1

Fabrice Farre, Des équilibres

Appelle, appelle à nouveau pour voir où nous sommes,
somme de deux seuls ou bien écho, miettes infinies voilà,
épice au vent, foule muscade si bonne qu'elle relève le goût
tandis que dans nos bouches roule le bois rond avant d'avoir 
été moulu : la parole, enfin. À nous deux resserrés jeunes
comme on chuchote son heur, on trouve sous l'écorce des
mots et cris le rouge vif d'au moins deux grains de grenade.

∗∗

Ea, ea (1), traineaux, neige et chiens noirs. Qui arrive,
haletant, au territoire dont l'horizon arrête l'iconnu ? Cours
chercher qui manque, avant que la vapeur du souffle
disparaisse. On trépigne pour l'égaré, l'impatience le
ranime, il revient, le voici. Le blanc respire bientôt, il aura à
cœur de raconter un temps les traces bleues sous les
glapissements suspendus. Ea, ea, chiens, neige, labours.

∗∗

Bien trop timide, le cours des choses, sous la mousse verte
des bords de la géographie intime, ruisseau. Avec la rivière,
une peine rassérénée lave le granite et l'apprivoise. Écueil
de noble matière et toi, marin d'eau douce. Le cours
toujours entraîne, dessine un bras de mer lointaine qui
viendrait serrer. Joie fluviale, aux mailles ramendées de la
seine demi-poisson d'argent ; huppée l'aigrette s'échappe.

∗∗

Parti de chez Chapelard & Fils, l'étiquette de nylon, moins
qu'une illusion, l'indique, Impasse 100, traversant l'avenue
avec ton cœur proche, entourant ton cou lui-même animé
par ce rythme identique, je fais les cent pas et quelques 
en ta compagnie, perce la maille chagrine, fibre à rompre :
je suis l'écharpe fabriquée par des mains séculaires ainsi
qu'il est dit, maille à l'envers, à cet endroit maille à partir.

∗∗

Ma noire nourrice a le corps couvert de plis de sagesse,
elle voue à ses Saints le chant du lait d'où naissent
promesses et retour. Une fois franchi le seuil de son
sourire, la chambre unique d'une seule fenêtre fixe le bol
de terre où trempent les lèvres du vieil enfant. Et le cuivre
solaire, roulant sur les vieilles terrasses de béton désarmé,
regrette un or convoité dans la mine profonde à ciel ouvert.

Présentation de l’auteur

Fabrice Farre

Fabrice Farre est né en 1966, à Saint-Étienne. Il exerce divers métiers, tout en poursuivant de longues études de lettres et langues étrangères, puis intègre la fonction publique l'État.

Autres lectures

Fabrice Farre, Partout ailleurs

« Je n’ai pas écrit la moindre ligne du voyage. On revient éteint de cette station, alors que la ville crépite de ses yeux multicolores. L’éclairage est avare. On ferait volte-face, manquant de la [...]

Fabrice Farre, Avant d’apparaître

On ne quitte pas sa chaise, on se perd /dans cet élan de la chute d’où l’on ressort vivant.1 C’est le sentiment qui s’empare de nous quand nous lisons Avant d’apparaître, le nouveau [...]




Fabrice Farre, Avant d’apparaître

On ne quitte pas sa chaise, on se perd /dans cet élan de la chute d’où l’on ressort vivant.1

C’est le sentiment qui s’empare de nous quand nous lisons Avant d’apparaître, le nouveau recueil de Fabrice Farre dans lequel affleure un lyrisme sobre et mesuré. Au cours des cinquante poèmes numérotés (dont les titres empruntent le premier vers de chacun d’eux), l’auteur nous accompagne, pas à pas, dans un monde à la fois réel et rêvé.

 

Son chant, pudique et discret, nous conduit jusqu’à ses racines ancestrales. Nous avons là une poésie qui ne se livre pas au premier regard. Ce que nous percevons est avant tout une atmosphère, des lieux indéterminés où « l’amour court comme l’oubli de la route », où aux fenêtres des rares habitations flottent « des rideaux cousus de visages » et l’on progresse dans l’Hortus gardinus, (le livre s’ouvre sur la dénomination latine) « jardin clos » caché au fond de la mémoire, une mémoire qui " fuit derrière un nuage d’encre".

Je voudrais moi aussi la raconter, cette histoire 
de l’oubli où plonge le corps dont le baiser
avec la nuit dissout le bruit.

 

 

 

 

Fabrice Farre, Avant d'apparaître, Éditions Unicité, Collection Le Vrai Lieu, 2020, 62 pages, 13€.

Une mémoire qui prend vie grâce aux mots. Car la vie est partout dans ce recueil où, paradoxalement, la silhouette de la mort se dessine en creux quand le souffle des mots se confond avec l’orgue sarde du vent.

Lorsque allongé dans l’herbe, le poète nous dit qu’il « touche aux racines », comment ne pas se douter qu’il ne s’agit pas uniquement des racines végétales mais aussi et surtout de ses origines ? C’est alors dans un jardin mental que nous pénétrons, un lieu empli de sons et de lumière, de saveurs et de couleurs, de sensualité, comme ce tu qui garde toujours « la sonorité / d’une eau qui passe et bruit / une fraicheur mouillée de bouche / à bouche… » mais où s’insinuent aussi le noir, le blanc, images en noir et blanc sur lesquelles tombent le silence, et la solitude : « L’air traverse chaque espace/ prêtant son masque à la solitude du berger. »

Les yeux et le regard habitent chaque page, qu’il s’agisse de parler de ce que l’on ne voit plus, de ce que l’on peut voir, de ce que l’on veut retenir, et que Fabrice Farre résume dans un aphorisme : « vivre est un jeu d’optique. »

Notre regard de lecteur, quant à lui, est immédiatement focalisé sur les détails, le poète ne donnant qu’une vision partielle des êtres et des choses, comme pour nous diriger au cœur même de ses propres perceptions, aller à l’essentiel, ainsi lors de cette visite au cours de laquelle « La main expliqua, s’agitant dans l’air, / tandis que les bords du chapeau devenaient plus nets », ou dans cette vue sur les champs où nous ne voyons que des « têtes au travail recourbées dans leur visage ». On en oublie le signifiant pour une nouvelle perception du signifié : les moutons apparaissent comme des « silhouettes à laine ». Un regard qui se déplace, s’éloigne du poète pour se fixer sur les éléments de son environnement : « La maison longtemps s’est étonnée », « Le seuil n’attendait personne », « le caillou se déplace seul » etc.

Nous ne savons rien des êtres qui traversent le recueil si ce n’est « des corps bleus au travail », des outils portés sur le dos et « noircis par la difficulté », un « tablier de cuir » qui s’obstine devant la forge « dans la lucidité du feu », des impressions plus fortes que toute description. Nous ne retenons que le travail acharné « une vie menée cent fois en une seule », le contraste entre le monde rural et l’enfer mécanique « au rythme des trois-huit » – labeur harassant et bruyant qui brouille les perceptions et que l’auteur condense dans « le son noir de la sueur ».

Des êtres qui survivent au cœur des poèmes, dans le plus grand secret, car seuls importent les sentiments qui s’emparent de nous, nous transpercent comme cette « flèche brisée d’une pensée muette » qui conclut un texte d’une intense gravité émotionnelle.

Au niveau de la forme, si Fabrice Farre a recours à la ponctuation, il se refuse à terminer ses questions par des points d’interrogation. Ainsi, à propos de la porte vitrée du tribunal, « une porte plus porte encore, porte pour séparer et contraindre. Le bâtisseur le savait-il. »

Veut-il signifier au lecteur qu’il connaît la réponse ? Veut-il nous dire qu’il n’y a justement pas de réponse ?  Ou que la réponse ne concerne que lui-même ? Peut-être que la réponse importe peu, que ce qui compte, c’est le questionnement

 

Qui être après la pluie qui vous surprend,
les cultures inondées près du cheval
qui n’a pas résisté à la fuite.
Avant d’arriver, avant d’ouvrir
le jour, faut-il avoir songé au préalable,
l’improvisation conviendrait-elle davantage.
Qu’y a -t-il de nouveau pour que le quotidien
reçoive l’eau haute, se noie piétiné par
les sabots de l’animal à tes pieds
violents, sur la pierre du perron saisie par la pluie.

 

 Quelle qu’en soit la raison, il réussit à nous faire éprouver ses hésitations, ses réflexions, et nous sortons de cette lecture éblouis par l’art de ce poète qui réussit, une fois de plus, à instaurer un parfait équilibre entre inspiration et travail du texte. Chaque mot est à sa juste place, rien n’est superflu, tout est harmonie autant dans l’écriture que dans ce jardin au goût de paradis perdu.

Note 

  1. Avant d’apparaître Page 12

Présentation de l’auteur

Fabrice Farre

Fabrice Farre est né en 1966, à Saint-Étienne. Il exerce divers métiers, tout en poursuivant de longues études de lettres et langues étrangères, puis intègre la fonction publique l'État.

Autres lectures

Fabrice Farre, Partout ailleurs

« Je n’ai pas écrit la moindre ligne du voyage. On revient éteint de cette station, alors que la ville crépite de ses yeux multicolores. L’éclairage est avare. On ferait volte-face, manquant de la [...]

Fabrice Farre, Avant d’apparaître

On ne quitte pas sa chaise, on se perd /dans cet élan de la chute d’où l’on ressort vivant.1 C’est le sentiment qui s’empare de nous quand nous lisons Avant d’apparaître, le nouveau [...]




Fabrice Farre, Partout ailleurs

« Je n’ai pas écrit la moindre ligne du voyage. On revient éteint de cette station, alors que la ville crépite de ses yeux multicolores. L’éclairage est avare. On ferait volte-face, manquant de la preuve de soi. Quel est donc ce tableau qui ressurgit pourtant à la fenêtre, avec son vantail et son carreau animé par une image révélée au cœur de la chambre noire. »

Ces quelques lignes de Fabrice Farre contiennent l’essentiel de son recueil Partout ailleurs. Que le lecteur arpente l’île de Poveglia au large de Venise ou les berges du Darro près de Grenade, qu’il se perde à Lisbonne, à Magé au Brésil ou à Pripiat en Ukraine, il devine que le récit n’est ici pas tenable dans une forme linéaire. Partout ailleurs est nulle part. Nulle part dans les paysages et nulle part dans les visages.

Le voyage existe pourtant. On y trouve des notations ordinaires qui font penser à la poésie de Nicolas Bouvier. Elles disent le travail de la terre et du fer afin qu’adviennent les villes dans le fracas des lignes électriques. Le chantier de Fabrice Farre en 2018 bat la même enclume que celui de l’auteur  de Le dehors et le dedans à Hokaïdo en 1965. Elles disent les gens de peu, toujours fragiles toujours émouvants, et le lecteur s’y lit comme dans un miroir qui ne triche pas pour énoncer le métier de vivre. Il faut bien arrimer les bagages sur la galerie de la voiture avant le départ, en un geste qui s’oublie. Il faut bien qu’un tel demande une cigarette en échange d’un renseignement s’il est impécunieux, en une parole qui s’assourdit.

Fabrice Farre, Partout ailleurs, éditions
p.i.sage intérieur, 58 pages, 10 euros

 

Mais c’est peut-être dans la langue que le voyage affirme davantage sa présence. « Nos langues chuintent puis chuchotent, luttant sans cesse contre la fatigue… Que dis-tu, je ne comprends rien ou alors, je saisis tout de notre étrangeté. », écrit Fabrice Farre. Nous ne saurons jamais, « dans les lignes confuses des paroles », qui s’adresse à qui, qui est adressé à qui. La langue est une multitude de sons épanchés dans les corps qui souffrent. Le rythme du cœur est trompeur, la vue se trouble, l’accord n’est possible que par les bribes que le bruissement recouvre. Cet empêchement à dire n’est cependant pas désespéré. Un sourire traverse le réel. L’amour apprête son chant au chèvrefeuille. Un peu de joie s’éparpille dans les voix. Il y a toujours quelqu’un pour accueillir un message. Quelqu’un ou quelque chose. Une ombre ou un lac, un merle qui jaillit ou « une pie discrète ». Aussi, Fabrice Farre en appelle-t-il en exergue au poète-philosophe Roberto Juarroz, auteur des Poésie verticale « Les messages perdus inventent toujours qui doit les trouver. ».

 

Ce nouveau recueil de Fabrice Farre confirme un chemin d’écriture très exigeant. Le lecteur ne trouvera dans ces proses poétiques aucune métaphore en carton bouilli qui émousserait le tranchant du réel. Il peut ainsi mieux se dépouiller et se perdre, dans les échos de [l’océan proche et de la terre rase à perte de vue]. Un message viendra jusqu’à lui. Mais qui le premier reconnaîtra l’autre ?

Extraits :

« On travaille dans le pays, ôtant rails et traverses. On charge le ballast au soir, dans les sacs en toile, avant d’aller dormir. Les chemins défaits rêvent alors de trains. Pendant le sommeil, les rues partent en direction du foyer, délaissant les bleus de travail inflammables à la frontière, pour la couleur de la rose, le bonheur de l’oubli. »

« Les promesses de retour se multiplient, jusque tard dans la nuit. Venues du port par le bateau français, elles gravissent les coteaux couverts d’étoupe. Elles glissent dans le bassin rocheux, entrent dans la chambre du mourant. Promettre de revenir un jour est une trahison, une pierre qui retombe. »