Poésie israéli­enne d’expression anglaise, ou «  shi­ra shel shp­a­gate » : « poésie du grand écart »
 
 

Cette réflex­ion per­son­nelle fait suite à ma tra­duc­tion de l’essai de Dara Bar­nat sur le fait d’écrire en anglais en Israël, parue en jan­vi­er 2014 dans Recours au poème (« La langue mater­nelle de per­son­ne »), et à celle, parue dans la revue au print­emps 2013, de la dis­cus­sion pas­sion­nante entre les poètes de langue anglaise et tra­duc­tri­ces lit­téraires israéli­ennes « d’adoption » Dara Bar­nat, Joan­na Chen, Jane Medved, Marcela Sulak et Sarah Wet­zel, dis­cus­sion inti­t­ulée « Tran­scen­der les fron­tières » et por­tant notam­ment sur l’importance de traduire en anglais la poésie israéli­enne de langue hébraïque. Il se place égale­ment dans le sil­lage de quelques-uns des essais impor­tants sur le même sujet pub­liés ces trente dernières années par l’écrivain et poète Karen Alka­lay-Gut (pro­fesseur de lit­téra­ture à l’université de Tel Aviv) : « Eng­lish Writ­ing in Israel » (Amer­i­can Book Review, 1984), « Notes on writ­ing in Eng­lish in Israel » (Mod­ern Poet­ry in Trans­la­tion, New Series, Win­ter 1993–94), « The Eng­lish Writer in Israel » (Tel Aviv Review, 1996), « Dou­ble Dias­po­ra: Eng­lish Writ­ing in Israel » (Judaism, vol. 51, n°4, 2002), et « The Anglo-Israeli Writer : Dou­ble Iden­ti­ties in Trou­bled Times » (Anglo­phone Jew­ish Writ­ing, ed. Axel Stahler, Rout­ledge, 2007).

Le pro­pos de cet arti­cle est de dire quelques mots pour attir­er l’attention sur un petit échan­til­lon de la poésie con­tem­po­raine en langue anglaise issue d’Israël, en me bas­ant plus par­ti­c­ulière­ment sur le tra­vail de poètes que je con­nais assez bien pour l’avoir traduit. Ces pages ne se tar­guent pas d’être représen­ta­tives ou exhaus­tives, vu que mon sur­vol ne se rat­tache qu’au tra­vail des poètes suiv­antes : Joan­na Chen – dont les poèmes en tra­duc­tion française ont paru dans Recours au poème et dans Terre à ciel – , Dara Bar­nat, Sarah Wet­zel et Marcela Sulak (toutes trois égale­ment pub­liées dans Recours au poème). À cette liste, j’aimerais ajouter le nom d’Iris Dan, de Kyoko Uchi­da et de Karen-Alka­lay-Gut (poètes pub­liées dans la revue Terre à ciel). Toutes ces poètes vivent ou ont vécu en Israël et y ont écrit soit la total­ité, soit une grande par­tie de leur travail.

Entre par­en­thès­es, il est à not­er que cer­taines d’entre elles sont (ou ont été) affil­iées à l’Association israéli­enne d’écrivains en langue anglaise IAWE (Israel Asso­ci­a­tion of Writ­ers in Eng­lish, établie en 1980 et présidée par Karen Alka­lay-Gut), et/ou à l’association des poètes israéliens de langue anglaise Voic­es Israel (fondée en 1971 par le poète Reuben Rose, dirigée aujourd’hui par la poète Wendy Blum­field, et dont je fais par­tie). Les édi­teurs infati­ga­bles de la revue de poésie Cycla­mens and Swords (les poètes Helen Bar-Lev et John­Michael Simon) pub­lient régulière­ment le tra­vail des poètes de Voic­es Israel, et con­join­te­ment à l’anthologie annuelle éponyme pub­liée par l’association, elle four­nit un panora­ma intéres­sant de la poésie israéli­enne en langue anglaise (ces plate­formes pub­lient égale­ment des poètes anglo­phones du monde entier). Il en va de même pour les revues Mag­gid (éditée depuis 2004 par Michael P. Kramer et pub­liée par The Toby Press), Writer’s Ink (née des efforts d’étudiants et de chercheurs en lit­téra­ture de l’université hébraïque de Jérusalem), The Ilan­ot Review (née au sein du pro­gramme d’études supérieures en cre­ative writ­ing de l’université Bar-Ilan à Tel Aviv, le Shaindy Rud­off Grad­u­ate Pro­gram for Cre­ative Writ­ing, dirigé par Marcela Sulak) et arc, la revue de l’Association israéli­enne d’écrivains en langue anglaise IAWE, qui existe depuis 2005. En cette même année fut créée la revue The Jerusalem Review, orchestrée par Gabriel Moked, Karen Alka­lay-Gut et Haim Marantz, et qui a vu dans son comité édi­to­r­i­al les écrivains Aharon Appelfeld, Maya Bejer­a­no, Ron­ny Someck, Amos Oz et Meir Wieselti­er, entre autres, ain­si que les regret­tés Yehu­da Amichai et Yoram Kaniuk. Enfin, n’oublions pas, même si elle n’existe plus depuis 2006, le généreux site ani­mé pen­dant plus de dix ans par le feu écrivain et jour­nal­iste Robert Rosen­berg, Ari­ga (« tis­sage »), touchant aux aspects socio-cul­turels, poli­tiques et lit­téraires du pays.

La poésie con­tem­po­raine d’expression anglaise issue d’Israël représen­tée par la poignée de poètes que j’ai traduites provient donc d’un limon poé­tique riche et hybride. À la fois très ancrée dans la réal­ité du monde qui l’entoure (com­ment s’affranchir de con­sid­éra­tions socio-poli­tiques quand on vit ici ?), elle est aus­si portée par les flots de l’histoire, des déplace­ments et des ques­tions iden­ti­taires, qui sont au cen­tre de la vie de ces poètes « dérac­inées », et des habi­tants d’Israël en général.

 

Vous pour qui je vis ma vie
à profusion
parce qu’on vous a emportés
avant ma naissance

(Karen Alka­lay-Gut, extrait de Dédi­cace)

 

Il s’agit d’une poésie acces­si­ble, à la langue pré­cise, con­crète, aux vers intens­es, et ren­due uni­verselle par son immé­di­ateté et son atten­tion aux petites pépites qui éclairent les souvenirs.

 

de faire fon­dre du miel pour l’unir à de la farine
de broy­er des clous de girofle et des racines de gingembre
de faire pénétr­er leur par­fum dans ton jean

            (Marcela Sulak, extrait de Chez soi avec des petites cartes et une légende)

 

Il s’agit d’une poésie sou­vent nar­ra­tive, voire même « doc­u­men­taire » (qui peut pren­dre le lecteur à par­tie, mais ne s’érige jamais en juge ni ne tombe dans la pro­pa­gande) à la manière du tra­vail de la grande poète améri­caine Muriel Rukeyser (dont la lec­ture a nour­ri la créa­tion de la plu­part des poètes citées ici, dont Dara Bar­nat, qui lui a d’ailleurs con­sacré un bel essai, « Find­ing Muriel », pour la revue améri­caine Poet Lore). Une poésie forte qui porte un regard à la fois ten­dre et non dénué de cri­tique sur l’environnement qui la nour­rit (loin du tin­ta­marre assour­dis­sant et abêtis­sant de la presse et des médias) et ses réper­cus­sions sur notre quo­ti­di­en, notre façon de voir le monde et de con­sid­ér­er les expéri­ences passées.

 

Tu te sou­viens de cet hiver
quand, en plus de nos sacs à main,
mal­lettes, para­pluies et courses,
on devait aus­si s’encombrer de masques à gaz ?

(Iris Dan, extrait de Masques à gaz)

 

Ain­si, les poèmes qu’il m’a été don­né de traduire sont des textes que l’on peut qual­i­fi­er d’intimistes. Leur style est con­fi­den­tiel et direct. Ceux de Dara Bar­nat sont infusés de deuil (Late Reck­on­ing, recueil inédit), mais aus­si de nos­tal­gie (Head­wind Migra­tion, Pud­ding House Pub­li­ca­tions, 2009), et d’un cer­tain sen­ti­ment de manque d’appartenance.

 

elle et moi,
vivant dans le même
corps, mais seule­ment à moitié
réelles l’une pour pour l’autre

(Dara Bar­nat, extrait de Effac­er l’historique)

 

Ceux de Joan­na Chen explorent aus­si le monde des émo­tions per­son­nelles, en ten­tant de faire le deuil d’un frère, d’une enfance, d’un pays, d’une mère. Kyoko Uchi­da (Else­where, Texas Tech Uni­ver­si­ty Press, 2012), Sarah Wet­zel (Bathshe­ba Transat­lantic, Anhin­ga Press, 2009) et Iris Dan por­tent leur regard sur ce qu’il faut garder des lieux et des gens que l’on quitte, et sur ce qui fait encore bat­tre le cœur : le risque, l’exil qu’on s’impose, l’attente, la contemplation.

 

L’endroit où mon père est né
bal­ayé de la côte par une vague
comme de ses sou­venirs éloignés—
ce qu’il ne sup­porte pas de perdre
ne sup­porte pas qu’il s’en souvienne

(Kyoko Uchi­da, extrait de Neige de print­emps)

 

La poésie de Marcela Sulak (Immi­grant, Black Lawrence Press, 2010), dans son côté com­pos­ite et hybride, est extrême­ment évo­ca­trice et inno­va­trice. Nar­ra­tive et déliée, elle peut aus­si emprunter la forme con­cen­trée du haïku pour dire avec exac­ti­tude l’étrangeté de ce qu’elle a quit­té mais qui ne la quitte pas.

 

ce mir­a­cle inattendu.
Bien sûr c’était une faute
punie de mort

(Marcela Sulak, extrait de Fram­boise)

 

Quant à celle de Karen Alka­lay-Gut, elle est inci­sive, engagée, farouche­ment indépen­dante, déli­cieuse­ment irrévérencieuse.

 

Ce n’est pas qu’une ques­tion d’alphabet :
une fois que vos yeux se portent
sur les let­tres vous ne pou­vez voir
au-delà des mots qui grouillent
embal­lés de façon désordonnée
des paque­ts sans queue ni tête
et sans bornes.
Leur logique m’échappe
et l’idée même de séquence
ne sem­ble tenir qu’à la foi. 

(Karen Alka­lay-Gut, extrait de S’essayer à la prière)

 

Ces écri­t­ures me sem­blent évoluer au sein d’un mael­strom de forces opposées, mêlant joies, doutes, espoirs, angoiss­es, présent, passé. L’accent est mis sur le per­son­nel plutôt que sur le col­lec­tif, sur la saisie du moment présent, et l’on remar­que le souci de trans­vas­er dans les textes, de façon claire et directe, des expéri­ences vécues, en écrivant à par­tir d’elles, au lieu de chercher à les analyser.

 

Ceci n’est pas juste une histoire
Ceci est juste ce qui s’est passé.

(Joan­na Chen, extrait de À présent)

 

Le monde envi­ron­nant est révélé par des touch­es à la fois impres­sion­nistes et sans concession.

 

les maisons
aux toits rouges sont recou­vertes d’une animosité
aus­si assom­mante qu’une migraine sourde

(Joan­na Chen, extrait de Avant-poste)

 

Des touch­es sou­vent déposées sur une toile arbo­rant déjà des couleurs venues de ter­res lointaines.

Là où je suis main­tenant, c’est le Texas
une constellation
soleils emmêlés dans les branches
du citronnier

(Marcela Sulak, extrait de Louise, Texas)

 

Le tra­vail de recherche poé­tique et iden­ti­taire de cette poésie dias­porique à cheval sur plusieurs lieux dif­férents jette une passerelle entre ici et là-bas. On ne saurait situer avec exac­ti­tude le cen­tre de ces poètes nomades, qu’il soit per­son­nel ou cul­turel. Cepen­dant, il sem­blerait que leur cen­tre lit­téraire se trou­ve dans la langue anglaise, qui leur per­met « la créa­tion d’un monde privé en anglais au sein d’un pays où la vie quo­ti­di­enne est envahissante et pra­tique­ment insup­port­able » (Karen Alka­lay-Gut, 2002).

Sarah Wet­zel nous dit sur son blog, Strange Land Poems, qu’« il nous faut par­fois par­tir pour un lieu qui est à l’opposé de tout ce que nous con­nais­sons pour arriv­er à enfin voir le réel ». On ne peut ni savoir ni con­cevoir ce que c’est que de vivre et d’écrire en Israël avant d’en avoir foulé le sol, arpen­té, humé les rues, côtoyé les habi­tants (des lec­tures, aus­si nom­breuses soient-elles, et de brèves vis­ites touris­tiques ne suff­isent pas, pour com­pren­dre… le fait qu’il n’y a rien à com­pren­dre mais sim­ple­ment à vivre, dans sa peau, son corps). Ces poètes écrivent de l’intérieur de ce monde un peu fou et nous font goûter à tout ce qu’il peut génér­er d’incertitudes, de craintes et de fan­tômes, mais aus­si de com­pas­sion et de joie. Maintes fois, le voy­age de Dara Bar­nat, de Joan­na Chen, de Marcela Sulak, d’Iris Dan et de Kyoko Uchi­da a con­sisté, pour par­venir à faire part de la réal­ité vécue ici, à revenir sur leurs pas, jusqu’aux États-Unis, en Angleterre, en Tché­coslo­vaquie, en Roumanie, au Japon, en Ital­ie, etc., tous ces lieux où elles ont gran­di et vécu : des lieux qu’elles se sont plu à recréer (par­fois mali­cieuse­ment, et tou­jours avec beau­coup de ten­dresse) au sein de poèmes écrits dans la dis­tance et à l’ombre de dat­tiers et de bougainvil­lées tel-aviviens. Sarah Wet­zel, cette « fille de l’American South », comme elle aime à se décrire, a besoin de l’itinérance pour créer ; cette itinérance (et une pas­sion pour Pasoli­ni qui la ramène sou­vent en Ital­ie) est moins une errance qu’une recherche de sen­sa­tions nou­velles. Et puis, surtout, ces femmes écrivent toutes sur l’entre-deux, rem­plis­sant l’écart entre ce qu’elles ont con­nu et ce qu’elles ont décou­vert, ce qu’elles vivent, ce qu’elles ont cru avoir vécu et ce qu’elles atten­dent encore de vivre. Elles écrivent accom­pa­g­nées du sen­ti­ment d’étrangeté qui colle à la peau des exilés et des dérac­inés. Pas de nos­tal­gie, ni de tristesse ici, mais plutôt une ivresse de vivre, à foi­son, puisque le cœur et les yeux intrépi­des ne craig­nent pas la douleur de vivre. 

 

je crois qu’il est essen­tiel que je te dise
que nous ne saurons peut-être pas,
même à la fin,
si nous sommes retournés à l’endroit le plus reculé de l’éden, ou une nou­velle fois à la route,
que je te raconte
ce que j’ai vu—
 vert et sans reflet
ce à quoi nous avons été réduits
ce lac imaginaire

(Sarah Wet­zel, extrait de  On nous lais­sera en Galilée)

 

Nous décou­vrons une poésie très évo­ca­trice, « physique », emplie de sen­sa­tions, d’êtres et d’objets ; des textes atten­tifs au monde, qui font fréquem­ment appel aux cinq sens ; des poèmes trou­blants sur le dan­ger et l’exaltation : de vivre, d’aimer, de croire, de per­dre, et de faire l’expérience de tout cela ici même.

 

Chez soi, cet endroit
où des tes­sons invisibles
jonchent le sol

(Iris Dan, extrait de Six déf­i­ni­tions du chez soi)

 

Des poèmes où le corps (amoureux ou souf­frant) est très présent. Des poèmes courageux qui font face, qui se con­fron­tent directe­ment, sans fard et sans hau­teur, à la douleur et aux sources de celle-ci, et dont l’honnêteté ne peut que nous toucher. 

 

pour­tant me reviendront
les hiron­delles de l’hospice
où Richard est mort

(Dara Bar­nat, extrait de Arrêt sur images)

 

Ce ne sont pas des poèmes sur le beau, le noble, le remar­quable, mais plutôt des poèmes… sur le qui-vive, atten­tifs à la dis­so­nance, dans un quo­ti­di­en où le soleil, la lib­erté, la ter­reur et la mort se don­nent la main, et qui parvi­en­nent à sub­limer ce qui fait mal. Nous par­lons donc de poèmes jamais accusa­teurs, mais empreints d’une grande human­ité, une poésie digne, tournée vers l’autre, lucide et par­fois non dénuée d’humour.

 

Des mis­siles Scud et Patri­ot se croisaient
au-dessus de nos têtes,
atteignant ou loupant leurs cibles. De temps en temps,
quelqu’un était vic­time d’une crise cardiaque.
Pour couron­ner le tout,
il fai­sait un temps de chien.

(Iris Dan, extrait de Masques à gaz)

 

Nous par­lons ain­si de ponts con­stru­its au-dessus, au-delà de la dis­corde. Nous par­lons de mains ten­dues, pour caress­er, mais aus­si pour relever, soulever, remet­tre debout, ren­dre la dig­nité. Dans ces poèmes justes, le lecteur chem­ine douce­ment en présence d’êtres âgés, malades, brisés, désil­lu­sion­nés, mar­gin­al­isés : tous ceux qui ont vécu inten­sé­ment et ceux qui manquent.

 

J’ai pen­sé à mon beau-père
né en Biélorussie, un doux fétu
d’homme dont les yeux, gris
pâle sur son lit de mort, déchiraient
le cadre de la vie

(Joan­na Chen, extrait de Une étrange vital­ité)

 

Finale­ment, l’audace de ces textes est soutenue par un goût pronon­cé pour l’enjambement, qui fait trébuch­er la lec­ture en reje­tant : ce procédé, qui joue avec l’inadéquation et la rup­ture ryth­mique, trahit à mon avis les trou­bles, à la fois intimes et soci­aux, qui remuent les poètes : une con­fu­sion sure­ment causée en par­tie par l’instabilité du pays dans lequel elles vivent, qui con­stitue un élé­ment per­tur­ba­teur à tous les niveaux. Rejet de la réal­ité omniprésente et empoi­son­nante, avec toute­fois une ten­sion qui s’infiltre jusque dans l’écriture, mais aus­si, en prime, la pos­si­bil­ité de se libér­er grâce à un retarde­ment du sens et à une manip­u­la­tion de la syntaxe.

 

Un tee-shirt délavé, un jean. La domes­tic­ité avec un fusil. Frapper
douce­ment à la porte en fer-blanc, comme si vous étiez un voisin

(Joan­na Chen, extrait de Avant-poste)

 

Est-il plus dif­fi­cile d’écrire de la poésie en Israël qu’en France ? Je sens con­fusé­ment que oui, surtout si l’on écrit sur des ques­tions qui touchent peu ou prou à la réal­ité israéli­enne, prob­a­ble­ment parce que je crois que l’abstraction n’est pas de mise ici. En fait, même si l’on écrit pas sur la réal­ité israéli­enne, celle-ci, sournoise, trou­ve moyen d’apposer sa marque.

 

Ne pas pani­quer, rester
calme, observer
unique­ment : ces mots
en boucle dans ma tête

(Joan­na Chen, extrait de Le délite­ment

 

De sur­croît, et Karen Alka­lay-Gut n’a eu de cesse de le répéter dans ses arti­cles, quand on écrit dans une langue qui n’est pas celle du pays, on se demande sans cesse si l’on sera lu, écouté, qui se recon­naî­tra dans nos mots, quelle portée ils auront. Notre parole – parce qu’elle est en langue anglaise, donc si elle est lue elle risque fort de l’être en dehors du pays où nous vivons – sur cette réal­ité com­plexe à décoder doit trou­ver à se posi­tion­ner au sein d’une cer­taine éthique – celle adop­tée par Muriel Rukeyser me sem­ble tout à fait souhaitable –, à tra­vers une poésie qui soit à la fois sub­jec­tive et si pos­si­ble exacte et sagace.  Il est évi­dent que dans un tel con­texte et avec un tel idéal en vue, la créa­tion ne peut que s’accompagner d’un cer­tain sen­ti­ment de soli­tude et de décalage, mêlé de panique, même si cela est com­pen­sé par une pen­sée qui reste éman­cipée. Et Karen Alka­lay-Gut d’avouer : « D’une cer­taine manière, j’aurais aimé être orphe­line, grandir sans le poids du passé de ma famille. Grandir sans le passé de mon peu­ple, sans les con­traintes imposées par mon sexe, sans les règles qui sem­blent régir la façon dont nous pen­sons. » (inter­view accordée à Doug Hold­er).

Pour ces poètes exilées de langue anglaise, qui vivent ou ont vécu en Israël, la notion de « terre natale » est, somme toute, peut-être plus une ques­tion de cœur, de mou­ve­ment, de greffe peinant à pren­dre et d’interrogations sans fin, que de racines. Une ques­tion d’enjambement donc, d’où cette poésie puis­sante, si libre, qui tiraille et trans­porte inlass­able­ment de lieu en lieu : cette shi­ra shel shp­a­gate, « poésie du grand écart », comme il me plaît de la rebap­tis­er en hébreu.

 

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire