Ce livre s’ouvre sur l’urgence d’une invo­ca­tion : « réap­pren­dre la vie sauve, la vio­lente, l’alarmante vie sauve ! » (p. 9). Un cri sort de la gorge d’une femme qui est de retour, et qui, après bien des guer­res, con­tin­ue à chevauch­er vie et parole sauves, tou­jours attelée à sa quête de lumière. Elle a émergé des com­bats qu’elle a menés, et même si elle y a lais­sé des plumes, « indemne » elle reste pour­tant, soit intè­gre, entière, intacte et fière, car elle (l’) écrit. Cette vic­toire fort émou­vante rap­pelle la « renais­sance » chan­tée par René Char au sor­tir d’une mal­adie grave, au début de Let­tera amorosa : sa joie, son retour aux plaisirs char­nels. René Char dont Gabrielle Althen cite deux vers en exer­gue à son texte « Le print­emps » juste­ment : « Du vide inguériss­able sur­git l’événement / et son buvard mag­ique » (p. 15). Et la voix de la poète leur fait écho : « je me dis­ais qu’une vie qu’approuve une caresse est plus grande que la mon­tagne » (p. 48). Elle racon­te les « vagues [qui] se dénouaient », le « tri­om­phe sur la guerre, tri­om­phe sur la nuit intes­tine et son paquet d’entrailles, tri­om­phe sur nos peurs con­san­guines, duplice est le fond de la mer, tri­om­phe sur le fond de la mer ! » (p. 14).

Les cav­al­ières ont de tout temps enflam­mé l’imagination car elles respirent la dés­in­vol­ture, l’indépendance et l’audace, mais aus­si l’étrangeté, la soli­tude : tous les ingré­di­ents de la lib­erté de pen­sée et d’agir pro­pres à celles (et ceux) qui vivent en poètes. Leur langue suprême est celle de la poésie. La « cav­al­ière indemne » est une femme d’action et de rébel­lion, une poète en puis­sance car une poète en vie. La rescapée est ren­trée, elle racon­te. Elle racon­te car elle a vécu, sans sépar­er la tristesse de la vie, et la vie de la poésie : « La vie est là. La vie est tou­jours là, et nous rebâtis­sons nos palis­sades, sans bien savoir que nous habitons le cer­cle de son œil » (p. 57).

Au sein de ces textes lyriques sont évo­quées divers­es luttes con­tre la vie : con­tre la peur de vivre, con­tre la douleur de vivre, l’absence d’enfance (« vous dont fut mor­due l’enfance », p. 23 ; « l’ensemble avait lieu, faute d’amour, sur une route dure où man­quait une enfance », p. 51), l’absence de sens, la pau­vreté (matérielle et spir­ituelle), la perte d’espoir, « le cœur cassé » (p. 69). Ce n’est qu’en vivant – et en aimant – que le cœur peut se bris­er. Ain­si, l’écriture vient à la cav­al­ière, car l’écriture se vit. Et la poète de citer les mots suiv­ants du Psaume 129 : « Tant ils m’ont traqué dès ma jeunesse / ils n’ont pas eu le dessus » (p. 23). Cav­al­ière indemne, qui doit la vie et la parole sauves à la poésie, et c’est pourquoi Gabrielle Althen nous livre un texte exigeant, sibyllin, qui appelle à la réflex­ion, à la médi­ta­tion. Comme tout texte qui ren­ferme un secret, il ne se livre pas d’emblée, sans être her­mé­tique pour autant. Ses mots de divine tristesse étoilent la nuit noire d’un « ciel vide de chimères » (p. 21), éclairant le mys­tère humain, que Gabrielle Althen, en tant que poète qui recherche l’humanité, per­siste à son­der, pour se sou­venir de ce que c’est, que d’être humaine.

Gabrielle Althen, La Cav­al­ière indemne, Al Man­ar, 2015, 86 pages, 16 €.

Élé­gance, finesse, sou­p­lesse d’une prose poé­tique qui révèle en même temps qu’elle déroule, sa colonne vertébrale de langue de « funam­bule entre l’avers et le revers de l’émotion » (p. 33), et de « danse à l’étincelle de chaque pas » (p. 33). Effets d’échos qui scan­dent la réflex­ion, invi­tent en douceur à la pro­longer – à « s’inviter de dur­er » (p. 36) – sur une langue qui émeut car elle sait touch­er « au front » (p. 35), avec ses images qui s’y ouvrent comme des fenêtres, sur « le feu de chaque jour » (p. 53), que la poète nous fait rechercher, aimer.

Des échos, des ondes, pour la flu­id­ité d’une langue qui à la fois trace des chemins et se fau­file dans ses rais de lumière. Une langue qui résonne avec les préoc­cu­pa­tions de tous ceux qui écrivent, car il me sem­ble que La Cav­al­ière indemne porte sur l’écriture, plus pré­cisé­ment sur la parole poé­tique. « Bâtir n’est pas un geste sim­ple » (p. 61) : quel est le mys­tère de l’écriture ? Gabrielle Althen pose la ques­tion ain­si : « Que veut me dire mon sang ? Je le demande du fond de ma poitrine. Je le demande à mes tem­pes qui bat­tent. Nulle réponse qui con­vi­enne. […] j’apporte ma tru­elle et mes mains, avec un peu de ma mémoire, pour y bâtir – qui sait ? – moi aus­si un hangar pour le ciel » (p. 60). Cette mag­nifique dernière phrase fait du ciel un avion, de l’écriture un abri ; et elle n’est pas sans nous rap­pel­er le tra­vail de bâtis­seur de René Char. Mau­rice Blan­chot en avait par­lé en ces ter­mes : « Sa poésie est révéla­tion de la poésie, poésie de la poésie et, […] poème de l’essence du poème » (La Part du feu, 1949).

À la page 39, il y a ces phras­es, que l’on pourait inter­préter comme déplo­rant une cer­taine défail­lance en poésie : « Il faut not­er que, mal­gré la sincérité de son envie de pleur­er, ses pleurs, comme lui, sont vacants. Le vent passe au tra­vers, mais leur con­fie pour­tant le son de ses volutes. L’homme, qui paraît n’en rien savoir, se blesse par­fois au front sur le bord du pre­mier miroir où il s’enferme ». Cepen­dant, la voix qui énonce cela par­donne car elle « retien­dra qu’il y a des offran­des » (p. 39). Et la voix de con­tin­uer sa médi­ta­tion – « Si tu revêts une robe de mots pâles sans laiss­er place à ton silence, à quoi penseras-tu ? » (p. 40) – en sug­gérant que rien ne vaut, en poésie, ce qui nous effraie le plus : « la parole nue » (p. 40), qui « dans un sens, ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un vis­age autre­fois vu de près » (p. 41), celle qui « fore dans l’hiver des tun­nels où man­quent des étoiles » (p. 42), et qui recueille « ce qui pal­pite » (p. 44). La parole poé­tique serait la « prox­im­ité du désas­tre, fin du caprice, dépayse­ment de l’idée, – vois-tu, mes mains ouvertes sont sans pris­es, mais la parole les regarde, asqui­esce­ment sans point d’étreinte, auréole sans effort, avec des ors flex­i­bles comme d’absolues prom­e­nades » (p. 63).

Gabrielle Althen est de ces vrais poètes pour qui l’écriture est une affaire de voy­age, de par­cours, avec et dans la parole : ses textes révè­lent le monde tout en mon­trant l’élaboration de la langue employée à le représen­ter, et à en raviv­er les couleurs. Il se pro­duit donc une dou­ble expo­si­tion, comme en pho­togra­phie, puisque sont jux­ta­posés ou asso­ciés des sujets et des niveaux de réflex­ion dif­férents pour créer une image unique et encore plus chargée de sens, telle que celle-ci, mag­nifique : « Il y a sim­ple­ment que se taire ouvre une cathé­drale » (p. 13).

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire