Gabrielle Althen, La fête invisible

Par |2022-03-06T08:11:43+01:00 5 mars 2022|Catégories : Critiques, Gabrielle Althen|

Arpen­ter un ouvrage de Gabrielle Althen révèle par­fois bien des sur­pris­es. Poétesse recon­nue au sein de la petite galax­ie poé­tique chlo­ro­for­mée, elle a été notam­ment pro­fesseur des uni­ver­sités (Paris X Nan­terre) sous le nom romancé de Colette Asti­er. Mem­bre de l’Académie Mal­lar­mé et du jury du Prix féminin Louise Labé, avec à son act­if une ving­taine d’ouvrages dont cer­tains prop­ices à la prom­e­nade intérieure. 

« Je n’ai jamais reçu de prix lit­téraire hormis un je crois » affirme- t‑elle, mais ce n’est  pas une fatal­ité en soi lorsque l’œuvre est solide. La quête des glo­rieux lau­ri­ers est sou­vent l’expression d’un manque ou d’un mal-être pro­fond, la recon­nais­sance passe bien sou­vent par des chemins plus sub­tils et plus durables fort heureuse­ment d’ailleurs…Dans son nou­veau recueil inti­t­ulé majestueuse­ment « La fête invis­i­ble », un titre élo­quent sinon flam­boy­ant, la poétesse dont on con­nait l’exigence et la rigueur ver­bales nous entraine dans un monde à la fois vis­i­ble et invis­i­ble dans lequel la mémoire instau­re un com­pro­mis volon­taire, entre un réal­isme engagé, et une rêver­ie pal­pa­ble, oserais-je dire féérique où la Beauté à venir sem­ble déjà présente et s’imposer pleine­ment. Une Beauté spon­tanée qui se livre inté­grale­ment et intrépi­de­ment, sans masque. Une Beauté déli­cate, élé­gante,  qui définit l’instant présent –fugace (sans jamais renier la charge du passé préexistant). 

Gabrielle Althen, La Fête invis­i­ble, Gal­li­mard, 128 pages, 14, 50 euros.

Une cen­taine de courts poèmes, alliant ver­ti­cal­ité et hor­i­zon­tal­ité dans un jeu trans­ver­sal et qui délim­itée un par­cours ou plutôt une car­togra­phie insond­able (toute car­togra­phie est un lieu tran­si­toire, inachevé) dans laque­lle l’inexprimable côtoie habile­ment le révélé, à tel point que l’on se demande, s’il n’y a pas der­rière ces mots « ouverts » à une pléni­tude engageante, comme un arti­fice sin­guli­er qui se déploie et se déplace ici et là dans une langue  abrupte et  lisse  à la fois et qui con­voite une instance plus souterraine:

Depuis les frich­es du moment
Car
(L’œil cher­chant l’œil où s’inscrire)
J’erre où tu me manques
Bien que je ne sache au juste qui manque (P.13)

Une lumière aus­si dont il faut cepen­dant se pré­mu­nir de l’incertain éclat qui par­fois là encore peut se révéler retors, voire dévas­ta­teur, car la poétesse qui tan­tôt se veut sere­ine, ou tan­tôt tour­men­tée, sait per­tinem­ment que les rayons invis­i­bles du soleil sont par­fois meur­tri­ers. A trop vouloir son­der cer­tains objets impal­pa­bles pour en percer je ne sais quel étour­dis­sant mys­tère, on finit par devenir aveu­gle. Or Gabrielle Althen a tou­jours été une femme un peu secrète, mais égale­ment obstinée. Il n’est donc pas éton­nant que :

Le silence a encore les dents jaunes (…) Qui donc avait.. (P.12)

Qui donc avait éteint le jour en se trompant de manque ? (P.13)

Et qui résonne dans le cas présent comme une sorte d’alerte. L’imprévisible est au cœur d’une parole tou­jours en devenir,

Et le vent fait son­ner la couleur de ce vide (13)

Ful­gu­rant cepen­dant et chem­i­nant lente­ment à tra­vers les masques de la nuit qui cor­rompent l’âme et la chair en toute impunité. Et on l’aura com­pris, cette Beauté (est-elle fatale au juste ?) qui sem­ble en apparence explicite et trans­par­ente, peut égale­ment con­tenir des aspects plus som­bres que la poétesse se garde bien de révéler et d’infléchir au risque de tromper son Esprit.  Or ce manque qui s’est naturelle­ment établi dans la con­science (ou l’absence de con­science) se dis­tingue lui –même comme un sim­ple exer­ci­ce- d’ordre lin­guis­tique ? – et men­tal ; une hyper­bole catalysée en quelque sorte,  mais d’une plus grande pléni­tude lorsqu’on va le chercher, Amour ! Ö Amour ! Est-ce bien de toi dont il s’agit lorsque,

Des enfants jouent sous le ciel fastueux (P.27)

Il n’est plus alors cer­tain (mais ?) que le lan­gage comble un vide plus grand encore – comme si la flu­id­ité des mots n’était que le pâle reflet d’un abîme refoulé. Aus­si la poétesse se garde bien une fois de plus et ce vraisem­blable­ment pour se pro­téger (mais de qui ?) de dire et d’écrire, le CORPS qui l’occupe et qui d’une cer­taine manière la tra­verse, mais cette fois-ci sans laiss­er de béantes cica­tri­ces. Gabrielle Althen a force d’efforts et de patience con­jugués, a appris au cours du temps à maîtris­er le mau­vais sort. Comme « l’éclat rétrac­tile » elle ne se con­fond (se meut) ni dans le bleu du ciel, ni avec le som­met de la mon­tagne, et encore moins dans leur exca­va­tion.  Tout se joue ailleurs, dans un ailleurs fécond qui fait que « le ciel reste ciel »,  et que la mon­tagne peut par­fois s’effacer  miraculeusement;

Le ven­tre du ciel racle encore la mon­tagne et les points
car­dinaux con­tin­u­ent de se taire : (P.35)

Ain­si,

Dans le jardin qui enlaidit
La chose déjà fanée se pose et se repose (P.37)

La chose ? Voilà donc où le regard s’évide (P. 41)„ en se per­dant vraisem­blable­ment dans un tumulte plus ancien où l’œil n’a plus vrai­ment de prise sur le dicible/indicible, avec en arrière plan, la folie de croire que la fusion instan­ta­née recou­vre l’AMOUR per­du dans les méan­dres de la terre, ou bien encore dans l’espace/temps,

Fal­loir ! Mais qu’il y faille, qu’il y faille mérit­er le désir ! (P.45)

Une véri­ta­ble et implaca­ble injonc­tion. La poétesse, qui soudain se réveille après une longue  et âpre insom­nie,  entend bien dès lors, ne plus se laiss­er per­ver­tir, engloutir, par toutes sortes de fadais­es, (« La sincérité est une escro­querie »), au con­traire elle entend bien lut­ter con­tre ce qui depuis tout temps l’obsède :

Beauté : le ciel a for­cé les fenêtres. Les phras­es sont dis­soutes (P.59)

Beauté., nue comme une lame, pur lys de ciel, — et ordre de couteau ! (P.72)

Ain­si toute la force du présent recueil repose t‑il prin­ci­pale­ment et para­doxale­ment sur cette fragilité acquise au cœur de l’expérience per­son­nelle, et intime, aus­si bien que forte­ment maîtrisée depuis le début d’une longue aven­ture poé­tique. Les mots n’ont pas « dévié» de leur lieu orig­inel, et ne s’offrent guère plus à la vue, même si :

La ten­ta­tion n’est guère ordi­naire pour beau­coup de savoir que le monde est une chance (P.86)

Avec l’errance qui se brise con­tre la promesse, pour finale­ment s’exclamer :

Suis-je heureuse ?  (P.114)

 

 

Présentation de l’auteur

Gabrielle Althen

Gabrielle Althen, habite à Paris et dans le Vau­cluse. Pro­fesseur émérite de Lit­téra­ture com­parée de l’Université de Paris X‑Nanterre, elle se con­sacre désor­mais à l’écri­t­ure. Out­re sa créa­tion pro­pre, (poèmes, nou­velles et un roman), elle mène une réflex­ion sur la poésie et sur l’art et se livre à ce qu’elle con­sid­ère comme des essais de cri­tique médi­ta­tive. Elle s’intéresse à la musique dont elle a une pra­tique privée et à la pein­ture. Elle a écrit sur l’œuvre d’un cer­tain nom­bre de pein­tres ( Lor­ris Junec, ou la déci­sion de la lumière, Edouard Pignon : Cat­a­logue de l’exposition qui s’est tenue de févri­er à avril 1985 aux Galeries Nationales du Grand Palais, Javier Vila­to, Jean-René Sau­­tour-Gail­lard etc.) Elle est mem­bre du jury du prix Louise Labé.

Bibliographie

Poèmes

  • Le Cœur solaire, Rougerie, 1976.
  • Midi tolère l’ovale de la sève, Rougerie, 1978.
  • Pré­somp­tion de l’éclat, Rougerie, avec une eau-forte de Lor­ris Junec, 1981, Prix Louis-Guillaume.
  • Noria, Rougerie, 1983.
  • Le Sourire antérieur, Les Impéni­tents, 1984.
  • La Rai­son aimante, Sud, Eau-forte d’Edouard Pignon, 1985.
  • Hiérar­chies, Rougerie, 1988.
  • Le Pèlerin sen­tinelle, Le Cherche midi, 1994.
  • Le Nu Vig­ile, dessins de Javier Vila­to, La Bar­ba­cane, .
  • Sans preuves, Dune, 2000.
  • Cœur fon­da­teur, illus­tra­tions de Pierre Mézin, Voix d’en­cre, 2006.
  • La belle men­di­ante, suivi de Let­tres à Gabrielle Althen de René Char, L’Or­eille du Loup, 2009.
  • Vie sax­ifrage, Édi­tions Al Man­ar / Alain Gorius, 2012.
  • Soleil patient, col­lec­tion “Les Cahiers d’Ar­fuyen”, Édi­tions Arfuyen, Paris-Orbey, 2015 (ISBN 978–2‑845–90218‑3)

Nouvelles

  • Le Solo et la cacoph­o­nie, Con­tes de méta­physique domes­tique, Voix d’encre, 2000.

Roman

  • Hôtel du vide,  éd. Aden, 2002.

Essais

  • Prox­im­ité du Sphinx, recueil d’essais, Inter­textes, 1991.
  • Dos­toïevs­ki, le meurtre et l’e­spérance, Le Cerf, 2006.

Anthologies

  • Antholo­gie de la poésie française du xxe siè­cle, édi­tion de Jean-Bap­tiste Para, nrf, Poésie/ Gal­li­mard, 2000.
  • Un cer­tain accent, Antholo­gie de poésie con­tem­po­raine, Bernard Noël, l’Atelier des Brisants, 2002.
  • 49 poètes, un col­lec­tif, Flam­mar­i­on, col­lec­tion poésie dirigée par Yves di Man­no, 2004.

Publication en revues

  • Join­ture (revue lit­téraire), fig­ure de proue des numéros 56, hiv­er 1998, et 88, automne 2008
  • Les Hommes sans épaules, cahiers lit­téraires, fron­ton “Les Por­teurs de feu” du numéro 32, sec­ond semes­tre 2011

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Jean-Luc Favre-Reymond

Jean-Luc Favre-Rey­mond est né le 19 octo­bre 1963 en Savoie. Il pub­lie son pre­mier recueil de poésie à l’âge de 18 ans à compte d’auteur, qui sera salué par Jean Guirec, Michel Décaudin, et Jean Rous­selot qui devien­dra naturelle­ment son par­rain lit­téraire auprès de la Société des Gens de Let­tres de France. Il com­mence dès 1981, à pub­li­er dans de nom­breuses revues de qual­ité, Coup de soleil, Paroles d’Aube, Artère etc. Il est alors dis­tin­gué à deux repris­es par l’Académie du Disque de Poésie, fondée par le poète Paul Cha­baneix. Il ren­con­tre égale­ment à cette époque, le cou­turi­er Pierre Cardin, grâce à une série de poèmes pub­liés dans la revue Artère, con­sacrés au sculp­teur Carlisky, qui mar­quera pro­fondé­ment sa car­rière. Il se fait aus­si con­naître par la valeur de ses engage­ments, notam­ment auprès de l’Observatoire de l’Extrémisme dirigé par le jour­nal­iste Jean-Philippe Moinet. Bruno Durocher, édi­tions Car­ac­tères devient son pre­mier édi­teur en 1991, chez lequel il pub­lie cinq recueils de poésie, salués par André du Bouchet, Claude Roy, Chris­t­ian Bobin, Jacque­line Ris­set, Bernard Noël, Robert Mal­let etc. Ancien col­lab­o­ra­teur du Cen­tre de Recherche Imag­i­naire et Créa­tion de l’université de Savoie (1987–1999) sous la direc­tion du pro­fesseur Jean Bur­gos où il dirige un ate­lier de recherche sur la poésie con­tem­po­raine. En 1997, il fonde la col­lec­tion les Let­tres du Temps, chez l’éditeur Jean-Pierre Huguet implan­té dans la Loire dans laque­lle il pub­lie entre autres, Jean Orizet, Robert André, Sylvestre Clanci­er, Jacques Ancet, Claude Mourthé etc. En 1998, pub­li­ca­tion d’un ouvrage inti­t­ulé « L’Espace Livresque » chez Jean-Pierre Huguet qui est désor­mais son édi­teur offi­ciel, qui sera unanime­ment salué par les plus grands poètes et uni­ver­si­taires con­tem­po­rains et qui donne encore lieu à de nom­breuses études uni­ver­si­taires en rai­son de sa nova­tion. Il a entretenu une cor­re­spon­dance avec Anna Marly, créa­trice et inter­prète du « Chants des par­ti­sans » qui lui a rétrocédé les droits de repro­duc­tion et de pub­li­ca­tion pour la France de son unique ouvrage inti­t­ulé « Mes­si­dor » Tré­sori­er hon­o­raire du PEN CLUB français. Col­lab­o­ra­teur ponctuel dans de nom­breux jour­naux et mag­a­zines, avec des cen­taines d’articles et d’émissions radio­phoniques. Actuelle­ment mem­bre du Con­seil Nation­al de l’Education Européenne (AEDE/France), Secré­taire général du Grand Prix de la Radiod­if­fu­sion Française. Chercheur Asso­cié auprès du Cen­tre d’Etudes Supérieures de la Lit­téra­ture. Col­lab­o­ra­teur de cab­i­net au Con­seil Départe­men­tal de la Savoie. Auteur à ce jour de plus d’une trentaine d’ouvrages. Traduit en huit langues. Prix Inter­na­tion­al pour la Paix 2002
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