Quin­tan Ana Wikswo et  Mar­go Berdeshevsky

Le 26 jan­vi­er 2018

 

 

 Mar­go Berde­shevsky. Nous avons une pas­sion com­mune pour l’image, lin­guis­tique autant que pho­tographique. Vous, ce sont les sil­hou­ettes sur fond de ciels aléa­toires, les formes qui désta­bilisent l’esprit du lecteur, qui revi­en­nent, lanci­nantes. Nous parta­geons un lyrisme qui n’est pas tou­jours, et sou­vent même pas du tout, beau. Nous sommes enclines à abor­der la vio­lence faite, ancrée en mémoire. Nous avons en com­mun l’envie de pénétr­er des domaines où esprit(s) et réc­it se sen­tent égaux en puis­sance et où corps et sex­u­al­ité über-réelle imposent leur présence autant que peau, sang men­stru­el et bile. Peut-être bien, aus­si, que nous parta­geons un besoin de sanc­tu­aire. Si tant est que cela existe.

Dans A Long Curv­ing Scar Where the Heart Should Be 1Une longue bal­afre en crois­sant à la place du cœur. on fini­ra par trou­ver un refuge. Les images, sou­vent macabres, s’enténèbrent, se char­gent, se sous-ten­dent de bleus funèbres, de la peau mi claire/mi brune des per­son­nages, à la fois dans les couleurs et la tonal­ité des mots. À lire ce livre semi-sur­réel, je me suis, à un moment, retrou­vée dans l’Ode à un rossig­nol de Keats, prise du besoin pres­sant de lire une fois encore Havre lanci­nant des mouch­es aux soirs d’été. Du besoin de me remé­mor­er des vers du poème : Maintes fois, à l’écoute quand la nuit descend,/je me suis pris d’amour pour l’apaisant tré­pas…. Votre livre sem­ble se situer à mi-chemin entre cette sorte de som­no­lence léthargique et l’envoûtement venu d’un pas­sage à l’écrit brut de décof­frage et effrayant. Avant de pou­voir con­tin­uer ma lec­ture de ce roman âpre à l’âme, il m’a fal­lu revenir à la pre­mière stro­phe de Keats :

 

Mon cœur a mal et une pénible torpeur

M’engourdit comme si j’avais pris la ciguë,

Ou, venant de vider la lan­guide liqueur

 Du pavot, mon corps, au Léthé, s’était perdu…

 

J’ai dû m’interroger et me deman­der encore, tout comme Keats à l’écoute du chant caché, sous-jacent : Suis-je éveil­lé ou en sommeil ? 

Une longue bal­afre en crois­sant à la place du cœur me fai­sait l’impression d’être un livre où s’abîmer aus­si. Où mourir afin d’y revivre, éprise à demi de la mort et à demi de la vie au fil de son cours, entre les pho­togra­phies bleues et cyan fon­cé et l’existence sans fard de quelques mem­bres de ta famille et ancêtres : ceux que tu qual­i­fies de « mar­gin­aux et de per­sé­cutés de Vir­ginie, de Car­o­line du Sud et du Ten­nessee… » ; tous morts aujourd’hui, mais évadés de leur sépul­ture. Tis­su de cauchemar certes, c’est aus­si une prose qui tran­scende le genre, une his­toire qui ne saurait occul­ter son amour de l’image et qui, en con­séquence, l’accueille à bras ouverts, atti­rant le lecteur dans de ténébreuses embrouilles et dans une Amérique auda­cieuse­ment évo­quée. Une Amérique au sein de laque­lle les ancêtres de l’auteur « inté­grés ou contestataires––ont tous étés ren­voyés chez eux chargés d’opprobre afin de ne pas faire de vagues dans la presse ou l’opinion publique. »

Dans les pre­mières pages du roman, des phras­es telles que celles qui suiv­ent don­nent à penser que cela ne va pas être une par­tie de plaisir : « Elles mangeaient même leurs pro­pres ongles, au sel, tout comme elles mangeaient ceux qu’elles coupaient à leurs jeunes enfants. Ces ongles étaient très ten­dres. La terre, sous ceux des enfants, était couleur choco­lat au lait. Leurs dents étaient tou­jours impec­ca­bles à cause des cail­loux, des bouts de bois et des clous, mais pas ques­tion de fumer quoi que ce soit. » Très vite, on se rend compte que ça ne fait pas dans la den­telle : « Les filles entas­saient les corps d’hommes à l’arrière sous la galerie, le temps qu’ils se vident, avant de les envelop­per dans les feuilles géantes des tiges de tabac pour les accrocher aux fers du fumoir. La moule des filles avait goût de sas­safras. Belles et dodues, elles dan­saient nues et bai­saient ensem­ble sans payer… »

Vien­dra bien­tôt la ren­con­tre avec Maw, gar­di­enne, geôlière, sage-femme et cro­que­mort. Femme un jour aban­don­née, mais à qui on ne la ferait jamais plus. « Divinité des épanche­ments, des larmes et des expul­sions. » De qui l’on mur­mu­rait que c’était une fausse blanche. Maw, aban­don­née « à peine fini d’accoucher, chemise encore mac­ulée d’encre utérine rouge—». Maw, qui chante des airs som­bres à ses petites filles… per­son­nage incisé au scalpel. « Maw, divinité de la teigne et des poux. »

Nous y trou­verons, comme elle, un homme avec qui elle a fait ses bébés : « Lafayette vit que c’étaient des anges d’horreur––même le sang qui afflu­ait sous leur épi­derme nou­veau-né ne pou­vait occul­ter leurs orig­ines en d’autres ter­mes que ceux-ci––ils rougeoy­aient. » Sauf que l’homme Lafayette se fait ado­ra­teur de la fente de chair, fer­mée autant qu’ouverte, qu’une femme a entre les jambes. » Il est l’homme qui « peut faire comme s’il était tout entier dans son pénis et qui, dans leur bouche, danse lui-même le tan­go au fond de leur gorge rosée jusqu’à touch­er du bout des doigts la draperie de leurs poumons. En totale pureté. »

Côté reje­tons, nous avons une fille, infir­mière parce qu’elle le peut et le doit, une autre « trop blanche pour être nègre, trop nègre pour être blanche. Trop seule pour se sen­tir inté­grée, telle­ment dans le bain des secrets du Sud qu’elle passe inaperçue, même si elle saute aux yeux. »

Et donc, de chapitre en chapitre, nous pro­gres­sons dans un roman en images qui inclut des chants à‑demi con­nus ten­ant du sacra­mentel (sinon du sacré) et du pro­fane. Dans un roman qui par­ticipe autant de la poésie que de la prose. Un roman d’immémoriale douleur : « plus grande, plus durable, plus per­sis­tante que les femmes, qui remonte à la déchirure des con­ti­nents, s’enfonce jusqu’au ven­tre de la terre, repue d’un mag­ma de deuil dont la seule trace d’injustice dans le vide reste coulée de lave… ».

Et donc, de chapitre en chapitre, nous pro­gres­sons dans un roman en images qui inclut des chants à‑demi con­nus ten­ant du sacra­mentel (sinon du sacré) et du pro­fane. Dans un roman qui par­ticipe autant de la poésie que de la prose. Un roman d’immémoriale douleur : « plus grande, plus durable, plus per­sis­tante que les femmes, qui remonte à la déchirure des con­ti­nents, s’enfonce jusqu’au ven­tre de la terre, repue d’un mag­ma de deuil dont la seule trace d’injustice dans le vide reste coulée de lave… ».

Il y a aus­si les images dont le livre est jalon­né : des pho­togra­phies de bleus fon­cés, en sil­hou­ettes, qui aboutis­sent à des magen­tas pour se ter­min­er en vertes sug­ges­tions d’un avenir en crois­sance, avant le retour à la case départ dans le cyan et les bleus d’une nuit lourde de spec­tres. Tout cela sous forme de sil­hou­ettes, mais aus­si d’ardente hémor­ragie, vers un avenir où bleus et rouges se super­posent en tranch­es napoli­taines. Cha­cun des réc­its que vous dépeignez ressem­ble à un orgasme qui monte, petit à petit, tou­jours en manque (si je peux ris­quer ici une inter­pré­ta­tion…) en manque de quelque terre sainte où aboutir.

 

 

 

« Il existe du secret à détru­ire quand vient le moment. Des choses de prix et frag­iles, à bris­er en mille morceaux. » Ou alors n’existe-t-il, de fait, aucun cadavre à met­tre dans la tombe qui reste à creuser, lors du départ des esprits ?

Les dernières séries de pho­tos spec­trales se mac­u­lent en levers de soleil. Ou des couch­ers peut-être ? Le doute sub­siste. « Le pire pour­rait ne pas dur­er et le meilleur se faire jour. »

« Il était une fois une grande demeure blanche sur la hau­teur, mai­son mau­dite selon cer­tains, même si per­son­ne ne sait avec cer­ti­tude où elle s’en est allée, sauf à dire que ceux qui l’habitaient ou qui vivaient dans le coin n’en sont pas tous, ni tou­jours, sor­tis vivants : esclaves africains, nôtres, malades du temps où elle ser­vait d’hôpital… »

« Il était une fois nos par­ents. Qui ont fui une mai­son où il y eut jadis un incendie, de la fumée, des cen­dres, et qu’ils qual­i­fi­aient de sanc­tu­aire. Qui avaient cru en finir, une bonne fois pour toutes, mais à tort. »

Sacré livre !

 

Une longue bal­afre incurvée à la place du cœur, ça remue. Venons-en aux ques­tions : Qu’est-ce qui détermine/a déter­miné l’écriture de ce livre à ce moment don­né de votre vie/de l’histoire de l’Amérique ?

Quin­tan Ana Wiskwo. J’ai com­mencé à tra­vailler sur ce livre il y a vingt ans et, depuis ce temps-là, il est resté en ges­ta­tion inin­ter­rompue, tou­jours présent dans mon exis­tence. Je n’ai jamais cessé d’écrire ce livre, même avant qu’il ne prenne forme sur le papi­er. C’est, et ce sera tou­jours, le moment de labour­er son pro­pre champ et le champ du vécu améri­cain pour voir quels osse­ments et quelles semences vont en ressor­tir. Mais il faut dire qu’écrire et pub­li­er, ce n’est pas la même chose. Bien des livres du genre du mien se mor­fondent dans les tiroirs d’auteurs de tal­ent d’un bout à l’autre du pays… tout, à mon avis, con­siste à expli­quer pourquoi le moment est venu de pub­li­er aujourd’hui.

J’ai tou­jours bien dis­cerné ce que le livre devrait être : au mieux l’écriture améri­cani­enne est fer­tile et ent­hou­si­as­mante mais, depuis l’enfance, je me suis rarement trou­vée (pas plus que quiconque d’autre de ma con­nais­sance) à l’aise dans les espaces fer­més qu’elle offrait. Les « Grands Romans Améri­cains », com­mer­ciale­ment cor­rects, sont des cages qui ressem­blent à des livres mais qui châtrent tout ce qui n’entre pas dans la géométrie de leurs tranch­es de vie améri­caines, d’histoires améri­caines, d’identités améri­caines. Il y a longtemps de cela, l’édition améri­caine a décidé que la façon la plus sim­ple de sor­tir du labyrinthe de la vie améri­caine con­sis­tait à fer­mer les yeux et à s’en tenir fer­me­ment à deux ou trois lignes direc­tri­ces, typ­ique­ment : la blanche, la mas­cu­line et l’hétérosexuelle. De nos jours, cepen­dant, de plus en plus d’Américains se lan­cent sur une immense toile d’araignée non car­tographiée. Une longue bal­afre incurvée à la place du cœur plonge au tré­fonds d’un monde d’écrivains en marge qui s’emploient à agrandir la toile plutôt qu’à la faire dis­paraître dans l’aspirateur.

Aux yeux d’une culture––et pour l’industrie lit­téraire américaine––socialement for­matée en vue de per­pétuer et de policer la ségré­ga­tion, il n’est plus excus­able d’escamoter le fait que la plu­part d’entre nous vivons au cen­tre névral­gique d’une mul­ti­plic­ité com­plexe d’égos con­cur­rents dans une société mul­tira­ciale, mul­ti-sex­uée, multi­genre, mul­ti-économique, et j’en passe. N’autoriser que trois lignes est inexcusable––il est grand temps que se ter­mine l’arachnophobie et que les édi­teurs abor­dent la toile comme étant la plus élaborée des struc­tures archi­tec­turales dont notre art dis­pose. La lit­téra­ture améri­caine, tout comme la lit­téra­ture améri­cani­enne, est à la croisée des chemins. Il revient de choisir quel fil de la toile suiv­re pour attein­dre au sub­lime de l’aventure, sinon c’est l’atrophie dans le néant.

Le moment de pub­li­er, c’est aujourd’hui––disons-le franche­ment, parce que même si le livre fut d’abord accep­té par l’éditrice vision­naire et récep­tive qu’est Ani­tra Budd de chez Cof­fee House Press, c’est finale­ment James Reich qui l’a sor­ti chez Stalk­ing Horse Press dont les col­lec­tions cha­peau­t­ent l’écriture alter­na­tive améri­caine. (Peut-être est-ce parce qu’il est bri­tan­nique et donc moins gêné aux entour­nures ou coincé par les pho­bies lit­téraires spé­ci­fiques de notre con­ti­nent). Il m’a lais­sée m’exprimer libre­ment suiv­re le fil d’Ariane de la forme, de l’identité, de la struc­ture, d’une his­toire qui m’appartient. Il ne s’est pra­tique­ment jamais man­i­festé lorsque mon expres­sion vio­le les fron­tières du vend­able, du com­mun, ou du con­fort­able. Je n’ai pas encore trou­vé d’auteur affranchi des démar­ca­tions qui ne se soit retrou­vé avec des car­tons de cour­ri­er en prove­nance d’éditeurs éton­nés lui dis­ant qu’ils ne voy­aient pas com­ment ils pour­raient mon­nay­er autre chose que : a) un texte réduc­teur en matière d’identité, de vécu, de struc­ture et d’expression, fondé sur un pré­sup­posé con­som­ma­ble, et : b) une his­toire que vendrait sans prob­lème à ses voyageurs de pas­sage le libraire d’un hall d’aérogare.

Mar­go Berde­shevsky. Êtes-vous arrivée au bout, ou bien n’est-ce qu’un commencement ?

Quin­tan Ana Wiskwo. J’en suis tou­jours à décou­vrir des secrets et des ambiguïtés au sein de ma pro­pre famille––c’est le fonde­ment de mon livre–– alors que de plus en plus de don­nées sur le vécu améri­cain, devi­en­nent disponibles grâce au tra­vail appro­fon­di de tant de gens qui s’évertuent à élargir les descrip­tions de notre monde. Mais les per­son­nages eux-mêmes et ce qui leur arrive, ont atteint dans leur voy­age une étape où des voies s’échappent de la carte. Ils la quit­tent et vont leur pro­pre chemin ; je suis heureuse de les voir capa­bles de le suiv­re sans moi. C’est ce qui leur arrive lorsqu’ils ren­con­trent un lecteur, un témoin, un com­pagnon de route––j’espère que Sweet Marie et Whitey, que Lafayette et Skin­ny Jones, la Jazz Girl et Maw m’en fer­ont part de temps en temps !

Ce qui se met en bran­le, c’est une odyssée poé­tique plus con­ceptuelle, qui cherche à savoir com­ment une mémoire trau­ma­tisée se forge un itinéraire dans l’espace-temps. Les blessures infligées par l’histoire, con­traire­ment aux idées reçues, ne se refer­ment pas avec le temps ou la dis­tance pour finale­ment dis­paraître. Les séquelles des injustices––génocides, march­es à la mort, crimes de haine––ne s’enfouissent pas sous le park­ing goudron­né d’un nou­veau Star­buck. Et donc, ce sur quoi je tra­vaille se présente sous forme de con­stel­la­tion de nou­velles, de poèmes et d’essais qui don­nent tous à com­pren­dre com­ment, en tant qu’espèce, nous pou­vons met­tre fin à cette hor­ri­ble ruban de Möbius, tis­su de haine sadique, cess­er de bless­er à mort le sus­pect ordi­naire et appren­dre à guérir les blessures infligées à notre corps socio-émo­tion­nel plutôt que de les dis­simuler jusqu’à ce que la gan­grène s’y mette et qu’il faille amput­er. L’analogie est macabre mais l’héritage de cru­auté que nous nous léguons s’est retourné con­tre tout le monde. J’ai fini de me pencher sur le spec­ta­cle de la vio­lence en Vir­ginie dans les années trente pour main­tenant jalon­ner le par­cours qui a per­mis à la haine de nous écras­er des siè­cles durant sous son talon de fer.

Mar­go Berde­shevsky. Dans votre ‘À pro­pos de procédés’, en fin de livre, vous par­lez de bal­ay­er « la répres­sion qui entoure la manière dont le com­plexe socio-éta­tique établit les normes et définit l’humain. » Vous men­tion­nez les ten­ta­tives gou­verne­men­tales pour met­tre au pas le corps « prob­lé­ma­tique » et avoir prise sur lui. Tan­dis que ces mots s’appliquent si cru­elle­ment aux moments que nous vivons, sur quoi porte votre regard, en quête d’une espérance capa­ble de com­penser une telle abom­i­na­tion et une telle mainmise ?

Quin­tan Ana Wikswo. Bien que mon recueil de nou­velles-poèmes s’intitule The Hope of Float­ing Has Car­ried Us This Far 2L’espoir d’avoir un jour des ailes nous mène jusqu’ici, je ne mis­erais guère sur l’espérance. C’est une carotte en plas­tique pour cheval mort de faim––attends que ça vienne, attends que ça vienne––qui ne four­nit guère de moyens d’agir. Le con­cept d’espoir se grève de pas­siv­ité et cela porte à cri­tique. Tels des chevaux, nous devons ten­dre le cou pour attrap­er un anti­dote bien plus puis­sant à ce que vous appelez la force du Mal. L’Espoir se brise trop facile­ment. Je soupçonne l’Espoir d’être une créa­tion du Mal qui savait très bien que cela ne ferait jamais un adver­saire capa­ble de vic­toire. Nous nous sommes jusqu’ici lais­sés men­er en bateau à ce pro­pos car nous avons ten­dance à nous figer sur place ou à nous évad­er dans une foi en l’espoir, super­sti­tieuse et sous l’emprise de la ter­reur, plutôt qu’à nous munir d’instruments plus effi­caces pour affron­ter la douleur qui nous écrase.

Ces instru­ments se nom­ment Moyens d’action, Prise de recul et Élé­va­tion. Agir vaut mieux qu’aspirer. Pren­dre du recul m’est aujourd’hui d’un grand sec­ours : nous avons la capac­ité de cess­er de soutenir les forces sadiques et exploiteuses et de cess­er tout investisse­ment leur béné­fi­ciant. C’est de l’action. Avec du recul, nous avons des moyens d’agir et nous pou­vons entamer notre élé­va­tion. Michelle Oba­ma l’a dit : « Quand eux sont en bas, c’est nous qui sommes en haut. » La vue est meilleure. Le sig­nal des feux allumés se voit depuis l’espace. On peut voir venir et anticiper. On peut pren­dre en enfilade. On peut faire obsta­cle. Là-haut, on peut créer des com­mu­nautés plus éthiques et plus empathiques.

Mar­go Berde­shevsky. J’aimerais vous enten­dre réa­gir à la ques­tion que vous posez dans ces notes de fin de texte : « Com­ment mon rôle d’artiste, comme celui du pub­lic et du lecteur, peut-il chang­er un rap­port voyeuriste de touriste-témoin en rela­tion engagée entre mil­i­tant et sympathisant ? »

Quin­tan Ana Wiskwo. Les Américains––lecteurs, directeurs, écrivains et édi­teurs améri­cains inclus––sont con­tenus dans une atti­tude pas­sive, un com­porte­ment de con­som­ma­teurs for­matés pour être le pre­mier, le plus rapi­de, et le meilleur à ingur­giter n’importe quel bout de gâteau qu’on leur jette du bal­con du château. Com­mencez par vous représen­ter les mil­liers de gens qui font la queue à l’ouverture des portes des grandes sur­faces le jour des sol­des. Ensuite, passez à la dif­fu­sion en boucle de mèmes stériles sur les réseaux soci­aux, qui mon­trent la vio­lence faite mais ne sont que place­bos bruyants. Troisième­ment, voyez ce témoin qui, sur les lieux d’un crime, ne bouge pas le petit doigt. Ce que ces gens ont en com­mun, c’est, au mieux, leur pas­siv­ité, et, au pire, d’être fascinés comme ces foules de spec­ta­teurs qui, dans les arènes, regar­daient le dernier lion n’en plus finir de mourir. Dans un con­texte de trau­ma, c’est le syn­drome du cloué-sur-place. En ter­mes d’humanitarisme, c’est se faire com­plice de ce que vous avez appelé le Mal.

La rela­tion active entre mil­i­tant et sym­pa­thisant néces­site que quelqu’un (artiste inclus) s’implique dans une entre­prise sys­té­ma­tique de recon­struc­tion de nos pro­pres psy­chés démolies, qui com­mence au plus pro­fond, sans, en même temps, se dépar­tir de sa ligne de con­duite dans la recherche des instru­ments néces­saires afin de guérir et non pas de bless­er, ni de l’inlassable courage de faire face dans l’honneur, la bon­té, la générosité, et l’intégrité, quelque carotte, bâton, pré­da­teur ou agréable diver­sion qui puis­sent se présen­ter. Et cela ne s’arrête pas là. L’artiste-sympathisant doit s’en remet­tre à un proces­sus fon­da­men­tale­ment impi­toy­able de con­nais­sance de soi ; il doit se faire son­deur et explo­rateur éthique de blessures faites aus­si bien que reçues ; il doit être prêt à offrir répa­ra­tion con­crète aux torts causés, à se détach­er quo­ti­di­en­nement de tout et n’importe quel vecteur de vio­lence et de haine, à faire pass­er l’édification avant le con­fort moral, à choisir le lien plutôt que le repli sur soi pro­tecteur. Cela revient, essen­tielle­ment, à se sen­tir à l’aise lorsque l’on n’est plus dans sa pro­pre sphère de con­fort, à pren­dre en mains sa pro­pre évolution.

Mar­go Berde­shevsky. Vous dites et mon­trez qu’il est dif­fi­cile, sinon impos­si­ble de s’y retrou­ver dans les enchevêtrements de la coloni­sa­tion et de l’esclavage, ain­si que dans leur séquelle de nais­sances et de lignées. À défaut de nous réin­ven­ter une civil­i­sa­tion com­mune, ce qui exige de la con­fron­ter à ses péchés de destruc­tion de l’humain, qu’est-ce qui vous fait aller de l’avant ?

Quin­tan Ana Wiskwo. Je me détourne de n’importe quel indi­vidu, ou de tout ce qui régit, cen­sure ou con­trôle mon intégrité. Je tourne le dos à toute force qui rogne, men­ace, ou tente de me priv­er d’exercer mon droit d’exister ou même de m’empêcher d’être. Je me tourne vers des vic­times de chocs graves, de gens qui sont atteints du mal d’être, qui sont per­sé­cutés mais qui, néan­moins, font face, refont sur­face, aimants, dignes de con­fi­ance, com­mu­ni­cat­ifs, généreux, qui en veu­lent, des gens qui savent ce qu’éthique veut dire. Je me tourne vers les vivants, autant que les morts, qui s’efforcent ou se sont employés à tou­jours repouss­er les lim­ites des valeurs ou des vérités reçues de leur époque ou de leur milieu. Je puise une grande énergie dans la com­mu­nion avec quiconque s’est effor­cé de répon­dre présent et de con­serv­er son hon­neur dans une adver­sité qui, autrement et si l’on n’y pre­nait garde, don­nerait lieu à des com­porte­ments pré­da­teurs primaires.

Je regarde aus­si les nuages. Je suis le par­cours des orages. J’implique effec­tive­ment ma sphère spa­tio-tem­porelle, je lis des ouvrages de physique, je prends mes dis­tances avec le hic et nunc et pars en durée de rêve. Je passe énor­mé­ment de temps au lit avec mes chiens. Je me suis lancée dans la recherche de gens, plus avancés que moi dans cette voie et capa­bles de me guider sur celles de l’existence qui est nôtre. Je ne me suis jamais sen­tie par­ti­c­ulière­ment humaine. Je n’ai jamais eu l’impression d’appartenir à la planète, à mon corps, à notre époque, à cette entre­prise soli­taire et pour­tant col­lec­tive qu’est la vie. Je pour­rais éventuelle­ment trou­ver une énergie per­verse à me met­tre dans la peau de quelqu’un qui défend les droits de l’humanité sans par­ti­c­ulière­ment appréci­er d’en faire partie.

 

Before the Drought 3Avant que ne tarisse évoque immé­di­ate­ment ce qui se fait de mieux en matière de louange, à la gloire de ce qui fait mal, de la ques­tion sans réponse, du corps en tant que sépul­cre, des houles d’images de feu sur chair qui respire. Le recueil porte l’âpre cri d’une beauté noire qui chante les mélodies et cacoph­o­nies croisées de l’existence.

C’est un ouvrage explo­rateur qui va au plus pro­fond de l’érotisme cor­porel, qui s’enfonce dans des ter­ri­toires du corps que l’on pour­rait qual­i­fi­er d’abîme sub­lime. Il est vagi­nal cet abîme que l’écriture tra­verse, entoure, pénètre ; c’est un lieu de ténèbres, de créa­tion, de force élas­tique, de com­pres­sion et d’expansion ; c’est un tun­nel qui l’on atteint à force de ne jamais cess­er de jouer avec l’hélice d’un ruban d’ADN. Peau, pourquoi avoir une femme en toi/Pourquoi pas une mon­tagne d’osssements/Pourquoi pas une meilleure prière que celle-ci/si tu ne veux répon­dre, peau de ma peau/peau qui me fait femme/Il est des lames qui le pour­raient.

 

Chair et os, dans votre livre, sont soumis à la tec­tonique des plaques. Cela pousse et se soulève dans la vio­lence d’un mou­ve­ment fon­da­men­tale­ment fric­tion­nel, abrasif et en érup­tion, le tout dans un sil­lage lyrique, une atmo­sphère de poésie nubile. C’est un vau­tour qui plane sa petite mort quand l’aube se lève sur des ciels inondés de sang. C’est un rythme de séduc­tion mené de main d’artiste à la perfection.

Vous m’avez dit qu’il vous a été dif­fi­cile d’aller loin dans mon livre sans exhumer Keats. Le vôtre m’a menée à Hélène Cixous, Audre Lorde, Aimé Césaire et Clarice Lispec­tor, pour la ténac­ité et la per­sévérance dont ces poètes de proie ont fait preuve dans leur évis­céra­tion du lan­gage au point d’extirper leur pro­pre cœur utérin pour le faire bat­tre entre leurs mains et celles du lecteur. Ensuite, je suis passée à Mau­rice Blan­chot et à son L’Écri­t­ure du désas­tre, injuste­ment nég­ligé, dans lequel il écrit, à pro­pos de la lec­ture : « Il faut franchir un gouf­fre et si on ne fait pas le saut, on ne com­prend rien.4etraduit d’après l’anglais du texte orig­i­nal. C’est ce qui m’a con­duit à ce vers de Whose Sky, Between 5À qui le ciel, entre.: une las­si­tude de pleur­er si bien. Votre œuvre partage, avec Cixous, Lorde, Césaire, Lispec­tor et Blan­chot cette notion de capac­ité inlass­able à faire le grand saut dans une jouis­sance qui nar­gue la présence du dés­espoir et de l’épuisement. Cer­taines âmes plon­gent si féro­ce­ment au cœur de l’énigme de l’émotion, de l’érotique, de la vio­lence, de la peine, du désir, des sou­venirs et de la rébellion.

J’aurais grande sat­is­fac­tion à dire de votre livre que c’est un recueil de poésie de champ de bataille issue d’une Ligne Mag­inot fendue, car il con­tient des poèmes d’amour et chante le meurtre, dans lesquels, enne­mis et alliés parta­gent sou­vent le même corps. Vous liez et déchirez les instants où l’émotion s’incarne dans la fièvre. Des ani­maux, papil­lons, oies des neiges, étoiles de mer, alba­tros, pan­thères, cri­quets, cor­beaux, lais­sent leur trace qui vous sert à évo­quer le sang men­stru­el des filles en par­al­lèle avec une couleur dont on ne par­le pas en temps de guerre. La guerre y est présente d’un bout à l’autre et insiste lour­de­ment pour qu’on la prenne en compte. Je me demande : l’incarnation en soi est-elle une sorte de vio­lence ? Quel anti­dote vain­crait cette vio­lence ? Est-il besoin d’antidote ?

Mar­go Berde­shevsky. C’est un champ de bataille que, de nais­sance, nous sommes faites pour habiter. Oui, cela fait bien longtemps que je m’intéresse à la ques­tion. Cela vient-il de mes pre­miers ent­hou­si­asmes d’enfant-fleur ? Certes, mais pas seule­ment. Vous deman­dez si l’incarnation est une sorte de vio­lence. Lorsque nous dis­ons quelque chose à voix haute, nous y met­tons de l’énergie. Nous lui don­nons vie. C’est l’un des plus sub­tils fon­da­men­taux de la magie. Sauf que, de nos jours, je sens que me manque l’audace de ne pas NE PAS en par­ler pace que, bien évidem­ment, si ce n’est pas main­tenant, ce sera pour quand ? Et si je n’en dis rien, qui d’autre le fera ? Je me sens tenue au moins d’apporter une voix, la mienne, à mon époque. C’est la rai­son pour laque­lle j’ose m’en servir. La guerre reste, de façon mon­strueuse, notre réal­ité glob­ale. Rien n’a changé, des mythes antiques à la course aux fron­tières et au pou­voir d’aujourd’hui.

Dans le poème Yes, the Lights,6Oui, les lumières. je rap­pelle nos guer­res d’hier : Oui, je sais, C’est la guerre. ––On dis­ait ça dans le temps. Et on le dit encore.

Et puis il y a cette stro­phe pub­liée naguère dans But a Pas­sage to Wilder­ness,7Sim­ple échap­pée dans la nuit. dans un poème inti­t­ulé Best Love and Good­bye8Très affectueuse­ment et au revoir. :

 

Con­traire du silence, le frêne.

Con­traire de la haine, la paix, calme­ment, en temps de guerre.

Com­bi­en de guer­res dans la mémoire col­lec­tive ? Je ne m’en sou­viens plus.

Quand pour­rai-je écrire le poème sans y inclure « putain ». J’ai dit guerre mais 

on m’a cor­rigée parce que j’ai recom­mencé à me plaindre’.

 

J’en suis venue à croire que la bataille se livre autant au dehors que, oui, à l’intérieur. Parce qu’avant de pou­voir iden­ti­fi­er, affron­ter et défi­er l’opposition enne­mi et allié à l’intérieur de soi, je me rends bien compte que nous con­tin­uerons notre guerre con­tre les autres moi qui nous cer­nent de l’extérieur. On se tue à essay­er d’apprendre à se com­porter en êtres humains capa­bles de paix, mais pour com­bi­en de temps encore ? Com­bi­en de mil­lé­naires ? Et il nous en reste tant à appren­dre. Demain peut-être. Peut-être.

Quin­tan Ana Wikswo. Vous m’avez inter­rogée sur le réseau améri­canien qui irrigue mon livre, mais votre ouvrage adresse à l’ensemble qu’est la lit­téra­ture française de nom­breux clins d’œil qui sem­blent pouss­er, de pro­pos délibéré, l’attraction vers l’érotisme et l’existentialisme jusqu’à un som­met plus féroce, plus rapace même. Une lit­téra­ture nationale est-elle un ensem­ble ? Ce livre est-il l’avatar du rap­port sexuel ?

Mar­go Berde­shevsky. J’estime qu’on peut aller jusqu’à dire que la lit­téra­ture en tant qu’art ain­si que ses pro­duits et sous-pro­duits ten­dent large­ment à la tenue d’une con­ver­sa­tion avide, à usage interne ou externe. Je crois que mes pro­pres œuvres par­ticipent du flux d’un dia­logue en leur sein. (Cela ressem­ble beau­coup à ce qui se passe dans une salle de musée où les œuvres exposées tien­nent de longs con­cil­i­ab­ules.) J’irai jusqu’à par­ler de rap­port dans le meilleur des cas, si la con­ver­sa­tion débouche sur une com­mu­ni­ca­tion con­crète et pas sim­ple­ment sur un frot­ti-frot­ta de corps et d’âmes.

J’ai sou­vent faim (à en crev­er, à l’occasion) de con­tact. Un con­tact spir­ituel peut sig­ni­fi­er survie. Je suis sou­vent pro­fondé­ment pes­simiste quant il s’agit d’être ras­sas­iée. Notre faim à tous nous pousse à sor­tir des nuits de notre époque. C’est, chez moi, ce que vous pou­vez éventuelle­ment qual­i­fi­er d’existentialisme féroce. Si votre ques­tion est de savoir si la France en tant que nation pos­sède un corps lit­téraire, je répondrais que oui. Les auteurs aux­quels vous avez l’amabilité de m’associer (plus haut), sont cer­taine­ment des cel­lules de ce corps. Mais le roman­tisme qui s’incarne dans la Renais­sance française ne partage pas la chair du corps tour­men­té et explosé du Sisyphe de Camus ou que celui de l’intellectualisme du français actuel, plutôt desséché, ou encore de sa poésie qui ne fait guère qu’imiter et réin­ven­ter les Lan­guage Poets et l’École de New York.

Quant à l’érotisme lit­téraire à la française, je dirais que me plaît par­ti­c­ulière­ment celui de Duras dans L’A­mant de la Chine du Nord, réécri­t­ure remar­quable­ment meilleure du point de vue éro­tique, après bien des années, de L’Amant. Mais si mon Avant que ne tarisse autorise une forme de rap­port, comme vous le sug­gérez, je me sat­is­ferai du « aujourd’hui ». Je n’aurai pas l’audace d’en deman­der plus.

Quin­tan Ana Wik­skwo. Vous écrivez : et mer­ci à ton œil d’homme qui n’est rien/d’autre que celui de Dieu, me sem­ble-t-il, ou le mien… et moi : par­le-moi de la perte. Et ceci aus­si : dans le chœur d’adieu aux victimes/Et ce n’est pas suff­isant. Qu’est-ce qui, per­du, est récupérable ?

Mar­go Berde­shevsky. De nos jours, la rédemp­tion me paraît fort com­pro­mise. Mais l’humain en nous, en sa quête de con­nais­sance du suff­isant et du trop, reste ce qui m’obsède. Dans les poèmes d’où vous extrayez ces vers, je m’intéresse au vieil­lisse­ment, à la perte et à l’amour qui nous (me) font face. J’essaye aus­si de voir com­ment nous pleu­rons les vic­times. J’ignore si ma (notre) peine est suff­isante ou non. Mais c’est un début dans l’honnêteté dont l’humain a besoin pour entamer, pour la cen­tième, la mil­lion­ième fois peut-être, pour com­mencer son ascension.

Quin­tan Ann Wiskwo. Vous avez écrit, à pro­pos de mon livre : « chaque épisode que vous dépeignez ressem­ble à un orgasme qui monte très, très lente­ment, en quête (si j’ose ris­quer une inter­pré­ta­tion), d’une sorte de niche con­sacrée. » Je m’étonne, compte tenu de nos sen­si­bil­ités con­cour­antes, que vous vous soyez focal­isée sur une inter­pré­ta­tion qui assim­i­le mon réc­it en prose à un orgasme féminin à mul­ti­ple paliers (en spi­rale) plutôt qu’à la courbe nar­ra­tive tra­di­tion­nelle du roman (l’éjaculation mas­cu­line). Votre recueil ressem­ble à une pro­lon­ga­tion de per­mis­sion en temps de guerre, au cours de laque­lle orgasme après orgasme se suc­cè­dent sur la piste de quelque issue. Comme quelque chose dans notre exis­tence que l’on essaye de quit­ter alors qu’au con­traire on ne cesse d’arriver, d’arriver, d’y arriv­er. Existe-t-il une issue ?

Mar­go Berde­shevsky. Ah bon. Oui, nous sommes sou­vent dans un piège, celui de la durée de notre vie et celui de notre pro­pre corps. L’orgasme, espérons-nous, nous en libère, y com­pris des instants qu’il dure. Les femmes savent qu’une telle issue et une telle libéra­tion peu­vent se pro­longer, faire spi­rale, comme vous le dites, bien davan­tage qu’une cathar­sis pure­ment physique. Nous allons même jusqu’à imag­in­er que cela peut men­er très pro­fond, et à aimer. Du moins, nous en nour­ris­sons l’espoir. Mais nous avons besoin de bien plus qu’une explo­sion libéra­trice pour nous libér­er de ce à quoi nos vies sem­blent nous enchaîner.

Pour en par­ler, per­me­t­tez-moi de citer ces vers tirés d’un autre poème, Whis­per,9tout bas. inclus dans Avant que ne tarisse.

 

Pourquoi ma peau me veut-elle en elle
Sait-elle qu’elle con­tient une femme ?

Le mal n’est pas brûlure lorsque hurlent les feux de brousse
Sait-elle com­bi­en de sep­tem­bres il lui reste

Suis-je clouée en elle, cel­lule après cellule,
Pâle voile matrice cousue sur ciel

––est-elle mienne ou bien suis-je son
Cobra domes­tique qui bruit comme les pierres

au fond du ruis­seau en manque de plus de chaleur
de plus de ten­dresse, de fric­tion, de mis­es à mort––

 

Ce poème n’est pas une con­clu­sion, mais il me per­met de garder ouverte une ques­tion. Et peut-être de pos­er la suiv­ante, ou une autre encore.

Quin­tan Ana Wiskwo. Nos livres parta­gent une sen­si­bil­ité à fleur de bor­del. Une sex­u­al­ité réal­iste tra­di­tion­nelle­ment inter­dite aux femmes écrivains dans la lit­téra­ture indus­trielle améri­caine autant que française. Alors que nos objec­tifs dif­fèrent, il me faut citer la célèbre provo­ca­tion qu’est His­toire d’O, ouvrage pub­lié par une femme sous pseu­do­nyme et dont on pen­sa longtemps que l’auteur était un homme parce que ses col­lègues mas­culins esti­maient qu’une intel­lectuelle let­trée était inca­pable d’exprimer toute la force éro­tique du rap­port sex­uel. En tant qu’auteur qui entre pro­fondé­ment et explore tous les recoins de cette zone inter­dite, y a‑t-il des prés car­rés trop larges, des bar­belés trop hauts, qui vous ont empêchée de sauter par-dessus ?

Mar­go Berde­shevsky. Pas à ce jour, mes pro­pres inhi­bi­tions mis­es à part. Ça, c’est le défi que me je dois de relever. Sans avoir écrit une His­toire d’O d’aujourd’hui, signée de mon nom ou d’un quel­conque pseu­do­nyme, je m’aperçois que ceux qui me lisent sont par­fois tout feu tout flamme devant mes avancées dans ce domaine. Un jeune Japon­ais, bien sous tout rap­port, m’a enten­du réciter Pour mes sœurs de partout, même à la Saint-Valentin. Ce poème explore l’univers de qua­tre très jeunes filles qui se déflo­rent pour rester maitress­es de leur pro­pre vir­ginité. Il est venu me voir à la fin pour me dire qu’il n’avait jamais rien enten­du d’aussi choquant, mais qu’il avait beau­coup appré­cié. J’en ai éprou­vé un plaisir bien comme il faut.

Le cri­tique Sven Birkirts a écrit, à pro­pos de mon recueil de nou­velles Beau­ti­ful Soon Enough,10La beauté a son heure. que je com­pre­nais « que l’éros est à la fois force motrice et source de con­nais­sance » et aus­si « elle pose le huitième péché cap­i­tal, qui est le refus de pouss­er les choses à fond. »

Quin­tan, per­me­t­tez-moi cette prière : que nous ayons, l’une comme l’autre, de tels lecteurs et un tel audi­toire ! Nous venons tout dernière­ment d’entamer un nou­veau dia­logue à l’échelle mon­di­ale. Cer­tains le penseront dan­gereux. Nous allons, j’en ai l’impression et pour les temps qui vien­nent, nous trou­ver tirail­lées entre un puri­tanisme nou­veau, effrayant, mal­gré tout exigeant, et notre com­porte­ment sex­uel col­lec­tif. Entre ce que nous pré­con­isons car courageux et sain, d’une part, et, de l’autre, ce qu’il nous faut rejeter parce que cela nous a volé notre dig­nité d’êtres humains. D’un pôle à l’autre, puis­sions-nous tou­jours sauter ou vol­er, ou bien écrire au gré des appels du beau et du réal­iste ! Je l’espère, pour notre plus grand bien à toutes.

Quin­tan Ana Wiskwo. Vous écrivez : Je ne sais/quelles gazes plier/ sur quelles blessures les pos­er. Et pour­tant le recueil tout entier est en quelque sorte fait d’emplâtres, de com­press­es et, quand on change les panse­ments, ce qu’il y a en dessous est mis à jour. Je me demande si vous en avez bien con­science. Quelles blessures faudrait-il panser, si nous dis­po­sions du panse­ment adéquat ?

Mar­go Berde­shevsky. Tout ce que je puis dire, c’est que je crois que la plus grave blessure que je con­naisse (même si j’ignore totale­ment com­ment met­tre fin à l’infection où élim­in­er les poi­sons qui sont notre lot), c’est, à mon avis, le fait d’être entre humains. Notre défi (et sou­vent notre échec) en tant qu’humains, que voix de notre temps, c’est de faire face à ce qui fait de nous ce que nous sommes, et qui reste aujourd’hui aus­si vicieux qu’hier.

Et notre (ma) quête restera com­ment être humain, homme ou femme, en tant que formes de vie capa­bles d’éprouver du sen­ti­ment à notre pro­pre égard et à l’égard de l’autre, réciproquement.

Je ne cit­erai plus qu’une stro­phe du dernier poème d’Avant que ne tarisse, récep­ta­cle de tout l’espoir de guéri­son auquel je me rac­croche. Et je veux croire qu’il en est ain­si, que la créa­tion sait se guérir, nous guérir. J’ai passé une bonne par­tie de ma vie à appren­dre à soign­er. Je ne sais pas. Mais je désire de tout cœur qu’il en soit ainsi :

Chaque poi­son dans une forêt

pousse à côté de son anti­dote, disions-nous.

J’aspire encore, ai-je dit.

 

ver­sion orig­i­nale ici : http://www.full-stop.net/2018/01/26/interviews/devin-kelly/quintan-ana-wikswo-and-margo-berdeshevsky/

 

 

 

 

Biographie de Margo Berdeshevsky :

À Paris, Mar­go Berde­shevsky, de new-yorkaise devient poète. En 2017 elle a pub­lié “Before the Drought”/Avant la sècher­esse chez Glass Lyre Press. (En France, chez Ama­zon:  http://tinyurl.com/y9n9w4vb )  C’est son troisième recueil de poésie, après “Between Soul & Stone” (2011) et “But a Pas­sage in Wilder­ness” (2007). Sélec­tion­nés dans de nom­breuses revues des deux côtés de l’Atlantique, ses poèmes tout comme les nou­velles illus­trées de “Beau­ti­ful Soon Enough” (2009), ont été recon­nus et récom­pen­sés à maintes repris­es. Elle se partage actuelle­ment entre la pho­togra­phie, la pré­pa­ra­tion d’un roman qu’elle décrit comme étant mul­ti genre et les réc­i­tals don­nés en Europe et aux États-Unis. Pour en savoir plus, cf. http://pionline.wordpress.com/category/letters-from-paris/ et son site web:   http://margoberdeshevsky.com

 

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Jean Migrenne

Régulière­ment pub­lié dans Siè­cle 21EuropeLe Fris­son Esthé­tique,Peut-être et (en ligne) Tem­porelRecours au poème, Jean Migrenne a récem­ment fait éditer l’essentiel de l’œuvre poé­tique de Richard Wilbur ; la tra­duc­tion française com­men­tée de la Démonolo­gie de Jacques Stu­art, Roi d’Écosse et d’Angleterre, accom­pa­g­née des Nou­velles d’Écosse rela­tant une affaire de sor­cel­lerie (1590) qui inspi­ra Shake­speare ; la pre­mière tra­duc­tion française de The Dis­cov­ery of Witch­craft, de Regi­nald Scot, 1584, édi­tion cri­tique en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Kap­i­ta­ni­ak. Il pré­pare actuelle­ment, tou­jours en col­lab­o­ra­tion et dans la lignée des précé­dents, la tra­duc­tion et l’édition cri­tique de la trilo­gie infer­nale de Daniel Defoe (Diable/Magie/Revenants) ain­si que la tra­duc­tion de la biogra­phie de Sir Wal­ter Ralegh par William Oldys (1736). Ouvrages inédits en français.

 

 

 

Notes[+]