Quand l’écrivaine cana­di­enne à l’esprit incisif Chan­tal Ringuet (dont le pre­mier recueil, Le Sang des ruines, avait été remar­qué à sa sor­tie en 2010) se met dans la peau du grand pho­to-jour­nal­iste anglais Don McCullin, ou plutôt dans sa tête, pour pou­voir ensuite s’adresser à lui dans la pleine con­science des enjeux de son tra­vail, cela donne, en écho aux pho­togra­phies qui ont inspiré la poète, un recueil fort, Under the Skin of War : de frap­pantes adress­es directes au pho­tographe, con­tenues dans une poésie péné­trante et sobre, qui inscrit l’histoire de celui-ci tout en l’affranchissant de l’Histoire dans laque­lle sa con­science s’était engluée.

 

pré­da­teur d’images
voûté dans le silence
des limbes chromatiques

ton regard tangue
entre l’abîme et le volcan

tan­dis que s’impose
l’acoustique du vide

 

Le con­tre­point des langues française (poèmes) et anglaise (frag­ments de prose poé­tique) libère des voix par­al­lèles plus ou moins lyriques qui creusent, en douceur mais avec ténac­ité, la vie et la con­science de Don McCullin, pour expos­er les dilemnes et les frac­tures qui ont remué celles-ci, notam­ment à cause du sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité qui l’a pour­suivi toute sa car­rière : cul­pa­bil­ité d’avoir survécu, d’avoir pu quit­ter les lieux de mort qu’il pho­tographi­ait ([tu] « implores la grâce / devant le tombeau / col­lec­tif  »). L’on peut se deman­der à quelle fin le pho­tographe est ain­si cap­turé, mis à nu par la poète. L’on com­prend après avoir fer­mé le livre qu’il s’agissait pour Chan­tal Ringuet de com­pren­dre les moti­va­tions et les tour­ments de Don McCullin afin de lui prodiguer récon­fort et délivrance, à tra­vers leur ver­bal­i­sa­tion, ce pour quoi le pho­tographe lui est pro­fondé­ment recon­nais­sant (voir le cour­riel de remer­ciement qu’il lui adresse, repro­duit à la fin de Under the Skin of War).

 

rage au combat
tu ren­tres analphabète

le corps barbouillé
de la pous­sière des mots
inaudibles

ton appareil sur le poitrail
tu accu­mules les bribes
de paroles trouées

avant de rejoin­dre le campement
des apatrides

 

Les textes de Chan­tal Ringuet, s’attachant à la cor­po­ral­ité (« la matière-chair »), nous font ressen­tir le con­tact émo­tion­nel avec le sujet tel que Don McCullin le conçoit en tant que pho­tographe dont les images – mon­di­ale­ment con­nues pour leur empathie et leur effi­cac­ité à expos­er la mis­ère humaine lais­sée en héritage par les guer­res – ne lui ôtent jamais sa dig­nité, allant même jusqu’à la lui restituer (en tout cas cela sem­ble avoir été l’une des moti­va­tions du photographe).

 

auréolée de faisceaux
une méta­physique des ténèbres
se déploie

un ciel démembré
dénonce l’irruption des obus
en amont des mirages

quand l’ossature du désert
se brise
laiss­er flot­ter l’image

 

Des con­cepts abstraits comme la peur, la détresse, la colère, pren­nent corps pour s’emparer du lecteur et le chang­er en témoin sec­ond : une posi­tion néces­saire pour éprou­ver, au for de la con­science, les afflic­tions d’autrui, afin de devenir un être humain respon­s­able dont le devoir est de s’opposer à toutes les formes de guerre. Au pho­tographe human­iste qu’est Don McCullin répond la poésie human­iste et pro­fonde de Chan­tal Ringuet : à lire.

 

        Informes draperies de chair.

Tu sculptes le présent
selon l’angle mort
de ton appareil-photo.

Une fois la séance terminée,
tu te demandes
com­ment repli­er l’étoffe.

 

 

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire