a dit
et dans cette chose autre
trouver un abri
dire ce qu’un autre a dit
et employer ces mots 
jusqu’à leur faire confiance

Tsead Bruinja

 

 

Tsead Bruinja op de Nacht van de Poëzie 2018, Tsead Bruinja à la Nuit de la Poésie 2018.




Lee Sumyeong : poèmes présentés et traduits par Marie-Christine Masset

 

Escaliers froissés

Je grimpe les escaliers,
escaliers froissés

À chaque marche,
les menaces disparaissent.

Deux personnes se battent
elles jettent les escaliers ;

tout le monde se bat.

Une personne coupe le bras d’une autre personne
et le jette au loin.

Le bras jeté au loin
revient
et grimpe les escaliers.

Je fais des roulés-boulés et
bascule vers moi, fréquemment.

Je grimpe les escaliers
mais les escaliers sont invisibles.

Je m’assois sur l’échafaud
mais je suis déjà décapitée.

 

 

 

La danse des dents

À chaque fois qu’il rentrait à la maison, ses dents tombaient. Il mettait ces dents tombées dans un verre dans la salle-de-bain, regardait dans le verre et souriait avec sa bouche édentée. Au matin, il les remettait une à une dans sa bouche et sortait.

Une nuit, alors qu’il était rentré épuisé chez lui, il s’est réveillé en entendant un bruit étrange provenant de la salle-de-bain. Il s’est levé pour voir et s’est aperçu que les dents étaient sorties du verre et qu’elles dansaient, cliquetant en se percutant. « Cela a l’air marrant. Prenez-moi avec vous, » a-t-il dit et une dent a répondu, « rejoins-nous. » Il a commencé à danser. Alors toutes les dents sont retournées dans le verre.

Il s’est affairé à vendre tout le fatras que contenait son sac. Il a toujours travaillé dur mais peu de personnes achetaient ses trucs, aussi son sac était-il lourd matin comme soir.

Quand il est mort, son sac, et tout ce qui était à l’intérieur, ont été éparpillés ici et là, mais les dents qui étaient dans la salle-de-bain ont été enterrées avec lui. Chaque nuit, il danserait avec elles.

 

 

 

 

La Pluie Gauchère Tombe, La Pluie Droitière ne Tombe pas

Quand je marche avec toi main dans la main
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Pour nous, il y a toujours trop de mains
et je me souviens de ce moment quand mes mains se sont divisées en deux.

Ce moment où des ciseaux transparents sont descendus.

Réveillant les pas —
Il y a-t-il quelque chose dans les pas ?
Ils sont faits de quoi ?

Pour nous, il y a toujours trop de pluie
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

Quand je marche avec toi main dans la main
nos corps nous abandonnent.
Nos corps nous regardent d’en bas.

Nos boutons tombés, errant ça et là,
les nombreuses boutonnières,

En elles
la pluie gauchère tombe, la pluie droitière ne tombe pas.

 

 

 

Quelque chose que la fenêtre réfléchit

Je regarde la fenêtre. Quelque chose réfléchi dans la fenêtre.

Est-ce la pensée de quelqu’un, et je ne sais pas ce que c’est. Je suis détenue dans la
pensée de quelqu’un.

Si je suis la pensée de quelqu’un, je matérialise la pensée de quelqu’un. Je ne peux pas l’ouvrir et
m’échapper.

Pendant un moment, je
perce le rêve de quelqu’un et entre en lui.

Je l’arrête.

Le rideau s’envole. Je suis étonnée d’être aussi près. J’essaye de faire tournoyer sa pensée
mais au même instant je l’enferme. Un à un, mes gestes.

Quelque chose se reflète dans la fenêtre.
Maintenant la pensée de quelqu’un est déchirée.

 

 

 

Un entrepôt

On s’est rencontrés dans un entrepôt.
Habillés comme ceux qui y travaillent
on a utilisé tout notre souffle
parlant lentement, des mots purs.

Les produits étaient très connus.
Les ventes augmentaient continuellement.
Pour vérifier quels produits étaient dans l’entrepôt,
on allait d’un bout à l’autre,
puis on partait dans une autre direction
et on revenait. On n’arrêtait pas de retourner
à des endroits où on était déjà allés.

On n’avait pas l’intention de prendre quoi que ce soit.
On allait et venait comme des personnes responsables.
Un stylo à bille et un téléphone portable dans la poche de nos pantalons,
et parfois on se tenait dans un coin pour répondre au téléphone,
ces fois-là on avait l’impression de ne pas pouvoir bouger d’un pouce.

De différentes manières, la répartition des produits était fantastique
il y avait plein de sortes de produits et ils étaient tous mis ensemble
et quand nous ne savions pas comment trouver les produits,
notre progression, en touchant les produits au hasard, était fantastique,
tout le monde dans l’entrepôt avait l’air fantastique.

Mais avant de quitter l’entrepôt, soudain
quelqu’un se met à pleurer sans raison.
Quelqu’un se met à vomir.
Quelqu’un se met à les tapoter dans le dos.
Quelqu’un se met à rejoindre l’endroit,
et d’autres se mettent à faire pareil.

Il vous est demandé de parler à l’extérieur du bâtiment.

Il y avait un signe, « Silence »,
mais depuis un certain temps on papotait,
faisant du bruit d’un coin à l’autre.

Se souvenant du « Silence » avant de quitter le bâtiment
quelqu’un se met à fermer sa bouche.
Quelqu’un se met à faire pareil.
Petit à petit le silence règne,
il devient encore plus silencieux
jusqu’à ce qu’enfin à un moment donné nous nous taisions tous à merveille.

Présentation de l’auteur

Lee Sumyeong

Lee Sumyeong est née en 1965 à Seoul en Corée du Sud. Elle est poète, traductrice et critique. Son œuvre comporte six recueils de poésie, des essais sur la poésie et des traductions. Elle a reçu cinq prestigieux prix littéraires. Elle a été influencée par les poètes avant-gardistes Yi Sang, Kim Ku-yong et par des poètes occidentaux comme Celan. Sa poésie est à la figure de proue du modernisme coréen. Lee Sumyeong opère dans son écriture un détournement et une distorsion. Elle use d’images où se fragmentent la réalité, le corps, le langage, mettant en œuvre ce qui échappe et révélant un univers, en apparence seule, fantasmagorique ou morcelé. En peu de mots, avec un vocable faussement naïf, la poète parvient à donner aux objets, avec le talent d’un Wallace Stevens, leur parole. Le jeu des répétitions invite à une danse inattendue, parfois douloureuse mais toujours vivifiante. Le réseau des symboles entraîne le lecteur dans un univers où il n’est plus d’entre-deux. Sans acquiescer à la moindre expérimentation idéologique, la poète adhère à l’ineffable, le transforme en tourbillons d’une poésie à chaque fois nouvelle.

Lee Sumyeong




Edgar Lee Masters, Spoon River

Edgar Lee Masters, avocat à  Chicago (1858-1950), commence sa carrière littéraire à l’âge de 50 ans. Auteur prolixe, il écrira pas moins de vingt et un  recueils de poésie, six biographies et romans et douze pièces de théâtre. L’édition augmentée de Spoon River a paru en 1916. Les premiers poèmes ont été publiés en 1914 sous le pseudonyme de Webster Ford. Il est écrit dans la préface que  Webster Ford devient la figure du dernier poème, le dernier mort enterré. Le double prend place parmi les personnages, comme une forme de testament et comme un fantôme de l’écrivain avant sa mort.

Car oui, Spoon River (qui est une rivière de l’Illinois) est ici le nom donné à un village, également nommé la Colline. L’espace central du recueil est cependant le cimetière de ce même village. En effet, chaque poème est un épigramme, s’entend la voix d’un membre décédé de la communauté. Le cimetière devient le lieu où une ultime parole s’échappe, immense fresque où, telles des mosaïques, les destins se disent, se croisent, s’entrechoquent. Chaque mort inhumé révèle ce que fut sa destinée, la teneur de son existence, sa place dans le monde, véritable tableau des passions et des caractères est-il écrit dans la préface. C’est un prisme acéré et subtil de la société américaine de la fin du XIX et du début du XXe siècle (entre la fin de la guerre de sécession et le début de la prohibition). Dix neuf histoires sont distillées dans le recueil, reviennent certains visages et lieux nous dit Masters,  trois zones non titrée se chevauchent : les idiots, les ivrognes, les ratés, les gens du commun, les héros et esprits éclairés.

La traduction du recueil par le Général Instin poursuit le dessein de l’auteur et l’amplifie. Ce ne sont plus seulement des voix d’hommes et de femmes jaillies d’un microcosme américain qui se font entendre, mais le souffle même de la parole. L’auteur  s’empare du pouvoir de l’écriture. Il transmue la finitude en la ridiculisant par une pirouette, elle devient non pas un  spectacle figé mais étonnamment  magique parce qu’inspirant (à cet effet, découvrir les prolongements de la traduction d’Instin sur le webzine littéraire remue.net). Le Général Instin a traduit Spoon Riveren 1917. Soldat officier de l’armée française et blessé (il a perdu un œil, une oreille et une partie de la pommette), il a, lors de sa convalescence, traduit le recueil (traduction confiée aux actuels éditeurs par un libraire de la rue Trousseau en 2009). Ce n’est pas un simple parti pris du traducteur (les enjeux sont plus vastes que cela) mais le Général Instin a compris que l’authentique auteur de Spoon River n’était pas Masters mais bel et bien Webster Ford, ce double de l’auteur, dont l’épigramme achève le recueil : contrairement à Edgar Lee Masters le copiste, écrit Instin, la gloire littéraire ne nous concerne pas// Nous préférons reposer, auteurs véritables, c’est-à-dire, disparus, auprès de nos créatures pour être dignes d’elles.//Webster Ford a trouvé la digne façon d’écrire. Car seules importent les épitaphes jamais gravées dans la pierre, celles qui restent dans l’air, présentes et absentes.

Le Général Instin renvoyé sur le front le 25 décembre 1917, a poursuivi l’œuvre de Masters avec ses Autres chants de la rivière (présents dans cette édition). Ces poèmes sont dédiés à des personnages cités dans l’œuvre intégrale de Masters. Son admiration pour le poète est telle qu’Instin, plus que s’identifier à Masters,  saisit l’essence même de Spoon River qui est de recouvrer et mettre en œuvre l’ineffabilité du langage même. Sa traduction (comme le signalent les derniers vers du poème suivant) en est d’autant plus puissante.

Edgar Lee Masters, Spoon River, Catalogue des chants de la rivière, Othello Traduction Général Instin.

Soldat inconnu

 

Mort, j’entrepris de traduire ces épitaphes qu’il avait
vivant, consacrées aux morts de la rivière Spoon,
non pas les phrases officielles mais ce que, morts,
ils auraient dit s’ils avaient eu le loisir de parler aux vivants.
Combien de fois rivière franchie puis à rebours, dans un sens,
puis l’autre. Combien de fois barque chargée, de mots,
de corps, d’histoires, une rive éloignée,
une autre langue, un autre temps.
Je n’ai pas fait le compte.
De mes yeux fatigués, j’ai repris lettre à lettre,
mot à mot, chant à chant,
et jamais ne me quittait l’espérance insensée :
voir  Petit le poète, voir Caroline Branson, voir le Maître
en personne débouler dans ma pièce
et pour chaque mot, chaque phrase, chaque lettre,
me dire ce qu’il en était, me le dire dans la langue
à tous les morts commune,
celle qu’on ne traduit pas,
celle qui est.

 

Général Instin

 

 

La poésie contenue dans les épitaphes condense le sens et la portée de ces dernières. La simplicité apparente du vocable offre à l’ensemble une légèreté voire une certaine volatilité. Les épigrammes semblent flotter comme des voix dans le vent. Ce que le lecteur en perçoit le surprend et le trouble, car avec Lee Masters, la destinée d’un individu, même réduite parfois à dix lignes, a le pouvoir de l’exceptionnel même dans ce qu’elle a de plus médiocre voire d’immonde. Sa connaissance des autres est grande, il nous révèle leurs secrets, leurs affres les plus intimes, leurs méfaits et fulgurances. Aussi singulière que soit chaque existence, chacune d’elle est reliée à une autre, non seulement par le partage d’un territoire et d’une époque, ou par des histoires croisées, mais surtout par la force et la liberté de pouvoir enfin dire sa vérité. La poésie en est là l’unique vecteur. Elle est incarnée dans le recueil par des personnages, que ce soit Petit le poète : Triolets, villanelles, rondes et rondeaux/ pois secs dans leur cosse, tic, tic, tic/tic, tic, tic, quels petits ïambes,/pendant qu’Homère ou Whitman rugissaient dans les pins/ou Minerva la poétesse bouleversant la vie du docteur Meyers, les nombreuses références : Ce sommet est la pensée de Dante et Milton et là Shakespeare. Dans le poème final, Lee Masters dissimulé, rappelons-le, sous le nom de Wester Ford s’adresse directement à Apollon et achève son poème par ces mots : êtres vivants-Apollon de Delphes !

 Seuls les morts se disent dans le recueil et se révèlent, la poésie est cependant la langue, la seule langue possible pour cela. Aucun être humain n’échappe à sa destinée mais l’unicité et le mystère de chaque vie, par l’ultime disparition : Celui qui a vu le visage d’Apollon ne peut vivre, trouvent un ancrage au cœur même de la poésie. Lee Masters/Webster, en donnant voix aux habitants de la Colline, absents, traduit là l’extraordinaire pouvoir de ce langage qui est de donner souffle et vie à l’impossible et au silence.    




Richard Brautigan Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus

On ne présente plus Richard Brautigan, et pourtant, qui est-il ? « The last of the Beats» ? ou un poète toujours non identifié dans la sphère de la poésie ?

Brièvement, il est né en 1935 à Tacoma dans l’Etat de Washington, a vécu à Eugene dans l’Oregon, San Francisco, et a mis fin à ses jours en 1984 à Bolinas en Californie.

Sa voix n’a de cesse de nous surprendre, elle explose telle un feu d’artifice, elle fait de minuscules trous dans la chair, bouscule et bouscule encore dans un tournoiement où la générosité l’emporte sur tout. On ne sera pas étonné de lire sur la quatrième de couverture « un peu partout dans le monde, ses lecteurs le considèrent comme un ami intime ». En effet, comme l’écrit Thomas Vinau dans 76 Clochards célestes Richard Brautigan est le poète qui offre son manuscrit pour plus tard.

 Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus rassemble des inédits remis par Edna Webster à un libraire. Achetés par Burton Weiss en 1992 puis par la bibliothèque Bancroft à Berkeley, ce trésor contient des poèmes des années 50, des photographies, des lettres manuscrites et des manuscrits des dernières années qu’Edna Webster avait acquis en 1987 précise Weiss dans sa Note.

Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus de Richard BRAUTIGAN traduit par Thierry Beauchamp et Romain Rabier, Préface de Keith Abott, Note de Burton Weiss, édition bilingue

Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus, Richard BRAUTIGAN traduit par Thierry Beauchamp et Romain Rabier, Préface de Keith Abott, Note de Burton Weiss, édition bilingue

Mère de sa petite amie d’alors, Edna s’était vue offrir par Brautigan en 1954 (alors qu’il était sur le point de quitter Eugene pour San-Francisco) ces textes. On imagine aisément la facétie et la gravité du poète lui disant

quand je serai riche et célèbre, Edna, ce sera ta sécurité sociale.

Un avertissement riche des traducteurs, une Note de Weiss et une Préface de Keith Abott introduisent le livre et présentent l’auteur sans toutefois rien révéler « des secrets du passé de Richard Brautigan ».

Mon nom est Richard Brautigan.
J’ai vingt et un ans.
Je suis un poète inconnu. Ça veut pas
dire que je n’ai pas d’amis. Ça veut surtout
dire que mes amis savent que je suis
un poète parce que je le leur ai dit.

Ce poème ouvre l’ensemble (composé de deux parties). Le ton est donné, la dérision domine et ce « soupçon » de lucidité sur soi qui agit comme une percée dans le cœur, douleur jamais masquée, solitude aussi :

Quelqu’un apprend à être effrayé et seul
et triste et à connaître le secret
des ténèbres.

et
un petit garçon
regarde par
la fenêtre
et dit,
« Maman, il pleut. »
Mais
la mère du garçon
ne l’entend pas
à cause de
la pluie.

Brautigan fait, dans tout le livre, de l’irrévérence une fête et un soutien pour les mauvais jours.

Il est rendu possible de pleurer, de rire aussi, mais le poète ne s’arrête pas et ses pirouettes vertigineuses nous apprennent la dureté de l’asphalte et la douceur des nuages -en même temps-. La simplicité du vocable, les poèmes souvent très courts aux titres faussement saugrenus sont des pieds de nez à la terreur et au désir fou d’être aimé. La poésie de Brautigan s’apparente à des ruades féériques. Il s’empare de l’insolite pour bousculer préjugés et attentes convenues. Ainsi le lecteur va-t-il de surprises en surprises entraîné par «l’effet d’étrangement» (Gianni Ridari).

Le poète est un enchanteur et il aime assez les autres pour ne jamais insuffler le désespoir. Ces poèmes sont ceux d’un jeune-homme mais ils n’ont pas d’âge. Il fait de la langue un ressort avec lequel il joue, l’écriture minimaliste laisse en final échapper des vérités qui explosent au visage du lecteur, c’est cocasse, drôle, et dur comme un coup. Sa poésie a ceci de magique qu’un seul poème donne lieu à tout un monde et à toute une existence, l’air de rien, elle se fait métaphysique.

J’aime tout
ce que fait le ciel
à n’importe quel moment

Brautigan est un artificier, la cavalcade des poèmes est une invitation réitérée à transmuer le quelconque, l’horrible et le prodigieux en fête où roule la poésie. Lire ce livre c’est le garder précieusement et c’est aussi, à l’égal du poète, le donner à lire pour notre survie et notre bonheur, à tous.

 

 

 

 




Marilyne Bertoncini, Aeonde

 Petit livret, grand livre. Encore une fois, après La dernière œuvre de Phidias,  Marilyne Bertoncini fait appel à la dimension mythique pour dire la condition humaine. Aeon est  le nom latin du dieu du temps dans la mythologie romaine. Eon était pour les phéniciens le dieu du temps éternel. Elle a ajouté le mot onde. Poésie du franchissement, hantée par les miroitements, reflets où se dérobe la quiétude et se lit le combat perdu Vae Victis Vae Tibi. L’ange sombre AEONDE (cependant figure féminine : fatale semeuse) n’a de cesse d’altérer la perception de soi, les miroitements se troublent, les images convoquées disent alors l’acharnement du combat et la fatale défaite.

Marilyne Bertoncini, Aeonde

Marilyne Bertoncini, Aeonde

La précision des évocations entraîne le lecteur dans un univers où la beauté se fait figure de résistance. La poésie, elle seule, rend supportable la traversée de ces allées jonchées de mains coupées. Le jardin opère  dans le recueil comme une figure topique du poème, seul lieu où se mouvoir et respirer. Ces vers avec cette grive (métaphore de la poète) qui frotte/ de la pointe du bec/ les écailles rouillées de la grille fermée sont bel et bien art poétique. A la pureté des vers se lie la musique des poèmes (extrêmement travaillée) (Haendel est cité en liminaire), les sonorités des vers suivants expriment la folle férocité de la lutte, les martèlements sourds et implacables du temps :

se retirent et s’affrontent
béliers en combat sans issue froissant
leur chair de glace crissant
sous les chocs.

Mais Aeonde n’est pas cruelle même si les tourments qu’elle inflige sont infinis. Elle-même ne connaît ni la paix ni le pouvoir de guérison. Là est la force de la poète, de convoquer l’empathie pour la transmuer en ultime refuge (peut-être) de l’amour car il ne saurait disparaître dans la chute inéluctable :

Les ailes repliées
Aeonde au jardin pleure
et mon âme accablée est couchée à ses pieds.

Oui, Aeonde la douloureuse est la muse de Marilyne Bertoncini et aussi désespérée la condition humaine soit-elle, la force créatrice seule préserve du chaos.




Élise Turcotte, La Forme du Jour

Les différentes sections de ce recueil sont constituées avec un grand soin. Les titres pourraient sembler être les assises de la voix de la poète et les jalons de sa quête si ce n’était cette extraordinaire douceur qui lui est propre et l’entraîne par sa poésie vers un lieu où domine le consentement.

Le livre s’ouvre sur Les Jours composé de vingt-quatre poèmes (eux-mêmes scindés en trois semaines couvrant les années 2009 à 2013), suivent deux parties : Photo-paysages (Squelettes, Fleuve et Fuite) et Une Nuit où un seul poème clôt l’ensemble. Je pensais au temps comme à une clé que j’aurais perdue, nous dit l’auteure, pourtant la trame de l’œuvre liée à la douloureuse acceptation de soi, font de la forme du jour un paysage existentiel où la vie de la poète peut s’incarner et le poème quitter son ombre déliquescente.

Élise TURCOTTE, la forme du jour, Editions Le Noroit, 2016, 20,20 € ;

Élise TURCOTTE, la forme du jour, Editions Le Noroit, 2016, 20,20 €

Dans Sombre ménagerie dominait l’étrangeté des images diluée dans une évanescence fantasmagorique où la puissance de la poésie était poussée à son extrême pureté. On retrouve la même douceur du ton jamais cependant exempte de gravité. L’écriture d’Elise Turcotte ressemble à nulle autre. La réalité, que ce soit dans l’environnement immédiat, l’actualité dramatique ou l’Histoire, crie des faits monstrueux. J’ai vu une patte de chevreuil dans la rue est-il écrit au début du recueil, le ton est calme, l’image ne surprend pas, le doute n’est pas permis, le lecteur sait qu’avec cette patte coupée, ce sont les forêts qui ont disparu et le moi de l’auteure. Elle ne se plaint pas. Elle n’attend rien des autres, elle désire s’habiter, recouvrer une forme je me souvenais maintenant de ma mort, les ombres qui l’effacent à elle-même vont peu à peu se diluer, et à défaut d’être mises en retrait ou de disparaître, vont être connues, écrites :

J’ai déplié le secret de ma maladie

j’ai posé des rideaux à mon corps.

Certes, la solitude est terrifiante je pleurais sans amis mais peu à peu, se distingue une échappée possible vers les autres :

Les êtres remuaient
dans l’ombre de la forme du jour.

Ils sont pressentis et peu à peu vus, jusqu’à cette caresse vitale : tu as pris mes os froids entre tes mains. Sans vouloir concéder au mensonge, mais peut-être pour s’octroyer à elle-même une paix où respirer, elle admet :

je ne collectionnerai plus
les petits squelettes
 je le jure

avant de dire non
je dirai oui
comme vous le souhaitez

Tout est parfait (…)
même(…) les  fleurs empoisonnées
qui grimpent sur mon dos.

Guérison impossible mais la beauté s’est infiltrée, elle est vue, enfin. Je voyais sans yeux écrivait la poète, désormais le monde sensible transparaît, le mouvement perpétuel (et inaccessible) offre sa présence jusque dans l’univers proche de l’auteure :

Le fleuve miroite
à la fenêtre
du douzième étage.

Élise Turcotte nous fait  le don d’elle-même et de la poésie. Elle a su sans trembler, biaiser, ou se voiler la face écrire : la vision noire faisait toujours de moi/ l’ennemie de la poésie et  J’ai attendu des jours entiers avant que le poème naisse. Avec ce recueil, nous est offert la forme du jour, image sublime où la poésie ne fait pas reculer la mort mais l’efface ad vitam.




Hettie Jones : poèmes choisis par l’auteure

 
 
Hettie Jones, née Cohen, vit le jour à Brooklyn en 1934 et suivit les cours au collège Mary Washington avant d'obtenir un BA de théâtre à l'université de Virginie et poursuivre des études à l'université Columbia.
Son premier recueil de poésie, Drive (Hanging Loose Press, 1997), fut sélectionné par Naomi Shibab Nye pour revoir le prix Norma Farber du Premier Livre attribué par la Poetry Society of America. Elle est aussi l'auteure de How I became Hettie Jone (1990) qui témoigne de la scène littéraire à l'époque de la Beat Generation, ainsi que de son mariage avec LeRoi Jones/Amiri Baraka (1958-1966), et de Big Star Fallin' Mama ; five women in Black Music (1974) ainsi que de livres pour enfants.
 
Avec Leroi Jones elle fonda Yugen (1957-1963), qui publia William Burroughs, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Philip Whalen, et bien d'autres. Elle a aussi lancé Totem Press, qui a publié des poètes comme Ginsberg, Gregory Corso, Frank O'Hara, Edward Dorn et Gary Snyder.
 
Elle s'implique toujours dans le comité du Pen américain pour l'écriture dans les prisons, et mène un atelier d'écriture au centre de correction pour femmes de l'état de New-York, à Bedford Hills.
 
Hettie Jones vit à NYC et enseigne à The New School.

 

*

 

 




Leandro CALLE, Une Lumière venue du fleuve

 

 

Poète argentin, Leandro Calle est né en 1969. Il a publié à ce jour huit recueils de poésie. Une lumière venue du fleuve, Les Eléments, Alors, et Passer composent ce recueil. Une édition numérique a initialement paru en 2015 chez Recours au poème éditeurs.

Dans sa préface, Yves Roullière met en évidence le lien intrinsèque entre l’écriture juarrozienne et celle de Calle. Le poème devient son propre art poétique dans un battement où percent présence et réalité. La séparation entre le céleste et le terrestre n’a jamais eu de contours bien définis affirme Calle. Ces suites poétiques sont le récit de cette quête tragique, prométhéenne, de l’homme qui se croit condamné à ne compter que sur ses propres forces écrit Yves Roullière dans sa présentation, Une Lumière venue du fleuve lie le céleste au terrestre, le charnel à la déité. Calle chevauche la force des mythes, sacralise jusqu’à sa fragilité d’homme, ne survit de lui que la poésie incarnée, illuminée : Je suis au milieu du feu/ et je ne brûle pas. On serait tenté de rêver (peut-être à juste titre) qu’il ait résolu cette énigme soufie : Lorsque vous soufflez sur une flamme, dites-moi où elle est allée et je vous dirai d’où elle est venue. Lire Calle, c’est se dénuder, se libérer de ses oripeaux et illusions, le poème ne vaut que lui, il vibre, non comme un objet séparé du monde mais tel un fragment pur du passage fugace de l’homme sur terre. La brûlure est un enfant abandonné écrit le poète dans Annonciation du feu. Chute, errance, perte, le poète pourrait s’engluer dans un lamento sans fin : quittant toujours le lieu d’où je ne suis pas parti// Soudain ta main me retourna/et tel Adam je suis allé me cacher parmi les plantes, son souffle fort de minotaure pourrait buter sans fin sur la pierre privée de failles, mais les images percent et gravent des indispensables ciselures dans la transparence même du monde qui, sans elles, ne serait qu’opacité dérivante.

Calle résiste au tragique cousu d’un fil de feu/gît dans la pierre/ un immobile Prométhée. Dans ces suites poétiques, le fil est  cependant moins le signe d’une lutte que celui d’une nécessaire acceptation de la condition humaine. La poésie de Calle, aussi douloureuse soit-elle parfois, fait se mouvoir et irradier ce fil-passage tel un dieu liant la terre et le ciel. Le père peut partir (Passer) la femme aimée se faire écureuil (Alors) Comme l’écureuil dans le bois/apparaît et disparaît/ainsi ta chaleur// Une ligne de soleil sur tellement d’ombre/. Poésie où convergent les éléments, le poète est le réceptacle de ces alliances, il fait corps et langue avec le monde. Les mythes n’auront pas été prétextes à dire ni vains reflets des tentatives humaines perdues. Captés par la beauté et la force des poèmes, ils se dissolvent dans l’écriture, l’éclairent, l’entraînent, ils se muent en fil dont l’éclat salutaire nous est transmis par cette essentielle écriture. L’antre isolé du labyrinthe est pulvérisé. Poésie des profondeurs-célestes, une lumière venue du fleuve nous guide.

 

 

Les eaux du névé descendent
                        et viennent jusqu’à moi
                                  dans le silence

                        Elles viennent la nuit
                        pour brûler la soif
                       pour courir toujours
                                plus profond

 

*