L’Appel muet : poésie de la résilience

 

Dans le pre­mier poème de L’Appel muet (édi­tions La Porte, 2012), Rose­lyne Sibille demande de « regarder autour du hublot de ta mémoire ». D’emblée, on se demande pourquoi, et la lec­ture est portée par le mys­tère entourant « ta mémoire » (qui est tu ?) : un mys­tère tu dans le recueil, mais dont on sent la ter­ri­ble grav­ité. Ce pre­mier poème, « On aurait aimé croire au mot tou­jours », annonce le ton du livre : quelque chose s’est ter­miné, quelqu’un est par­ti, et l’écriture est dev­enue impos­si­ble. La poète va donc chercher dans la nature – cen­sée veiller sur l’ordre des choses (un leurre ? Pour tromper quoi/qui ?) – la con­so­la­tion à une absence lanci­nante. Les textes de L’Appel muet sont d’une beauté lumineuse, mais de cette lumi­nosité qui heurte les yeux : celle, vio­lente, entre deux orages.

 

            Des branch­es noires
            cal­ligra­phient leur mys­tère sur le ciel

 

L’Appel muet n’est pas anodin, tout en nour­ris­sant le désir de l’être, si l’on prend l’adjectif dans son sens médi­cal : ses poèmes ten­tent de dis­tiller l’opium qui calmera momen­tané­ment la douleur des « mys­tères », tour­ments con­tre lesquels se débat la poète. Sont évo­qués « le désor­dre », « les ombres », « la Nuit », « les brumes », « leurs cris », « l’invisible », « les ver­tiges », « le brouil­lard », « les lèvres muettes »… Quelqu’un s’est tu qui a emporté la pos­si­bil­ité de dire avec lui, et les mains creuses de la poète, dénuées de mots, ne parvi­en­nent plus qu’à trac­er du « noir sur vide ». Elle répète alors, apparem­ment vain­cue : « Je n’écris pas », « je n’écrirai pas », « je n’ai pas écrit ».

           

            Quand s’enchevêtrent les mystères
            que je ne sais plus rien
            je vais chercher
            les sen­teurs d’herbe dans le vent

 

Par­fois l’écriture va chercher si loin que la suiv­re nous égare, et on en perd la mémoire, la parole. Pour la retrou­ver, Rose­lyne Sibille s’accroche de toutes ses forces à ce qui pal­pite encore de vie, dans une recherche de paix et d’abri qui s’apparente à un désir de fuite : fuir cette réal­ité où « tout est vrai­ment vrai », aspir­er à un lieu où « tout est illu­sion ».

 

Pour aller plus loin
j’ai suivi le sen­tier du Rien

 

S’efforcer, même adossée à la nuit la plus pro­fonde, d’aller de l’avant, vers la lumière, tan­dis que « le désor­dre s’évapore vers la trans­parence du jour ». Vouloir établir sa demeure « dans la poudre de soleil », « à l’estompe des brumes », pour con­jur­er ces « branch­es noires ».

 

Des mil­liers de fines feuilles frémissantes
écrivent sur le ciel blanc
le mou­ve­ment naturel du monde

 

L’Appel muet est une implo­ration adressée aux cieux. « Le ciel est vie », tan­dis que dans la terre, « les arbres sont enrac­inés entre tes épaules ». Sup­pli­er, pour que le monde, gelé, déréglé, soit « relancé », comme on remon­terait une hor­loge qui se serait arrêtée. Se pro­téger con­tre soi-même, en s’armant de soleil, d’été, de lumière « avant que Nuit ne s’en vienne », et ce Nuit majus­cule est for­cé­ment intenable. 

 

Sur la page indif­férente du ciel
les oiseaux virgulent
effacent le blanc

 

L’Appel muet dit mag­nifique­ment la marche « comme un reflet dis­per­sé dans le jour », et la lutte inces­sante entre cette Nuit et ce jour (qui point mal­gré tout), entre les étoiles et la rosée, le silence et la poésie. Rose­lyne Sibille, résiliente, a choisi la poésie, « anodine », sans pour autant oblitér­er « les ombres des yeux fer­més » : le réel. 

 

Tel Aviv, 18 mai 2013

www.sabinehuynh.com

http://roselynesibille.fr/

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire