La pre­mière pierre de l’amitié entre les deux hommes, qui se ren­con­trent six mois aupar­a­vant, est posée par Allen Gins­berg : c’est à la prison new-yorkaise du comté du Bronx en août 1944 que Jack Ker­ouac lit la let­tre que son nou­v­el ami lui a envoyée depuis son dor­toir à l’université de Colum­bia. Mal­gré leur jeune âge (Gins­berg l’étudiant a dix-huit ans et Ker­ouac le rebelle vingt-deux), les deux cama­rades se révè­lent être des cor­re­spon­dants mûs par une verve et une cul­ture lit­téraire étour­dis­santes, déjà dignes de leur statut futur de géants de la Beat Gen­er­a­tion. Leurs goûts et leurs lec­tures vont bien au-delà de ce qu’on leur avait appris à l’université : ils dis­ser­tent sur Dante, Stend­hal, Yeats – « sa voix est comme une cham­bre d’échos » écrit Gins­berg –, Shake­speare, Mal­herbe, Racine – « le Shake­speare français » dit Ker­ouac, qui lit « ces temps-ci comme un fou. Il n’y a rien d’autre à faire. C’est une des activ­ités aux­quelles on peut se livr­er quand le reste n’est plus intéres­sant, je veux dire, quand tout le reste ne s’avère plus digne d’intérêt ».

Comme avec pra­tique­ment tout ce qui provient des archives Gins­berg, nous devons la lec­ture des let­tres échangées entre lui et Ker­ouac à son vieil ami et biographe Bill Mor­gan, qui, avec l’aide de l’éditeur David Stan­ford, a réal­isé le fab­uleux Jack Ker­ouac and Allen Gins­berg: The Let­ters (Viking, 2010). Quant à la tra­duc­tion française de soix­ante-douze de ces deux cents let­tres (sur les cen­taines qu’ils s’écrivirent), pub­liée qua­tre ans plus tard par Gal­li­mard, nous la devons bien sûr au génial Nico­las Richard, car qui, à part le tra­duc­teur de Woody Allen, Nick Horn­by, David Lynch, Richard Pow­ers et Thomas Pyn­chon (pour ne citer qu’eux) aurait pu venir à bout de tant d’effervescence lin­guis­tique ? Vingt années de cor­re­spon­dance bouil­lon­nante, truf­fée d’extraits de travaux en cours, de poèmes, de cri­tiques lit­téraires, échange épis­to­laire grandiose dans lequel on assiste tris­te­ment au déclin de Ker­ouac (« C’est trop, trop près de la mort, la vie. », « on peut dis­paraître facile­ment… être com­plète­ment oublié… se décom­pos­er comme une tache dans la saleté… », Ker­ouac), et avec joie à l’ascension de Gins­berg (qui, au con­traire de son ami qui le dén­i­grait, a porté le mou­ve­ment Beat). Dans ces let­tres, Gins­berg (peut-être sous l’emprise de sub­stances hal­lu­cinogènes) se révèle sou­vent plus méta­physique et « illu­miné » que Ker­ouac, même si tous deux déploient là une prose épis­to­laire d’une richesse et d’une qual­ité extraordinaires.

Ces let­tres tran­scen­dent les biogra­phies de Gins­berg et Ker­ouac et sont prob­a­ble­ment les doc­u­ments les plus révéla­teurs de leur ami­tié tumultueuse et de leur car­rière lit­téraire. Leur matu­rité intel­lectuelle s’y révèle épous­tou­flante : ces deux-là avaient déjà leur voix, ils le savaient, et ils savaient aus­si qu’ils seraient célèbres un jour (même si leurs échanges mon­trent com­bi­en ils rongeaient leur frein). D’ailleurs, Ker­ouac a écrit, dans une let­tre à Lawrence Fer­linghet­ti, le 25 mai 1961, après avoir « passé ces deux journées à class­er d’anciennes let­tres […] des cen­taines de vieilles let­tres d’Allen, de Bur­roughs, de Cas­sady, de quoi te faire pleur­er […] Un jour « Les Let­tres d’Allen Gins­berg à Jack Ker­ouac » fer­ont pleur­er l’Amérique », et il avait raison.

Même s’il est pos­si­ble que les lecteurs pos­sé­dant déjà un bagage Beat vien­nent à appréci­er ce livre davan­tage que ceux qui en sont dépourvus (il apporte un éclairage impor­tant sur les cir­con­stances de l’écriture et de la pub­li­ca­tion de leurs livres), cet ouvrage mythique se lira aus­si bien sans con­nais­sance préal­able du mou­ve­ment Beat, tant il est stim­u­lant intel­lectuelle­ment, mais il demande tout de même d’aimer la lit­téra­ture et les dis­cus­sions lit­téraires. En effet, ces let­tres se dévorent comme un roman con­stru­it autour des couliss­es de la Beat Gen­er­a­tion (dont elles remet­tent l’héritage en con­texte) et de la vie trép­i­dante et pleine de rebondisse­ments de ces deux enfants spir­ituels de Walt Whit­man que sont Ker­ouac et Gins­berg, jeunes écrivains en recherche d’éditeur et de recon­nais­sance, de New York à San Fran­cis­co, en pas­sant par Tanger, le Mex­ique et l’Europe (« Suis passé par Vienne, Munich, semaine à Paris, puis arrivé ici à Ams­ter­dam, dors par terre chez Gre­go­ry. Scènes de dingue en Hol­lande — c’est une ville extra — tout le monde par­le anglais, ils ont des bars pour poètes hip­sters, des bars bop, des mag­a­zines sur­réal­istes qui pub­lient des poèmes de Gre­go­ry et vont faire paraître des cri­tiques de Howl, Route et des trucs de Bur­roughs y seront pub­liés », Gins­berg), sans par­ler de toutes sortes de sub­stances intox­i­cantes dont ils étaient friands pour aigu­is­er ou émouss­er leurs per­cep­tions, selon leurs besoins créat­ifs du moment. Ces deux amis totale­ment affran­chis des codes et des dis­cours socio­cul­turels de l’Amérique de l’époque, avides d’expériences nou­velles, s’offrent, avec intel­li­gence, com­pas­sion et générosité, des con­seils de lec­ture, des cri­tiques de leurs travaux respec­tifs, des poèmes, et s’épaulent sur la voie dif­fi­cile de la pub­li­ca­tion (on en apprend beau­coup sur l’industrie du livre aux États-Unis et sur le monde de l’édition d’alors). Ils avaient faim de suc­cès, d’attention, récla­maient d’être recon­nus, y com­pris par l’Estab­lish­ment de l’époque. « Je suis per­du. Si mon livre ne se vend pas, que puis-je faire ? », écrit Ker­ouac à son ami, et Gins­berg n’a de cesse de lui répéter : « Con­tin­ue à écrire ».

Leurs dis­cus­sions reflè­tent égale­ment une époque (après-guerre, post-Hiroshi­ma, guerre froide), dont ils pren­nent le pouls (« la société est une erreur. […] je ne crois pas du tout en cette société. Elle est néfaste. Elle s’effondrera. Il faut que les hommes puis­sent faire ce qu’ils veu­lent. », Ker­ouac), ain­si que les angoiss­es causées par une société améri­caine sclérosée (« l’histoire c’est le peu­ple qui fait ce que ses gou­ver­nants lui dis­ent de faire. La vie c’est ce qui per­met l’émergence des désirs, mais pas le droit de les assou­vir. », Ker­ouac), la lutte de ceux qui, non nor­mat­ifs et « fous » – de la vie et des mots – essaient d’y exis­ter en dépit des stig­mates, et l’incroyable résilience cul­turelle de ceux qui n’ont pas coulé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, avec la Beat Gen­er­a­tion, pas d’être bat­tu, mais de s’être bat­tu, com­plète­ment nu, l’âme mise à nue, pour le droit d’exister et de s’exprimer artis­tique­ment et surtout tel que l’on est. Gins­berg et Ker­ouac rêvaient d’un monde pour tous, pour les décalés, les rejetés, les folle­ment beaux et les mag­nifique­ment fous (« Elle a aus­si trou­vé que j’étais « bizarre » parce que je n’avais pas de boulot », Kerouac).

Leur alliance créa­tive, qui se ren­force au cours de cette cor­re­spon­dance, allait con­stituer un piv­ot autour duquel gravit­eraient tous les écrivains de la Beat Gen­er­a­tion. En entrant par le biais de ces échanges dans la tête de ces deux prodi­ges, on assiste à la genèse des stupé­fi­ants Howl et On the road, pub­liés respec­tive­ment en 1955 et 1957. « Dis-lui bien que j’ai enduré la pau­vreté, la mal­adie, le deuil et la folie, et que ce roman tient à peu près aus­si debout que moi », dit Ker­ouac au sujet de Sur la route, que Gins­berg, dans une let­tre datée du 12 juin 1952, a cri­tiqué avec ces mots : « Je ne vois pas com­ment il pour­rait être un jour pub­lié, c’est telle­ment per­son­nel, telle­ment plein d’une langue sex­uelle, telle­ment truf­fé de nos références mythologiques locales que je ne sais pas si un édi­teur y com­pren­dra quelque chose ». Il se reprend plus bas en dis­ant que « la langue est géniale, le souf­fle est génial », mais il rajoute que « c’est fou (pas sim­ple­ment dans le sens inspiré) mais fou dans le sens décousu », tout en promet­tant de relire le livre et de rédi­ger « une mis­sive de vingt pages reprenant le texte sec­tion par sec­tion », avant de con­lure que « le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme et qu’il doit être, sur le plan esthé­tique et dans l’idée de le faire pub­li­er, repris et recon­stru­it ». Ce à quoi Ker­ouac lui répond, très blessé, le 8 octo­bre : « Allen Gins­berg, Ceci pour te sig­naler à toi et au reste de la bande ce que je pense de vous. […] Et toi que je croy­ais mon ami […] Tu crois peut-être que je ne me rends pas compte à quel point tu es jaloux […] Pourquoi espèces de sales petites merdes minables êtes-vous tous les mêmes et l’avez-vous tou­jours été et pourquoi est-ce que je vous ai écoutés et pourquoi a‑t-il fal­lu que je fraye avec vous à faire le beau — quinze années de ma vie gâchées avec les fumiers de New York […] J’ai le cœur qui saigne chaque fois que je regarde Sur la route… Je vois bien main­tenant en quoi c’est génial et pourquoi vous le détestez et ce qu’est le monde… en par­ti­c­uli­er toi, Allen Gins­berg, tu es… un incroy­ant, un mis­an­thrope […] vous m’avez tous baisé […] alors allez mourir […] et ne venez plus jamais m’assombrir ». Heureuse­ment, Gins­berg ne se laisse pas décon­te­nancer par cette bile, et envoie à son ami l’analyse promise de Sur la route, cou­plée à celle de Doc­teur Sax, ain­si l’on ne sait pas vrai­ment quel man­u­scrit il loue, du moins au début de sa longue let­tre : « Il me sem­ble qu’avec Sur la route et Sax, […] tu as trou­vé un filon orig­i­nal dans la méth­ode d’écriture de la prose — méth­ode qui certes rap­pelle Joyce mais t’est cepen­dant com­plète­ment pro­pre, c’est ta mar­que de fab­rique, ton style […] la cadence orale de ta prose […] l’imagerie lan­gag­ière dont tu uses […] est aus­si de la poésie sans pré­ten­tion à la fois anci­enne et mod­erne […] La struc­ture de la réal­ité et du mythe — le principe des allers-retours— est un coup de génie […] Ce livre est une véri­ta­ble vision, la pre­mière dans la litt’ améri­caine depuis qui sait ? […] Ton livre est effec­tive­ment un sacré défi […] Tu m’as vrai­ment envoyé chi­er la dernière fois que j’ai essayé de t’aider — Avec toute mon affec­tion, comme tou­jours. Allen ». Tout cela suf­fit pour amadouer Ker­ouac, qui répond un mois plus tard : « Cher Allen, J’ai relu ta let­tre à de nom­breuses repris­es. C’est très gen­til, tu es très gen­til de com­pren­dre mon écri­t­ure. Je me suis sen­ti hon­oré. » Il con­clut ain­si : « Ah j’adorerais te voir, peut-être à Noël selon mes pro­jets de voy­age. Salue bien toute la bande. Ton ami, Jack » Et ces extraits ne con­stituent qu’un mince exem­ple de l’expansivité intel­lectuelle et affec­tive qui nous régale en lisant la Cor­re­spon­dance.

Sa force réside égale­ment dans le tis­sage : celui du lien de plus en plus ser­ré entre les deux amis, certes, mais aus­si celui des liens for­més entre eux et les lecteurs, à la fois de leur œuvre et de leurs let­tres, cour­ri­er qui se lit sans effort, se dévore lit­térale­ment, tout comme les des­ti­nataires les dévo­raient sans doute. Tout lecteur d’une let­tre n’en devient-il pas le des­ti­nataire sec­ond ? De par leur qual­ité lit­téraire incom­pa­ra­ble, ces let­tres, qui font par­tie inté­grante de l’œuvre de leurs auteurs, représen­tent une immense con­tri­bu­tion à la lit­téra­ture améri­caine, tant elles vibrent d’intelligence, de vie, de folie, de poésie. En les lisant, nous emprun­tons avec émo­tion les ponts qu’ils ont bâtis, entre eux, mais aus­si entre eux et le monde. Nous devenons tour à tour l’un et l’autre, gag­nés par leur fougue, leur ent­hou­si­asme débor­dant pour la vie et pour tout ce qui est en rap­port avec l’écriture.

Lire ce vol­ume est une joie, car il ne con­tient que des let­tres « idéales » : les per­son­nal­ités de Gins­berg et de Ker­ouac y sont telle­ment exposées qu’on a tout sim­ple­ment l’impression qu’ils sont en train de se chamailler à nos côtés. Leur com­pag­nie vivante nous est offerte par ces let­tres, cha­cune écrite comme s’il s’agissait de la dernière fois qu’ils s’écriraient, comme si son auteur allait dis­paraître le lende­main. Les sobri­quets qu’ils se ren­voient révè­lent le lien très fort qui les unit, le plaisir qu’ils ont à s’écrire, à se taquin­er, leur humour…  Gins­berg appelle Ker­ouac « singe », « M’sieur Krerouch »… Ker­ouac l’appelle en retour « jeune singe », « petit », « chi­nois », « pédale cos­mique », « Gillette »… Gins­berg signe lui-même ses let­tres « Greb­snig », ou « ton pot de colle », « ton sem­blable »… Cette fenêtre ouverte sur leur ami­tié nous élec­tri­fie, nous émeut et réchauffe nos cœurs dés­abusés. Tout n’est pas per­du quand il reste encore tant d’humanité… mais en reste-t-il vrai­ment ? Ces deux hommes sont par­tis… C’est pourquoi la pub­li­ca­tion de leur cor­re­spon­dance est un événe­ment majeur : il célèbre les rela­tions humaines, la chaleur de l’amitié, une cer­taine immor­tal­ité par ailleurs, qu’on aimerait croire que les mots per­me­t­tent (« l’esprit sans cor­po­ral­ité », selon Emi­ly Dick­in­son : « A let­ter always seemed to me like immor­tal­i­ty because it is the mind alone with­out cor­po­re­al friend »).

L’on com­prend à la lec­ture com­bi­en leurs échanges leur étaient néces­saires, com­bi­en leur con­fi­ance en leurs capac­ités créa­tri­ces en dépendaient, ain­si que leur ami­tié, puisque la cor­re­spon­dance joue le rôle cru­cial de passerelle, abolis­sant la dis­tance physique entre les corps : elle se déroule comme la route qui mène d’un ami à l’autre et les per­met de se retrou­ver. « Cher Jack, N’ai pas arrêté de me dire qu’il fal­lait que je te réponde vite énorme let­tre amour char­mante fleurs au ven­tre » (Gins­berg). L’estime et l’amitié entre eux tenait sans con­teste au fil épis­to­laire épais qu’ils déroulaient, comme dans le cas de la plu­part des rela­tions à dis­tance d’ailleurs. Leurs échanges con­sti­tu­aient une con­ver­sa­tion inin­ter­rompue, abolis­sant la dis­tance et le temps. « Ne vois-tu pas que nous souf­frons tous les deux ? Si, bien sûr, tu le vois. C’est le socle réel de notre « ami­tié ». La con­nais­sance secrète de nos pro­fondeurs récipro­ques », écrit Ginsberg.

En anglais il existe une expres­sion hyper­bolique pour dire qu’on ne peut absol­u­ment pas faire quelque chose, qu’on n’en a ni la pos­si­bil­ité, ni la capac­ité, qu’on y est très mau­vais, incom­pé­tent : « I can’t (verbe) to save my life », « je ne peux pas (verbe) pour sauver ma vie ». Dans le cas de Gins­berg et de Ker­ouac, il s’agissait bien de cela, de s’écrire pour se sauver, se main­tenir en vie, garder le souf­fle, et s’ils n’avaient pu le faire, il y aurait eu mort d’homme, car mort d’une rela­tion, d’une ami­tié, et de toute inven­tiv­ité, créa­tion ; extinc­tion de la flamme, nuit noire. De nos jours, il est rare et regret­table que le feu des rela­tions qui comptent soit suff­isam­ment nour­ri par les épanche­ments épis­to­laires néces­saires. Mal­gré l’étendue des moyens de com­mu­ni­ca­tion que nous avons créés, nous vivons sou­vent qua­si­ment dans la nuit en ce qui con­cerne nos rela­tions avec les autres, nous y voyons si peu clair que nous nous en ren­dons à peine compte. De nos jours, en plus du télé­gramme des débuts, l’on dis­pose d’appareils élec­tron­iques per­me­t­tant à la fois de s’écrire plus sou­vent (donc logique­ment davan­tage) et plus vite. Or, mal­gré ces facil­ités d’échange, on partage à la fois plus sou­vent et moins, du point de vue du con­tenu, de la quan­tité, et de la qual­ité. La générosité n’est plus qu’une peau de cha­grin, et avec elle, notre parole. Le « don­ner sans compter » fait par­tie du temps où l’on s’écrivait des let­tres, temps durant lequel on pou­vait con­sacr­er une journée entière voire plus à s’occuper de sa cor­re­spon­dance. Avec la let­tre, on va plus loin que la com­mu­ni­ca­tion sim­ple de faits, que son mode util­i­taire, puisqu’elle par­ticipe au resser­re­ment des liens intimes. « Je t’écrirai bien­tôt de nou­veau. M’aimeras-tu tou­jours ? » (Gins­berg).

Ain­si, lire ce vol­ume est jouis­sif, car on y retrou­ve la let­tre en tant que cadeau fait à l’ami : le don de soi à l’ami ; et bien sûr la let­tre devient un miroir dans lequel le moi idéal est reflété, avec ses goûts, sa per­son­nal­ité, ses humeurs. Il s’agit d’un moi recon­stru­it, selon la façon dont on veut qu’on nous perçoive à un moment don­né, selon l’image qu’on souhaite don­ner de soi. Ces let­tres sont donc des images de Gins­berg et de Ker­ouac, créées par eux-même : ils se présen­tent de la façon dont ils voulaient être perçus, et aimés ou détestés, par l’autre. Elles par­ticipent à un jeu de séduc­tion, et le lecteur est entraîné dans la ronde. « Mon moi véri­ta­ble, à savoir sim­ple­ment l’homme-enfant dingue que je suis », écrit Ker­ouac ; quant à Gins­berg, il se définit par exem­ple comme étant « une pédale cos­mique, c’est vrai ; si seule­ment tu savais dans quelle exis­tence isolée cela m’exile en com­para­i­son de la vision rel­a­tive­ment saine que tu as de l’univers. »

L’on décou­vre un Ker­ouac para­noïaque, têtu, soupe au lait, cyclothymique, aimant beau­coup les enfants, la terre, le plein air, les ani­maux, cœur d’artichaut aus­si (« Je pense que les femmes sont des déess­es splen­dides »), et un Gins­berg obsédé par le sexe et la poésie, féru de psy­ch­analyse, très seul, ne s’aimant point, et doutant con­stam­ment de son tra­vail (« Ma poésie, j’en suis intime­ment con­va­in­cu, ne donne rien – n’a rien don­né. »). Ces deux galériens du plaisir et de l’écriture avaient en com­mun l’hyperactivité, la générosité, l’accoutumance à la drogue, et, bien sûr, le génie lit­téraire. Ker­ouac, pro­tégé de Robert Giroux, con­sid­érait Gins­berg comme son petit frère juif, comme un écrivain juif avant que d’être améri­cain, ce qui bles­sait son ami pour qui il était telle­ment impor­tant d’être inté­gré, « assim­ilé » à la société améri­caine, en tant que poète homo­sex­uel. Aus­si débridé que Gins­berg pou­vait paraître dans cette société figée, il ne l’était pas suff­isam­ment aux yeux de Ker­ouac, qui lui écrit en 1948 : « Sois fou, pour une fois ». Leurs let­tres remet­tent les pen­d­ules à l’heure et brisent les idées reçues que l’on pou­vait avoir à leur sujet. Esprits indépen­dants, ils l’étaient, mais sans pour être totale­ment libres de con­traintes : « Je ne suis pas logé à meilleure enseigne que toi, je ne fais pas non plus ce que j’ai envie de faire. » (Ker­ouac). Leur vie était sou­vent pénible et laborieuse, même s’ils arrivaient à vivre avec ce que leur rap­por­taient leurs emplois inter­mit­tents puis leurs livres, ils étaient loin de rouler sur l’or : « Si je deviens riche, nous serons tous sauvés et l’emporterons sur l’ampleur de la nuit, la rouge, rouge nuit. » (Ker­ouac).

Ces échanges épis­to­laires jubi­la­toires nous rap­pel­lent que d’une part la cor­re­spon­dance est un tal­ent (lire les let­tres écrites par Vir­ginia Woolf, Vita Sackville-West, Mari­na Tsve­taïe­va, etc.), et que d’autre part elle fait par­tie de la pro­duc­tion lit­téraire des écrivains, reflé­tant, si elle est réussie (mais en général ceux qui aiment écrire des let­tres les écrivent bien), leur vivac­ité d’esprit, leur tal­ent d’observation, leur humour, leur facil­ité d’expression, d’argumentation, de clar­i­fi­ca­tion, bref, une élo­quence tout à fait con­traire à la vacuité, à l’apathie, ou à la paresse intel­lectuelles. N’oublions pas, non plus, que ces let­tres ne représen­taient qu’une petite par­tie de la cor­re­spon­dance que les deux amis entrete­naient avec leur cer­cle d’écrivains (Neal Cas­sady, William Bur­roughs, Gre­go­ry Cor­so, Lucien Carr, Peter Orlvosky, Gary Sny­der, etc.). L’on peut s’imaginer, vu l’énergie que leur lec­ture injecte en nous, celle qui ani­mait les épis­toliers eux-mêmes, dont l’ivresse dionysi­aque et la fran­chise brute sec­oue chaque phrase. Cha­peau bas encore une fois à Nico­las Richard pour sa tra­duc­tion de ces let­tres totale­ment exaltantes.

 

 

Source de la pho­to de Gins­berg et Ker­ouac, 1959 : New York Times

Sur Gins­berg, on lira ce très beau livre de Sabine Huynh : Avec vous ce jour-là/Let­tre au poète Allen Ginsberg
 

Un livre impor­tant, à lire absol­u­ment si ce n’est déjà fait. 

 

 

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire