Elsewhere, Ailleurs, de Kyoko Uchida : le pâle soleil de l’errance

 

 

Il est peut-être vrai que « nous sommes tous d’ailleurs et en par­tance pour l’ailleurs » (Kyoko Uchi­da) : là nous com­mençons et finirons. C’est donc à la fois le début et la fin, les liens qui se défont depuis tou­jours. Le mot « ailleurs » résume le par­cours de dérac­inée de la poète Kyoko Uchi­da, née à Hiroshi­ma, vivant à New York, et ayant passé de nom­breuses années à Jérusalem. Au vu des poèmes de son mag­nifique recueil inti­t­ulé Else­where (« ailleurs »), sur la car­togra­phie de l’autre part de cette poète fig­ur­eraient aus­si bien les déplace­ments que les amours, les frus­tra­tions, les sépa­ra­tions… en somme tout ce qui – croyons-nous – nous sin­gu­larise en nous éloignant des autres, mais qui en fait nous rap­proche et nous con­fond, dans la douleur et la vul­néra­bil­ité que ces erre­ments engendrent.

 

Je ne regrette ni ta per­son­ne ni ton absence
aus­si néces­saire que le sel, que le sang, pour que je sois
là, aus­si essen­tielle que mon pro­pre mus­cle tendu. 
 

(extrait de « Keep­sake », « souvenir »)

 

Les vers ten­dus comme un arc plein de défi au temps con­vo­quent l’ailleurs en tant que ruine, que nous avons quit­tée, ou qui nous attend. Ailleurs est bien un temps, de fuite, vers un hori­zon incertain.

 

Dans le jardin en ruines c’est ma mère
que je pleure, avec ses ten­ta­tives année après année
de main­tenir l’ordre, les apparences 
 

(extrait de « Gar­den », « jardin »)
 

 

Ce qui reste ne par­le que de ce qui est perdu,
de ce qui tou­jours est super­flu. Ain­si nous étions ensemble,
revenant sans cesse vers des blessures ouvertes,
pour tourn­er autour, entre­tenant des ruines.
 

               (extrait de « Ruins », « ruines »)
 

 

La langue se délite égale­ment. Cette langue, dans laque­lle le verbe être n’a pas de présent et dont la poète trou­ve en général les verbes si dif­fi­ciles à con­juguer au futur – la vie en cou­ple lui échap­pant au même titre que la gram­maire – est celle de la vie à deux con­juguée à l’hébreu : une langue qu’elle a par­lée longtemps mais qu’elle s’attend plus à oubli­er qu’à repar­ler, depuis cette sépa­ra­tion que l’on devine donc dou­ble (un homme, une langue).

 

Par­don­née, je par­le toute seule à demi-phras­es, mes conjugaisons
chance­lantes. J’essaie de ne pas con­fon­dre le présent
avec l’infinitif, je me répète les petites consolations
de ce que j’ai su dire un jour,
de ce que je pour­rais dire maintenant
au con­di­tion­nel passé, car le futur restera
tou­jours le temps le plus difficile.
Pour­tant, cela fait aus­si par­tie de la leçon : oublier
le mot pour « hiv­er », con­fon­dre « décider » avec
« débuter », c’est réalis­er que chaque nou­veau pro­jet risque
d’être mal inter­prété. Notre gram­maire partagée,
à la fois dérisoire et pleine de dif­fi­cultés […]
 

            (extrait de « Dic­tio­nary », « dictionnaire »)
 

 

Une langue des change­ments donc, une langue des saisons naturelle­ment, dont la poète égrène les fleurs de cerisi­er, les cycla­mens, les fruits, les pluies, les orages, les soleils, les abeilles, les couleurs, les traces dans la neige, les trem­ble­ments de terre, les guer­res aus­si (« comme si la guerre était une sai­son comme une autre »), ain­si que les dif­férents appren­tis­sages : celui de con­duire, de jouer du piano, de jar­diner, de démé­nag­er, de vivre seule.

Ailleurs est à la fois très loin de soi et au sein même de notre corps, que de sim­ples vête­ments ne parvi­en­nent pas à con­tenir. C’est une étrangeté pul­sant au cœur de notre intim­ité et faisant qu’on ne parvien­dra jamais à se con­naître soi-même (alors com­ment espér­er que l’autre puisse nous con­naître, nous comprendre…).
 

Ma main dans la tienne au fond de la poche de ton man­teau tient
l’impossible dans toutes les langues 
 

                   (extrait de « I Should Tell You », « je devrais te dire »)

 

Ailleurs porte et ronge à la fois, à petit feu, car dans ce chem­ine­ment entre un effon­drement orig­inel et des aspi­ra­tions à l’issue incer­taine, les cer­ti­tudes s’émiettent lente­ment, s’ajustant à l’écoulement pesant de jours de peu qui se mul­ti­plient sous le regard du cou­ple qui se défait.

Nous ne craignons pas le change­ment, mais plutôt son absence
en cha­cun de nous, preuve irréfutable de n’avoir jamais rien vécu
qui ne sorte de l’ordinaire

 

(« From Between Us », « de cet écart entre nous »)

 

Quand il ne reste plus que des ruines au milieu desquelles il est devenu impos­si­ble de vivre, il faut se résoudre à « quit­ter les lieux » : ceci est une prob­lé­ma­tique cen­trale aux poèmes de Kyoko Uchi­da (voir Terre à ciel). L’on com­prend au fil des jours, des saisons et des poèmes qu’il s’agit désor­mais d’apprendre à faire le deuil (d’êtres, de lieux et de pos­ses­sions), à pour­suiv­re seule, et à dompter l’inconnu, comme l’attestent les vers de ce poème écrit après l’effondrement des tours jumelles :

 

On a con­stru­it une plate­forme d’où l’on peut voir
tout ce qui n’est plus. De là-haut
on ne recon­naît rien :
l’hôtel, le grand mag­a­sin, l’église
rien n’est recon­naiss­able vu sous cet angle, comme si
la géo­gra­phie avait glis­sé pour car­togra­phi­er ce que nous sommes
devenus sans : non pas l’absence de ce qui existait
ici, plutôt un ter­rain étranger inédit.
 

(extrait de « This Is Where », « c’est ici que »)

 

Dans ce livre poignant brille le pâle soleil de l’errance : cette lumière prodiguée par les départs et les dénoue­ments, qui con­ti­en­nent, mal­gré leur inhérente tristesse, leur part d’ivresse, cette cer­taine forme de liberté.

 

J’avais imag­iné quelque chose d’épais et de pulpeux,
sen­tant le sang ou le sexe ou les deux
mais ceci est d’une richesse dif­férente, pleine de légèreté, nette
chaque grain ayant la forme d’une goutte de vin,
tachant tout ce qu’il touche
avec son odeur d’abondance insou­ciante et acidulée.
 

(« Pome­gran­ate », « grenade »)

 

Else­where (« ailleurs »), poèmes en anglais, Kyoko Uchi­da (Texas Tech Uni­ver­si­ty Press, 2012)

 

Tel Aviv, 14 décem­bre 2013

 

NDLR : Les tra­duc­tions français­es des extraits d’Else­where fig­u­rant ici sont des tra­duc­tions inédites pro­posées par Sabine Huynh

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire