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JORGE VARGAS, LE REGARD QUI PORTE

Le poète, photographe et apprenti-cinéaste mexicain Jorge Vargas, né en 1990, appartient à une génération confrontée depuis le plus jeune âge aux violences endémiques qui ravagent son pays.

Sous la présidence de Felipe Calderón (2006-2012), puis sous celle de Enrique Peña Nieto (2012-2018), sous le couvert d’une lutte de l’État contre les narcotrafiquants, une véritable guerre civile, de fait une immense entreprise criminelle de répression, s’est déroulée aux quatre coins du pays, soldée par des centaines de milliers de morts, assassinés de manière innommable : des personnes enlevées, violées, rançonnées et torturées, dont les corps ont été plongés dans l’acide, découpés, emballés dans des sacs en plastique et jetés dans le courant des rivières ou entassés dans d’immenses fosses communes. Quelques épisodes particulièrement horribles sont bien connus, par exemple celui des étudiants d’Ayotzinapa (26 septembre 2014) : ces étudiants, issus de la ville d’Iguala, se rendaient en bus à une manifestation commémorant justement un massacre, mais ils ont été arrêtés par la police d’Ayotzinapa, mis en garde à vue, puis livrés au cartel des Guerreros Unidos ; le bilan final sera le suivant : 27 blessés, 6 morts et 43 disparus. Face à cette situation, la présidence actuelle, celle d’Andrés Manuel López Obrador, a adopté une politique visant à réduire la misère (notamment par l’investissement démultiplié de l’état dans les services publics) et la corruption (par exemple par la revalorisation des salaires des fonctionnaires), misère et corruption qui sont des terreaux propices à la violence, mais les résultats d’une telle politique ne pourront être vraiment visibles que sur le long terme, d’autant que la crise sanitaire est venue aggraver la situation du pays. Il faut imaginer l’horreur prolongée dans laquelle la population mexicaine a été plongée depuis tant d’années, jour après jour : voir des voisins, des amis, des parents disparaître selon des modes opératoires ignominieux.

Le fondateur des Lettres françaises, Jacques Decour, au moment de l’irrésistible ascension du nazisme écrit : « Je ne crois pas que la tour d’ivoire soit honnête ni même possible en 1931. » Et encore : « Je suis de ceux qui croient que les opinions engagent. » La lignée des artistes résistants au sens le plus précis et urgent du terme, lignée à laquelle Decour appartenait au plus haut point, Jorge Vargas en est indéniablement, avec quelques autres de ses compatriotes. Son regard infaillible prend en charge le malheur et les souffrances de son peuple pour les donner à connaître cristallisés dans le poème, la photographie, la séquence cinématographique, afin que la mémoire des disparus reste vive et que la solidarité nécessaire entre vivants soit maintenue avec force. On pense à ce qu’a écrit René Char au seuil de ses Feuillets d’Hypnos sur « la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l’inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela. »

Le prix à payer est parfois le plus fort : Decour a été fusillé par les nazis au Mont-Valérien quelques semaines après avoir fêté ses 32 ans. Souvent, le prix c’est qu’il s’agit de prendre vraiment les armes et de faire silence comme artiste tout en entretenant le feu sacré, comme les notes de Feuillets d’Hypnos en sont le témoignage. Les créateurs hantés par le destin cruel et injuste de leurs frères humains comme peut l’être Jorge Vargas, refusent la tour d’ivoire et sont de plein pied dans les tempêtes de l’histoire contemporaine, avec tous les risques que cela comporte, au point que l’on peut craindre pour eux. Mais leur vie est également en jeu d’une autre façon, parce qu’on n’endosse pas sans en souffrir soi-même les destinées fracassées de tant de semblables. Certes, l’art tend à opérer jusqu’au bout sa fonction cathartique, au nom des victimes et pour le bien de leurs chantres, mais l’empathie est si accueillante aux tragédies qu’elle peut parfois, bouleversée, peser sur l’existence même de l’artiste qui donne à entendre rien moins que le chant puissant des temps obscurs qu’il lui échoit de vivre.

C’est ainsi que Jorge Vargas nous montre, dans des photos de la vie quotidienne, l’existence menacée de ses compatriotes, qu’il filme des documentaires fictionnels révélant l’inouïe violence qui frappe son pays, ou élabore des scénarios de longs-métrages dans lesquels l’histoire tragique dont il est le témoin attentif est entrelacée aux grands récits mythiques des Grecs (Antigone, Électre ou Oreste sont contemporains des héros de tous les jours), ou encore que dans ses poèmes il évoque, invoque et convoque, catabase constante, les martyrs de son temps. Dans ces trois domaines (photographie, cinéma, poésie), on observe une manière aiguë de saisir les choses vues mêlée à de récurrentes transfigurations soudaines, opérées par variations scalaires, qui nous conduisent jusqu’aux parages de ce qu’on peut appeler du sublime, car nous sommes littéralement projetés tout prêt des limites du supportable, juste en-dessous de la tension qui nous ferait basculer dans la folie.

Dans les photos, ce sont souvent des détails qui enclenchent ce processus, ou alors un jeu de perspectives, ou bien une composition décentrée. Sur les écrans, la déconnexion entre la voix off et les plans séquences, la dé-focalisation soudaine ou encore la rigueur du montage remplissent cette fonction. Dans les poèmes, c’est, récurrente, la vieille figure de l’épiphonème (un changement de focale porté par une voix apparemment nouvelle dans le cours des vers, comme surajoutée à l’énonciation) qui ouvre de telles percées vers des hauteurs d’émotions partageables lors de cette étrange communion qui s’instaure entre le poème et ceux qui le lisent ou l’écoutent. On en prendra ici un seul exemple, celui de ces chiens s’approchant d’un cadavre, mais s’éloignant aussitôt en raison de la pestilence, car il est alors dit de ces animaux résolument exemplaires : « Eux qui sont capables de sublimer l’amer/ En avenante vapeur de beauté. » Traduire Jorge Vargas est donc à la fois un honneur et une épreuve singulière, qui vient sans aucun doute enrichir l’expérience du traducteur en lui proposant un cas de figure nouveau : comment faire porter par le français tout ce que l’original espagnol a su prendre sur lui ?

Jorge Vargas, le regard qui porte, cela doit par conséquent s’entendre ainsi : le regard qui porte sur lui la souffrance du monde, le regard qui porte loin cette souffrance, vers la résilience.

Présentation de l’auteur

Jorge Vargas

Jorge Vargas est né en 1990 à Armería, État de Colima (Mexique). Pueblo quieto (Paisible village), publié au Éditions Wallâda en 2019 (avec le recueil La Sangre y las Cenizas (Sang et cendres) de son compatriote César Anguiano), dans l’ouvrage intitulé Cancionero des temps obscurs, est sa première œuvre poétique. Son second recueil, Sueño la noche (Je rêve à la nuit), est en instance de publication.
Formé en journalisme, Jorge Vargas est aussi l’auteur d’un court-métrage, Estocolmo (Stockholm), docu-fiction sur la situation de violence au Mexique. Un court-métrage documentaire est en préparation, qui recueille les témoignages des familles endeuillées par les disparitions. Deux scénarios de longs-métrages sont en attente d’une production.
Comme photographe, il a exposé au Mexique dans des expositions collectives, et en France pour une exposition dédiée itinérante en 2019, successivement au Château de Solliès-Pont (à l’invitation de Georges de Rivas), aux librairies de L’autre livre et de La lucarne à Paris, et à la Bibliothèque universitaire Henri Bosco du Campus de la Faculté des Lettres à Nice.
Il a été invité à lire ses poèmes au Mexique et en France, notamment au festival de Poésie sauvage de La Salvetat-sur-Agout, au festival Voix vives de Sète (invité par son éditrice française, Françoise Mingot-Tauran), aux journées Poët-Poët à La Gaude (invité par Sabine Venaruzzo et le Poët Bureau), aux Rencontres de paroles d’Aiglun (06). Il a été invité en février 2020, avec son traducteur Patrick Quillier, à participer aux rencontres Erasmus Mundus de philosophie réalisées à l’Université de Coimbra, afin d’exposer sa conception et sa pratique d’une création étroitement reliée à l’histoire contemporaine. Un poème de lui sera exposé sur les murs de Tourrettes-sur-Loup au printemps 2021.

Bibliographie (supprimer si inutile)

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Patrick Quillier, SUR LE CANTUS OBSCURIOR

Être attentif à la vibration (et, en l’occurrence, à ces vibrations qui se font dans les œuvres et entre les œuvres), c’est effectuer une opération acousmatique. Le lecteur doit être un auditeur capable de désensevelir le cantus obscurior (le chant plus obscur) du « texte », c’est-à-dire sa dimension acousmatique.

Sur le terme d’acousmate, on renverra ici au poème Obsession de Baudelaire. En effet, à la fin de ce sonnet, les ténèbres n’entraînent une vision que si l’on suppose un espace acousmatique, c’est-à-dire une sorte de for intérieur résonnant : Mais les ténèbres sont elles-même des toiles / Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers, / Des êtres disparus aux regards familiers. Et justement c’est ce qu’au préalable mettent en place les quatrains, en créant comme un dispositif d’échos : les « bois » hurlent « comme l’orgue » ; dans les « cœurs maudits » « vibrent de vieux râles » qui entraînent en réponse les « échos » de « De profundis » qui retentissent au cœur des forêts ; dans les « tumultes » de l’océan s’entend, acousmate inquiétant, le « rire amer / De l’homme vaincu ». On peut dire en fait qu’ici l’obsession ne peut in fine déployer, innombrables, ses images violentes que dans la mesure où l’espace acousmatique a tout d’abord retenti d’un incessant martèlement.

Auguste Rodin, Orphée et Eurydice, marbre, détail, Metropolitan Museum of Art, New York.

De la sorte, en raison même de l’évanescence et quasi-immatérialité de l’acousmate, mais aussi de l’effervescence qui l’accompagne (comme dans ce sonnet de Baudelaire), être attentif à la vibration, c’est être pénétré par de la spectralité. Précisons, car il n’y a là ni flou ni vague ni fumeux. On donnera au terme de spectralité un double sens. En premier lieu, évocation des morts (à l’instar de la voix des défunts dans les rituels de nékuia homérique, invocation des morts) ; cette spectralité nous renverrait peut-être à l’activité de lecture elle-même, du moins si l’on en croit Georges Poulet : « Comprendre une œuvre littéraire, c’est, dans un certain sens, laisser l’être qui l’écrivit se révéler à nous en nous. C’est, comme Ulysse versant du sang dans la fosse, permettre à des états d’âme fantômes de reprendre vie et forme en nos âmes à nous. » En deuxième lieu, perturbation et obscurité portées dans les concepts opératoires clairs et nets ainsi que dans les catégories et les formes. Ce deuxième sens nous renvoie au malaise que peut susciter cette démarche d’écoute, dans la mesure où les repères habituels sont transformés voire perdus. Jean-Luc Nancy le note : « Le sonore emporte la forme. Il ne la dissout pas, il l’élargit plutôt, il lui donne une ampleur, une épaisseur et une vibration ou une modulation dont le dessin ne fait jamais que s’approcher. » Les deux sens sont d’ailleurs complémentaires, comme Jacques Rebotier le fait observer : « Orphée est le vrai héros de la musique », puisqu’il sait, entre autres choses, « réveiller les âmes des morts, tirer enfin les Eurydices de la nuit de l’Hadès », ce qui en fait le « héros des ténébreux, des sombres, des obscurs. »

Maria Callas, J'ai perdu mon Eurydice, Le Meilleur de Maria Callas, une vidéo proposée par Martín Guadiana.

Faute d’aimer vraiment les morts, faute d’aimer vraiment la vie, nos contemporains formatés par l’idéologie dominante du consumérisme moutonnier, ne cessent de tuer en eux Orphée. Contre les pouvoirs qui les asservissent, s’en repaissent et les font se dévorer les uns les autres, le cantus obscurior !