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Gabrielle Althen, La fête invisible

Arpenter un ouvrage de Gabrielle Althen révèle parfois bien des surprises. Poétesse reconnue au sein de la petite galaxie poétique chloroformée, elle a été notamment professeur des universités (Paris X Nanterre) sous le nom romancé de Colette Astier. Membre de l’Académie Mallarmé et du jury du Prix féminin Louise Labé, avec à son actif une vingtaine d’ouvrages dont certains propices à la promenade intérieure.

« Je n’ai jamais reçu de prix littéraire hormis un je crois » affirme- t-elle, mais ce n’est  pas une fatalité en soi lorsque l’œuvre est solide. La quête des glorieux lauriers est souvent l’expression d’un manque ou d’un mal-être profond, la reconnaissance passe bien souvent par des chemins plus subtils et plus durables fort heureusement d’ailleurs…Dans son nouveau recueil intitulé majestueusement « La fête invisible », un titre éloquent sinon flamboyant, la poétesse dont on connait l’exigence et la rigueur verbales nous entraine dans un monde à la fois visible et invisible dans lequel la mémoire instaure un compromis volontaire, entre un réalisme engagé, et une rêverie palpable, oserais-je dire féérique où la Beauté à venir semble déjà présente et s’imposer pleinement. Une Beauté spontanée qui se livre intégralement et intrépidement, sans masque. Une Beauté délicate, élégante,  qui définit l’instant présent –fugace (sans jamais renier la charge du passé préexistant).

Gabrielle Althen, La Fête invisible, Gallimard, 128 pages, 14, 50 euros.

Une centaine de courts poèmes, alliant verticalité et horizontalité dans un jeu transversal et qui délimitée un parcours ou plutôt une cartographie insondable (toute cartographie est un lieu transitoire, inachevé) dans laquelle l’inexprimable côtoie habilement le révélé, à tel point que l’on se demande, s’il n’y a pas derrière ces mots « ouverts » à une plénitude engageante, comme un artifice singulier qui se déploie et se déplace ici et là dans une langue  abrupte et  lisse  à la fois et qui convoite une instance plus souterraine:

Depuis les friches du moment
Car
(L’œil cherchant l’œil où s’inscrire)
J’erre où tu me manques
Bien que je ne sache au juste qui manque (P.13)

Une lumière aussi dont il faut cependant se prémunir de l’incertain éclat qui parfois là encore peut se révéler retors, voire dévastateur, car la poétesse qui tantôt se veut sereine, ou tantôt tourmentée, sait pertinemment que les rayons invisibles du soleil sont parfois meurtriers. A trop vouloir sonder certains objets impalpables pour en percer je ne sais quel étourdissant mystère, on finit par devenir aveugle. Or Gabrielle Althen a toujours été une femme un peu secrète, mais également obstinée. Il n’est donc pas étonnant que :

Le silence a encore les dents jaunes (…) Qui donc avait.. (P.12)

Qui donc avait éteint le jour en se trompant de manque ? (P.13)

Et qui résonne dans le cas présent comme une sorte d’alerte. L’imprévisible est au cœur d’une parole toujours en devenir,

Et le vent fait sonner la couleur de ce vide (13)

Fulgurant cependant et cheminant lentement à travers les masques de la nuit qui corrompent l’âme et la chair en toute impunité. Et on l’aura compris, cette Beauté (est-elle fatale au juste ?) qui semble en apparence explicite et transparente, peut également contenir des aspects plus sombres que la poétesse se garde bien de révéler et d’infléchir au risque de tromper son Esprit.  Or ce manque qui s’est naturellement établi dans la conscience (ou l’absence de conscience) se distingue lui –même comme un simple exercice- d’ordre linguistique ? – et mental ; une hyperbole catalysée en quelque sorte,  mais d’une plus grande plénitude lorsqu’on va le chercher, Amour ! Ö Amour ! Est-ce bien de toi dont il s’agit lorsque,

Des enfants jouent sous le ciel fastueux (P.27)

Il n’est plus alors certain (mais ?) que le langage comble un vide plus grand encore – comme si la fluidité des mots n’était que le pâle reflet d’un abîme refoulé. Aussi la poétesse se garde bien une fois de plus et ce vraisemblablement pour se protéger (mais de qui ?) de dire et d’écrire, le CORPS qui l’occupe et qui d’une certaine manière la traverse, mais cette fois-ci sans laisser de béantes cicatrices. Gabrielle Althen a force d’efforts et de patience conjugués, a appris au cours du temps à maîtriser le mauvais sort. Comme « l’éclat rétractile » elle ne se confond (se meut) ni dans le bleu du ciel, ni avec le sommet de la montagne, et encore moins dans leur excavation.  Tout se joue ailleurs, dans un ailleurs fécond qui fait que « le ciel reste ciel »,  et que la montagne peut parfois s’effacer  miraculeusement;

Le ventre du ciel racle encore la montagne et les points
cardinaux continuent de se taire : (P.35)

Ainsi,

Dans le jardin qui enlaidit
La chose déjà fanée se pose et se repose (P.37)

La chose ? Voilà donc où le regard s’évide (P. 41),, en se perdant vraisemblablement dans un tumulte plus ancien où l’œil n’a plus vraiment de prise sur le dicible/indicible, avec en arrière plan, la folie de croire que la fusion instantanée recouvre l’AMOUR perdu dans les méandres de la terre, ou bien encore dans l’espace/temps,

Falloir ! Mais qu’il y faille, qu’il y faille mériter le désir ! (P.45)

Une véritable et implacable injonction. La poétesse, qui soudain se réveille après une longue  et âpre insomnie,  entend bien dès lors, ne plus se laisser pervertir, engloutir, par toutes sortes de fadaises, (« La sincérité est une escroquerie »), au contraire elle entend bien lutter contre ce qui depuis tout temps l’obsède :

Beauté : le ciel a forcé les fenêtres. Les phrases sont dissoutes (P.59)

Beauté., nue comme une lame, pur lys de ciel, - et ordre de couteau ! (P.72)

Ainsi toute la force du présent recueil repose t-il principalement et paradoxalement sur cette fragilité acquise au cœur de l’expérience personnelle, et intime, aussi bien que fortement maîtrisée depuis le début d’une longue aventure poétique. Les mots n’ont pas « dévié» de leur lieu originel, et ne s’offrent guère plus à la vue, même si :

La tentation n’est guère ordinaire pour beaucoup de savoir que le monde est une chance (P.86)

Avec l’errance qui se brise contre la promesse, pour finalement s’exclamer :

Suis-je heureuse ?  (P.114)

 

 

Présentation de l’auteur

Gabrielle Althen

Gabrielle Althen, habite à Paris et dans le Vaucluse. Professeur émérite de Littérature comparée de l’Université de Paris X-Nanterre, elle se consacre désormais à l'écriture. Outre sa création propre, (poèmes, nouvelles et un roman), elle mène une réflexion sur la poésie et sur l’art et se livre à ce qu’elle considère comme des essais de critique méditative. Elle s’intéresse à la musique dont elle a une pratique privée et à la peinture. Elle a écrit sur l’œuvre d’un certain nombre de peintres ( Lorris Junec, ou la décision de la lumière, Edouard Pignon : Catalogue de l’exposition qui s’est tenue de février à avril 1985 aux Galeries Nationales du Grand Palais, Javier Vilato, Jean-René Sautour-Gaillard etc.) Elle est membre du jury du prix Louise Labé.

Bibliographie

Poèmes

  • Le Cœur solaire, Rougerie, 1976.
  • Midi tolère l’ovale de la sève, Rougerie, 1978.
  • Présomption de l’éclat, Rougerie, avec une eau-forte de Lorris Junec, 1981, Prix Louis-Guillaume.
  • Noria, Rougerie, 1983.
  • Le Sourire antérieur, Les Impénitents, 1984.
  • La Raison aimante, Sud, Eau-forte d’Edouard Pignon, 1985.
  • Hiérarchies, Rougerie, 1988.
  • Le Pèlerin sentinelle, Le Cherche midi, 1994.
  • Le Nu Vigile, dessins de Javier Vilato, La Barbacane, .
  • Sans preuves, Dune, 2000.
  • Cœur fondateur, illustrations de Pierre Mézin, Voix d'encre, 2006.
  • La belle mendiante, suivi de Lettres à Gabrielle Althen de René Char, L'Oreille du Loup, 2009.
  • Vie saxifrage, Éditions Al Manar / Alain Gorius, 2012.
  • Soleil patient, collection "Les Cahiers d'Arfuyen", Éditions Arfuyen, Paris-Orbey, 2015 (ISBN 978-2-845-90218-3)

Nouvelles

  • Le Solo et la cacophonie, Contes de métaphysique domestique, Voix d’encre, 2000.

Roman

  • Hôtel du vide,  éd. Aden, 2002.

Essais

  • Proximité du Sphinx, recueil d’essais, Intertextes, 1991.
  • Dostoïevski, le meurtre et l'espérance, Le Cerf, 2006.

Anthologies

  • Anthologie de la poésie française du xxe siècle, édition de Jean-Baptiste Para, nrf, Poésie/ Gallimard, 2000.
  • Un certain accent, Anthologie de poésie contemporaine, Bernard Noël, l’Atelier des Brisants, 2002.
  • 49 poètes, un collectif, Flammarion, collection poésie dirigée par Yves di Manno, 2004.

Publication en revues

  • Jointure (revue littéraire), figure de proue des numéros 56, hiver 1998, et 88, automne 2008
  • Les Hommes sans épaules, cahiers littéraires, fronton "Les Porteurs de feu" du numéro 32, second semestre 2011

Poèmes choisis

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De mots… à vous (11) : Gabrielle Althen, LA CAVALIÈRE INDEMNE

Ce livre s’ouvre sur l’urgence d’une invocation : « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve ! » (p. 9). Un cri sort de la gorge d’une femme qui est de retour, et qui, après bien des guerres, continue à chevaucher vie et parole sauves, toujours attelée à sa quête de lumière. Elle a émergé des combats qu’elle a menés, et même si elle y a laissé des plumes, « indemne » elle reste pourtant, soit intègre, entière, intacte et fière, car elle (l’) écrit. Cette victoire fort émouvante rappelle la « renaissance » chantée par René Char au sortir d’une maladie grave, au début de Lettera amorosa : sa joie, son retour aux plaisirs charnels. René Char dont Gabrielle Althen cite deux vers en exergue à son texte « Le printemps » justement : « Du vide inguérissable surgit l’événement / et son buvard magique » (p. 15). Et la voix de la poète leur fait écho : « je me disais qu’une vie qu’approuve une caresse est plus grande que la montagne » (p. 48). Elle raconte les « vagues [qui] se dénouaient », le « triomphe sur la guerre, triomphe sur la nuit intestine et son paquet d’entrailles, triomphe sur nos peurs consanguines, duplice est le fond de la mer, triomphe sur le fond de la mer ! » (p. 14).

Les cavalières ont de tout temps enflammé l’imagination car elles respirent la désinvolture, l’indépendance et l’audace, mais aussi l’étrangeté, la solitude : tous les ingrédients de la liberté de pensée et d’agir propres à celles (et ceux) qui vivent en poètes. Leur langue suprême est celle de la poésie. La « cavalière indemne » est une femme d’action et de rébellion, une poète en puissance car une poète en vie. La rescapée est rentrée, elle raconte. Elle raconte car elle a vécu, sans séparer la tristesse de la vie, et la vie de la poésie : « La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil » (p. 57).

Au sein de ces textes lyriques sont évoquées diverses luttes contre la vie : contre la peur de vivre, contre la douleur de vivre, l’absence d’enfance (« vous dont fut mordue l’enfance », p. 23 ; « l’ensemble avait lieu, faute d’amour, sur une route dure où manquait une enfance », p. 51), l’absence de sens, la pauvreté (matérielle et spirituelle), la perte d’espoir, « le cœur cassé » (p. 69). Ce n’est qu’en vivant – et en aimant – que le cœur peut se briser. Ainsi, l’écriture vient à la cavalière, car l’écriture se vit. Et la poète de citer les mots suivants du Psaume 129 : « Tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse / ils n’ont pas eu le dessus » (p. 23). Cavalière indemne, qui doit la vie et la parole sauves à la poésie, et c’est pourquoi Gabrielle Althen nous livre un texte exigeant, sibyllin, qui appelle à la réflexion, à la méditation. Comme tout texte qui renferme un secret, il ne se livre pas d’emblée, sans être hermétique pour autant. Ses mots de divine tristesse étoilent la nuit noire d’un « ciel vide de chimères » (p. 21), éclairant le mystère humain, que Gabrielle Althen, en tant que poète qui recherche l’humanité, persiste à sonder, pour se souvenir de ce que c’est, que d’être humaine.

Gabrielle Althen, La Cavalière indemne, Al Manar, 2015, 86 pages, 16 €.

Élégance, finesse, souplesse d’une prose poétique qui révèle en même temps qu’elle déroule, sa colonne vertébrale de langue de « funambule entre l’avers et le revers de l’émotion » (p. 33), et de « danse à l’étincelle de chaque pas » (p. 33). Effets d’échos qui scandent la réflexion, invitent en douceur à la prolonger – à « s’inviter de durer » (p. 36) – sur une langue qui émeut car elle sait toucher « au front » (p. 35), avec ses images qui s’y ouvrent comme des fenêtres, sur « le feu de chaque jour » (p. 53), que la poète nous fait rechercher, aimer.

Des échos, des ondes, pour la fluidité d’une langue qui à la fois trace des chemins et se faufile dans ses rais de lumière. Une langue qui résonne avec les préoccupations de tous ceux qui écrivent, car il me semble que La Cavalière indemne porte sur l’écriture, plus précisément sur la parole poétique. « Bâtir n’est pas un geste simple » (p. 61) : quel est le mystère de l’écriture ? Gabrielle Althen pose la question ainsi : « Que veut me dire mon sang ? Je le demande du fond de ma poitrine. Je le demande à mes tempes qui battent. Nulle réponse qui convienne. [...] j’apporte ma truelle et mes mains, avec un peu de ma mémoire, pour y bâtir – qui sait ? – moi aussi un hangar pour le ciel » (p. 60). Cette magnifique dernière phrase fait du ciel un avion, de l’écriture un abri ; et elle n’est pas sans nous rappeler le travail de bâtisseur de René Char. Maurice Blanchot en avait parlé en ces termes : « Sa poésie est révélation de la poésie, poésie de la poésie et, [...] poème de l’essence du poème » (La Part du feu, 1949).

À la page 39, il y a ces phrases, que l’on pourait interpréter comme déplorant une certaine défaillance en poésie : « Il faut noter que, malgré la sincérité de son envie de pleurer, ses pleurs, comme lui, sont vacants. Le vent passe au travers, mais leur confie pourtant le son de ses volutes. L’homme, qui paraît n’en rien savoir, se blesse parfois au front sur le bord du premier miroir où il s’enferme ». Cependant, la voix qui énonce cela pardonne car elle « retiendra qu’il y a des offrandes » (p. 39). Et la voix de continuer sa méditation – « Si tu revêts une robe de mots pâles sans laisser place à ton silence, à quoi penseras-tu ? » (p. 40) – en suggérant que rien ne vaut, en poésie, ce qui nous effraie le plus : « la parole nue » (p. 40), qui « dans un sens, ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près » (p. 41), celle qui « fore dans l’hiver des tunnels où manquent des étoiles » (p. 42), et qui recueille « ce qui palpite » (p. 44). La parole poétique serait la « proximité du désastre, fin du caprice, dépaysement de l’idée, – vois-tu, mes mains ouvertes sont sans prises, mais la parole les regarde, asquiescement sans point d’étreinte, auréole sans effort, avec des ors flexibles comme d’absolues promenades » (p. 63).

Gabrielle Althen est de ces vrais poètes pour qui l’écriture est une affaire de voyage, de parcours, avec et dans la parole : ses textes révèlent le monde tout en montrant l’élaboration de la langue employée à le représenter, et à en raviver les couleurs. Il se produit donc une double exposition, comme en photographie, puisque sont juxtaposés ou associés des sujets et des niveaux de réflexion différents pour créer une image unique et encore plus chargée de sens, telle que celle-ci, magnifique : « Il y a simplement que se taire ouvre une cathédrale » (p. 13).