La retenue, par Lucie Taïeb : mémoire en mouvement

 

La retenue, prose poé­tique dense de Lucie Taïeb, s’ouvre sur l’érotisme de corps suants qui exul­tent d’être en vie, et nous entraîne du soleil d’août à l’obscurité de l’absence devançant le for­age : « C’est l’obscur qui me précède », puisque la lumière est impuis­sante face à la mort. Le lecteur est très vite hap­pé par le cœur de La retenue, où se prononce une nuit qui mange peu à peu un corps et son vis­age : « Un corps aimé et bien­tôt putres­cent », « ne restent que les lèvres », qui cherchent « le creux où dire ». Perte d’un être cher ? Nous vient à l’esprit le mag­nifique recueil de Jacques Roubaud, Quelque chose noir, et ses mots « Quand je me réveille, il fait noir : tou­jours. / Dans les cen­taines de matins noirs je me suis réfugié. » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir). Au cœur de la nuit de La retenue la ques­tion de « com­bi­en ? » se pose, « com­bi­en de grains com­bi­en de gouttes », « de souf­fle de vie com­bi­en de / sang » : com­bi­en de temps nous reste-t-il ? D’un cou­ple auquel on sous­trait une per­son­ne il reste, selon le degré de sym­biose, une per­son­ne, une demi-per­son­ne, ou plus per­son­ne, rien que les mots et « la force inex­tin­guible de ton amour » – des mots aussi.

Ici, la mémoire est mou­ve­ment, ou en mou­ve­ment. L’on passe de corps nus au sein de l’üppig (« un mot, vert, et quel con­traste », « se dit, en alle­mand, d’une végé­ta­tion lux­u­ri­ante », nous pré­cise l’auteur, poète-tra­duc­trice, pour qui la vie et la joie d’être en vie me sem­blent pass­er par la langue : « Un goût de sang dans la bouche ou dans la bouche une autre langue ou dans la bouche un autre goût ») – touf­fu à l’extrême, acca­blant, étouf­fant et phago­cy­taire, antic­i­pant donc la dis­pari­tion – à un lieu d’effeuillage qui se gomme de lui-même : écho textuel aux corps nus avant leur effeuillement/chute, et leur enlèvement/disparition. Quand l’impensable se pro­duit, « Tu implos­es, soit tu t’effondres », « la suite des jours dégringole », le « pro­jet » – « pour chaque jour du mois d’août : une pho­to, une note, un sou­venir. tous les ans recom­mencer » – est bru­tale­ment sus­pendu, et le vert s’est changé en noir : celui des pho­togra­phies de Francesca Wood­man, évo­quée dans le livre. L’absence épais­sit l’attente illu­soire jusqu’à la ren­dre irres­pirable, et l’air ne peut être inspiré qu’au moment où les bouch­es enfan­tent des mots, qui recou­vrent et écrivent une peau, laque­lle, plus touchée désor­mais, doit devenir cette sur­face d’écriture pour ne pas s’évanouir. Un corps écrit, un vis­age écrit, une peau écrite : ah si devenir texte pou­vait préserv­er de l’effacement défini­tif ! La per­son­ne qui dit « je » tente de retenir les instants en les dénom­brant, mais se rend compte que l’incomptable lui échap­pera tou­jours et que la sous­trac­tion, « et je retiens un », per­met peut-être de ne garder que l’essentiel, qui, tout compte fait, n’est peut-être que soi, et encore, si tant est que les mots d’absence qu’on laisse der­rière soi peu­vent pass­er pour soi, et si l’on ne s’évertue pas à « déchir­er la feuille sur laque­lle je me suis écrite ». 

« Cette voiture cette moi­teur ce jardin cette piscine ce ciel ouvert cette clô­ture », « ce sen­ti­ment très vif cette ivresse cette exci­ta­tion cette exal­ta­tion exul­ter expir­er cet épuise­ment de rêve cette tor­peur » : dans ce mor­celle­ment des sou­venirs, qui les détache de la réal­ité et les relie/les réduit à l’émotion qu’ils sus­ci­tent, l’emploi anaphorique du démon­stratif per­met de peser les mots, et d’instaurer une dis­tance entre l’être d’un côté et les objets et sen­ti­ments désignés de l’autre, tout en mag­nifi­ant ces derniers. Les mots suiv­ants en par­ti­c­uli­er, en alle­mand dans le texte (l’auteur traduit notam­ment de cette langue), « dieser tag erin­nert sich an dich und sagt », le soulig­nent bien : ce n’est pas toi qui te sou­viens du jour et qui en par­les mais le jour qui se sou­vient de toi et qui dit… Ain­si, c’est de l’ordre des corps « qui ne se touchent pas », mal­gré le con­cret, le tan­gi­ble, des images partagées. Dans cette déter­mi­na­tion, il y a aus­si mou­ve­ment, car il y a pour­suite et traçage dans ces démon­strat­ifs, comme s’il s’agissait d’une danse impro­visée de corps et d’objets se dérobant l’un à l’autre. Ici il me faut citer cette phrase de l’écrivain améri­cain James Salter, dans un entre­tien accordé à The Paris Review : « I’m moved by writ­ing » – que je traduis à la fois par « l’écriture m’émeut » et « l’écriture me meut », me met en mou­ve­ment. Mais revenons à cette dis­tance entre le nar­ra­teur et le nom, qui rap­pelle que Lucie Taïeb est lin­guiste, et respectueuse des out­ils de la langue (et je pense encore une fois à Jacques Roubaud, et à ce que le nom est pour lui, dans Quelque chose noir, « trace irré­ductible » qui « ne se sup­prime pas »). 

Avec habileté, Lucie Taïeb file les sou­venirs et les fait défil­er, tout en les effilochant – la langue créée qui les porte se défait au fur et à mesure qu’elle s’élabore dans l’historique des per­cep­tions dressé par l’auteur : « Je ne retiens pas les noms, dont les let­tres se mélan­gent, je ne retiens pas les / voix qui ne vibrent que d’elles-mêmes, j’efface aus­si tout / caresse de la sur­face de ma peau et j’efface tous les bais­ers », « je ne retiens pas les vis­ages dont je n’ai jamais / vu l’envers », « j’effeuille ain­si mon moi comme une mar­guerite et réduit son cen­tre en miettes jaunes ». « Tout dis­paraît, tout sauf ce qui a été écrit », a dit James Salter en août 2014 au micro de France Cul­ture. En exer­gue à son roman Et rien d’autre – dont le titre anglais, All That Is, piv­ote autour du démon­stratif that – l’on trou­ve ces mots : « Il arrive un moment où vous savez que tout n’est que rêve, que seules les choses qu’a su préserv­er l’écriture ont des chances d’être vraies ».

Vivre après la dis­pari­tion, c’est vivre décen­tré, en veille, effacé, ten­té par le vide, et peu à peu réduit à l’aphasie, à moins de savoir saisir les signes d’une langue nou­velle qui exprimera ce que celle que l’on a trop usée en la frot­tant au néant n’est plus capa­ble de faire. « Ceux qui s’éveillent et par­lent des langues incon­nues / c’est la seule manière de par­venir à par­ler », dit Lucie Taïeb dans La retenue, un livre réfléchi, con­cen­tré, bouleversant.

 

Tel Aviv, décem­bre 2015.

 

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire