Poèmes d’aujourd’hui traduits par Jean Migrenne

 

 

 

 

 

 

DERRY O’SULLIVAN

 

Né à Bantry, Comté de Cork en 1944, fixé depuis longtemps à Paris où il enseigne, co-fon­da­teur du Fes­ti­val Fran­co-Anglais de Poésie, il écrit en gaélique. La tra­duc­tion anglaise de ce poème, récom­pen­sée par le Prix Stephen Spender en 2012, a servi à établir la ver­sion française.

 

Marb­hgh­in 1943: Glaoch ar Liom­bó (Still­born 1943: Call­ing Lim­bo traduit en anglais par Kaa­ri­na Hollo)

Der­ry O’Sullivan

Mort-né, 1943 : Allo ! les Limbes !

 

à Nuala McCarthy

 

Tu es né mort,
mem­bres bleus repliés
sur le catafalque vivant de ta mère
reliés que vous étiez par le cordon
comme celui d’un télé­phone en panne.
Le curé a dit que c’était trop tard
pour l’eau bénite du baptême
puisée dans le Lough Bofinna,
qui rince du péché les élus de Bantry.
Alors on t’a retranché d’elle,
envelop­pé sans te laver
dans un exem­plaire du South­ern Star,
titre sur la guerre en tra­vers de la bouche.
Une caisse à oranges a servi de cercueil.
Pour tout requiem, ta mère a entendu
le marteau cogn­er dans le couloir,
l’infirmière lui dire
que tu irais aux Limbes sans problème.
Au sor­tir de l’Hôpital de la Pitié,
le jar­dinier t’a emporté sous son bras,
les chiens t’ont aboyé une orai­son funèbre
jusqu’au car­ré cou­vert d’orties
qu’on appelle tou­jours petit cimetière.

 

Ta tombe est là,
sans croix ni prière,
trou sans profondeur,
anonyme entre mille, que ne fréquentent
que des chiens faméliques.
Aujourd’hui, quar­ante ans après,
je lis dans le South­ern Star
que les hommes d’église ne croient plus
aux Limbes.
Laisse-moi te dire, petit frère
qui n’as jamais ouvert les yeux,
que c’est en eux que je ne crois plus.
Les Limbes sont bel et bien là, comme le Lough Bofinna :
Les Limbes, c’est là que ta mère est toujours,
que ses pen­sées fusti­gent comme autant d’orties,
South­ern Star en guise de brévi­aire non lu sur les genoux ;
là qu’elle essaie d’entendre l’appel d’enfants sans nom,
quand aboient les chiens, à longueur d’après-midi.

 

inédit

https://www.thetimes.co.uk/article/boulevard-of-broken-dreams-nj0j2n66mbv

 

SEAMUS HOGAN

Né en 1960, c’est un poète rare. Il pro­duit peu. Il pro­duit court. L’étiquette de poète paysan lui irait bien. Après avoir roulé sa bosse, de bonne heure, en France et notam­ment à Shake­speare and Com­pa­ny, et pro­duit très tôt la majeure par­tie de son œuvre, il est ren­tré au pays, dans le comté de Cork, où il a longtemps élevé des porcs en lib­erté à Kan­turk. Il résidait, jusqu’à ces deniers temps, à Bal­ly­de­hob, la per­le du comté, où il vient de s’illustrer par son tra­vail de tra­duc­tion (col­lec­tive) de 30 poèmes de Rilke. Superbe. Voir ci-dessous :

https://youtu.be/ioGxlxE-mvQ?t=3

https://img.rasset.ie/000d081b-800.jpg

Sa pro­duc­tion imprimée tient en deux recueils, Inter­weav­ing et New Poems, pub­liés à Paris en 1988 et 1993 par John­ny Granville, alors patron de pubs lit­téraires (Ty John­ny et Finnegan’s Wake). Les tra­duc­tions que j’en ai faites (les seules) ont vu le jour en 1996 grâce à Max Pons : Choix de Poèmes, La Bar­ba­cane, Bonaguil.

La seule pièce en prose que je con­naisse de lui vous est livrée ici en tra­duc­tion. Elle vous en dira plus sur l’homme que toute autre notice. La date exacte, récente, ne m’est pas con­nue. Il en va de même des vignettes jointes qui me sont par­v­enues au goutte à goutte ces dernières années.

J’ai pris sur moi de présen­ter la ver­sion orig­i­nale (brute encore par­fois) des poèmes.

 

 

 

Sea­mus Hogan

À la pêche

« Il en va de la pêche comme des frais­es, comme le dis­ait le Doc­teur Botel­er : Pour sûr, Dieu aurait pu créer une meilleure fraise mais, pour sûr, Dieu ne l’a jamais fait. Et donc, pour autant que je puisse en juger, Dieu n’a jamais créé de diver­tisse­ment plus calme, plus tran­quille, plus inno­cent que la pêche à la ligne. »

Iza­ac Wal­ton (The Com­pleat Angler, I, v, 1577).

 

Quand je suis né, mon père avait soix­ante ans. Ma mère avait vingt ans de moins que lui. Il est mort quand j’avais douze ans, et elle il n’y a pas longtemps. Elle dis­ait sou­vent que c’était le plus bel homme qu’elle avait ren­con­tré. Pen­dant ses longues années de veu­vage, je doute fort qu’elle ait jamais regardé un autre homme.

Je crois que j’ai été plus proche d’elle que je ne le fus de mon père, Jack. Mais c’est à pro­pos de lui que j’écris, pas de Mau­reen, ma mère. Je l’ai à peine con­nu. Sucrait-il son thé ? Préférait-il la tarte aux pommes à celle à la rhubarbe ? La couleur de ses yeux ? Je n’en sais rien. Le temps que je gran­disse assez pour com­pren­dre que tout n’est pas rose en tout jardin, il avait disparu.

Il avait deux frères, Steven et Bill, de vrais jumeaux qui habitaient la ferme d’à côté, petite, elle aus­si. La route du vil­lage pas­sait entre nous et eux. Lorsque je les ai inter­rogés, des années après, quand la roue avait com­mencé à tourn­er, ils m’ont dit qu’il n’était pas fait pour les enfants. Je dis « ils » parce qu’ils avaient ten­dance à partager la même phrase. Le fait est qu’ils se ressem­blaient telle­ment que c’est seule­ment lorsque Steven est mort que j’ai pu dire « Com­ment ça va, Bill » en étant sûr de ne pas me tromper. Un pho­tographe de l’Evening Press avait enten­du par­ler de leur ressem­blance et les avait pris en pho­to. Un an après Steve, Bill s’en est douce­ment allé. Ils avaient couché dans le même lit toute leur vie. Jim­my, c’est comme ça qu’ils m’appelaient tou­jours, Jim­my. En vérité, mon nom de bap­tême c’est James John, d’après mon grand-père mater­nel, mais tout le monde m’appelait Seamus.

Nous viv­ions dans une petite ferme, cul­ture et éle­vage, en bor­dure du comté d’Offaly. Ma mère dis­ait que la terre était si bonne qu’elle valait plus que la plu­part des exploita­tions deux fois plus grandes. Mon père aimait le pro­grès. Nous sommes l’une des pre­mières familles du pays à avoir pro­duit notre pro­pre élec­tric­ité. Avec les jumeaux et quelques voisins, ils avaient détourné la riv­ière vers un canal qu’ils avaient creusé pour amen­er l’eau à un bief. Une roue à aubes don­nait l’électricité. On la con­ser­vait dans des accus en verre et il en arrivait assez chez nous pour une ou deux ampoules et un poste de radio.

Gamin, tout cela me dépas­sait. Ce que j’aimais faire avec lui, c’était aller à la pêche dans cette riv­ière qui appor­tait chez nous la lumière et le son. Les cannes en bam­bou refendu étaient accrochées dans la cui­sine, là où on pendait jadis le bacon. Peut-être bien que c’est ma mère qui avait mis les cro­chets pour don­ner à la mai­son un air plus vieux que son âge. Elle avait accep­té de se mari­er à con­di­tion de s’installer dans une ferme neuve. Le mariage avait été arrangé. Je crois bien qu’en ce temps-là c’était tou­jours comme ça chez les paysans.

Les deux cannes avaient cette élé­gante et légère vous­sure typ­ique de celles qui ont servi ; les moulinets ron­ron­naient plus qu’ils ne cli­que­taient quand on pre­nait du fil pour le lancer. Je ne sais pas si je suis demeuré ou non, mais je suis capa­ble de vous pos­er une paire de mouch­es à trente mètres, exacte­ment où je veux. J’ai ça dans le poignet. Mon père avait ça aus­si mais, en plus, il lui suff­i­sait de jeter un coup d’œil au ciel pour dire : ce soir ça ne mor­dra pas. Une ou deux fois j’ai pris ma canne et je suis descen­du à la riv­ière après l’avoir enten­du dire ça : ça n’a pas mor­du, ce n’était que du « trem­page de mouche », comme on dit. Les pois­sons pas­saient au-dessus de la mouche sans y toucher.

Avec nous, les goss­es, il n’avait jamais été du genre bavard et le filet de ses mots avait fini par se tarir. Quand on par­tait pêch­er et alors qu’on se rap­prochait de l’eau, il dis­ait « Chut ! ils vont t’entendre. » Je ne com­pre­nais pas com­ment des tru­ites, dans une riv­ière, pou­vaient enten­dre deux êtres humains ; un seul, en fait : moi. Je n’arrêtais pas de jacass­er ou de me faire des mess­es bass­es quand j’étais gosse. Arrivé sur la berge, il choi­sis­sait son emplace­ment et me souf­flait : « Va jusqu’au fos­sé de Dwan », à env­i­ron cent mètres plus haut. « C’est aus­si un bon coin. » Je remon­tais silen­cieuse­ment jusqu’à la lim­ite et me met­tais à pêch­er. Un mar­tin-pêcheur pas­sait dans un bruisse­ment d’ailes et, plus tard, des chauves-souris fai­saient de la voltige. J’ai tou­jours eu peur d’accrocher une chauve-souris au lancer. Je ne sais pas pourquoi, mais ça n’est jamais arrivé.

Quand je dis « pas bavard », je veux dire qu’il avait qua­si­ment cessé de par­ler aux gens pour de bon, pour autant qu’il m’en sou­vi­enne. Il « avait ses nerfs », comme dis­ait ma mère. Ses nerfs. Ses nerfs allaient mal. Je ne voy­ais pas com­ment des nerfs pou­vaient aller mal ou com­ment on pou­vait les avoir, mais je voy­ais bien le résultat.

Nous pêchions le soir. Les petits exploitants ne pêchent pas le jour, pen­dant les heures de tra­vail. Les Chenevix Trench, eux, pêchaient dans la journée. Mon père, du temps où il par­lait, m’avait racon­té com­ment le sien avait racheté nos ter­res aux Chenevix Trench en 1875. Des années plus tard, je suis allé à la pêche avec le vieux Chenevix Trench. Lorsque mon pre­mier recueil de poèmes a paru, il en a com­mandé six exem­plaires et m’a demandé de les lui sign­er. Là, je me suis sen­ti dans la peau d’un auteur.

Les soirs où mon père et moi on allait à la pêche m’emplissaient d’une béat­i­tude si douce et si intense que je nous revois tou­jours tra­vers­er les herbages de devant pour aller à la riv­ière en évi­tant les bous­es de vache un peu comme à la marelle, dans toute cette herbe nou­velle. Ça sen­tait un mélange de tout ce que pou­vait offrir un soir d’été. À part son « Chut ! ils vont t’entendre » mes oreilles ne cap­taient que les bor­bo­rygmes des bovins qui rumi­naient. Nos vach­es avaient toutes un nom.

On pre­nait tou­jours quelque chose. Avant de par­tir, Jack avait choisi les mouch­es qui intéresseraient les pois­sons : des Greenwell’s Glo­ry, une Red Spin­ner ou, peut être une Black Midge. En juil­let, il choi­sis­sait plutôt une paire de Green Drakes. Il n’a jamais eu besoin d’ouvrir un pois­son pour voir ce qu’il avait dans le ven­tre. Dans le noir, les tru­ites ont ten­dance à gob­er la mouche et ça ne fait guère de pli. Même pas une éclabous­sure. Rien que la ligne qui se tend.

Quand on ren­trait, il ne devait pas être très tard parce que ma mère en met­tait tou­jours quelques-unes à la poêle, sur le gaz, à revenir dans du beurre de sa fab­ri­ca­tion. Une pincée de sel et une tranche de pain blanc au bicar­bon­ate. Et encore du beurre.

Et puis, on n’est plus allés à la pêche. Pas à cause de la sai­son ; ça s’est arrêté d’un coup. Enfant, je ne m’étonnais pas que main­tenant, le dimanche, on aille à Clon­mel (ou Bor­ris­soleigh, ou Thurles, ou Cashel), avec notre mère, dans un hôpi­tal qui soignait les gens pour « les nerfs ». Je ne trou­vais pas bizarre qu’on nous laisse dans la voiture tan­dis qu’elle allait le voir. Nous étions les trois plus jeunes de cinq. Les deux aînés, qui fai­saient des études, avaient des boulots d’été et n’étaient pas si sou­vent que cela à la mai­son. Une fois, j’ai vu mes par­ents se promen­er dans le parc de l’hôpital et je me suis dit qu’il allait me recon­naître, à l’arrière, et qu’il allait venir me dire quelles étaient les meilleures mouch­es pour la sai­son. Il n’a jamais tourné la tête de notre côté.

Quand Jack est revenu chez lui, la sai­son touchait à sa fin. On nous avait dit de ne pas « l’embêter » car il n’était pas encore remis. Comme je maud­is­sais ces « nerfs » ! Mais j’avais douze ans et je savais très bien que, pour « les nerfs », il n’y avait rien de mieux que d’aller à la pêche. C’était le remède infail­li­ble. Un soir, après souper, je suis mon­té en douce jusqu’à la porte de la cham­bre de mes par­ents. Il ne quit­tait déjà plus son lit. Je lui ai dit à l’oreille que je ne voulais pas que maman sache que je l’embêtais à lui deman­der si c’était un bon soir pour décrocher les cannes. Décrocher les cannes, c’était notre façon de dire qu’on allait à la pêche. Comme il me tour­nait le dos, je n’ai jamais su s’il avait les yeux ouverts ou fer­més. Il a dit « Non ». C’est le dernier mot qu’il m’ait jamais adressé.

 

inédit

***

 

Sea­mus res­ta très proche de sa mère (qui devint vite aveu­gle). Vous remar­querez que le poème de Rilke lu à Paris (Shake­speare and Com­pa­ny, 2016) est étroite­ment lié à celui qui suit, extrait de Choix de poèmes.

 

 

 

Damas

 

À Mau­reen Hogan

Mince con­so­la­tion peut-être de savoir que les villageois
déroulent un tapis de voix bass­es quand on te mène à l’église le
dimanche. Que, risquant un regard de biais vers ton banc, c’est un
aperçu de leur vie qu’ils gagnent
dans ce vide qui fait l’effet d’un miroir.
Quand tu entends ces prières pour les malades
sous l’ogive des mains du prêtre, que vois-tu ?
Qu’entends-tu ? La glace sur le chemin de l’étable
l’hiver dernier ou la chute de quelque pomme
d’octobre. Qui jamais plus ne cra­que­ra, jamais plus
ne tra­versera ton regard.

Un jour, te croy­ant seule, tu as eu le frisson.
Puis, tels des fruits trans­par­ents, deux larmes
se sont détachées de ta branche de souffrance.
Un san­glot –déjà trop lourd pour tes mains– a brisé le silence qui s’est
vite fendu jusqu’aux rivages de ma vue,
y a dévoilé un tor­rent d’impuissance.
Par­fois, aux pris­es avec un pois rebelle dans mon assi­ette vide, où à dire :
« cette fille est vrai­ment jolie »,
j’ai le sen­ti­ment d’ouvrir une lettre
qui ne m’est pas destinée.

Choix de poèmes, 1996.

 

***

 

Advice

When you are drunk
Write away-
As much as you want!
You’ll sober up.
But remember,
What you’ve writ­ten will not.

 

Con­seil

Quand tu en tiens une bonne,
Noie-la dans l’encre
Jusqu’à plus soif !
Tu dessoûleras.
Pour­tant sache bien
Que tes mots seront tou­jours pleins.

 

(vari­ante, pour qui ver­rait double)

 

Quand t’as trop bu,
Mets-toi à écrire
Jusqu’à plus soif !
Ça rince eul’ cochon.
Mais rappelle-toi,
Les mots, ça n’dessoûle jamais.

 

***

 

Heron, West Cork

Near a pool
Sur­round­ed by crashed clouds of rock,
Stands a heron.
In its beak
The X of a frog
About to make his final ‘plop!’

The heron col­lects itself,
Tip of the beak first,
Then all the way down
To the tips of its claws
And draws itself up, up into air.

 

Héron, Cork ouest

Au bord d’un étang
Au creux de nuages de rocs écrasés,
Un héron est planté.
Dans son bec,
Une grenouille en croix
Va faire son dernier ‘gloup !’
Le héron se concentre :
Ça lui part du bout du bec,
Ça lui descend
Jusqu’au bout des griffes,
Et, d’un coup, il décolle. 

 

***

 

 Untitled (Mai 2006)

 

In the orchard
Our dog Mr. Lynch
Rolls in his own happiness.

Framed by Mary­brook pond,
A heron.
Still life
On the easel of himself.

Across the river
Sun­shine but­ters Knocknanuss 
With furze blossom.

 

 

Sans Titre

 

Sous les pommiers
Mr. Lynch, notre chien,
Se vautre en plein bonheur.

L’étang de Mary­brook entoile
Un héron.
Nature morte
Et chevalet d’échasses

Sur l’autre rive
Le soleil rous­sit Knockanuss
Au beurre d’ajoncs.

 

***

 

Mizen Sky

 

From the upside down saucer
Of an evening in this July sky
A near­ly full moon laps cloud.

An invis­i­ble boat
With pro­pellers of starlings
Heads west.

As silent as smoke
Bats waft from the barn
Into Sun­day evening.

 

Sur le Cap Mizen

 

À la soucoupe retournée
D’un soir dans ce ciel de juillet,
Une lune boit, presque pleine, son nuage.

Une nef invisible
À pales d’étourneaux
Met cap à l’ouest.

La grange en silence exhale
Des bouf­fées de chauves-souris
Dans la fin du dimanche.

 

 

***

 

Territory

For Han­nah

 

Before set­tling for the evening
A cock pheasant
Ham­mers in stakes of sound.

Then applauds himself.

After a pause
Small­er birds
Trel­lis the in-between spaces.

 

Terrain

Pour Han­nah

Comme des pieux que l’on bat
Un faisan clappe
Sa fin de journée.

Puis il s’applaudit.

Un ange passe
Et de moin­dres volatiles
La palis­sent de trilles.

 

 

***

 

 

Star­lings

 

From their con­trol tower
The nest of chicks
Guide in their parents
On a run­way of cries.

Fol­low­ing the briefest turnaround
Take off across the backyard
Is over a bro­ken white line
Of birdshite.

 

Étourneaux

De sa tour de contrôle
La nichée d’étourneaux
Piaille pour les parents
Les balis­es d’une piste.

 

Virage au plus court et
L’envol der­rière la maison
Suit le pointil­lé blanc
d’une ligne de fientes.

 

***

 

En arrêt

Our train has stopped
But the plat­form seems to move.
Your book is closed
And that poem moves me still!

 

Gare

Notre train est à l’arrêt
Pour­tant le quai sem­ble bouger.
Ton livre est fermé
Mais, là, ce poème me remue !

 

***

 

Whoosh

A mur­mu­ra­tion
Bil­low­ing black.
For whose sake?
A white­ness of swans
Wedge into flight
Above the lake.
Tilt­ed by the wind,
Bil­lowed white.

 

Fchouff…

Une nuée noire joue
Les houles de nuit
Pour qui, je vous prie ?
Une can­deur de cygnes
Pointe sa flèche
Au-dessus du lac.
La rafale en lève
La houle blanche.

 

***

 

 

Cloghroe

For Trish

We pass each other
Between the walled and plea­sure garden.
Flick a glance, flick it back.
Incline a smile
Incline it back.
Beguile those who may be watching
As we wan­der, pondering

 

Cloghroe

À Trish

On se croiseAu jardin entre murs et massifs.
Étin­celle d’œil à œil.
Un sourire va
Un sourire vient.
On se promène, les curieux éventuels
En sont pour leurs frais

 

inédits

 

 

 

 

 

 

 

 

LESLEY WHEELER

Orig­i­naire des U.S.A. (New York) où elle enseigne et écrit, Les­ley Wheel­er a pub­lié ses pre­mières œuvres en 2002. Elle ne vient pas d’Irlande, mais Liv­er­pool l’en rap­proche car c’est à là que, la plu­part du temps et des siè­cles durant, un pied irlandais se posait pour la pre­mière fois sur le sol grand-breton.

Pub­li­ca­tions :

Le Bur­ren : Radi­oland, Bar­row Street Press, New York, NY, 2015.
Pièce forgée/Forged, Chant des terres/Inland Song : Het­ero­topia, Bar­row Street Press, New York, NY, 2010

https://vimeo.com/91520685

Les­ley Wheeler

Le Bur­ren est un spec­tac­u­laire désert de rocaille situé dans le Comté de Clare.

 

LE BURREN

 

Il t’arrive d’avoir la douleur sur toi comme un porte-billets
aux drôles de couleurs, ou un mobile.
Pour le Bur­ren ce sera un tor­ti­co­l­is. Un causse de l’esprit,
rap­pel de cal­caire à lapi­az. Un paysage
kars­tique à ton image : gris déchirés, lichen blanc,
ciel pâle de las­si­tude. Debout sur un bloc, fais-toi
invis­i­ble, sous par­fait cam­ou­flage de douleur.

Pour­tant aux dia­clases humides nais­sent petites fleurs roses,
et fron­des en attente d’anthèse. Des bour­geons se desserrent
dans le jour nébuleux, poings finale­ment épanouis.
Par­fois meurent des gens : des pères, bons ; des pères,
blessés ; et tu traînes ça avec toi : eau de bouteille,
goût de plas­tique, for­cée de boire : tu as soif.
Guide épais et lourd, pro­lixe sur la région
mais nul sur les détails. Il est des fardeaux qui peu

à peu s’allègent, per­dus ou con­sumés, devenus cadeaux.
Cer­tains, tu peux les pos­er à terre. L’endroit sied
à qui marche. Pass­er d’île en île requiert
toute ton atten­tion : saute de pierre arrondie
en table plate sans écras­er l’orchidée ni te fouler la cheville ;
mise d’un champ entier tel que celui-ci
entre toi, la terre ouverte et les tristes ossements.

 

***

 

Pièce forgée

 

Pour elle, le feu c’est dans la cheminée,
gueule béante, noire de suie. Liverpool,
est pour moi une ville irréelle, expurgée,
inodore comme un con­te de fées

ou un décor de ciné­ma, pour­rie, desquamée
comme un vieux meu­ble d’occasion. Femme,
on pour­rait, sans dom­mage, grimper dans les flammes
vives, main­tenant rincées et mythiques,

copies refroi­dies. Je suis bien incapable
de situer la nar­ra­tion : est-ce dans une cuisine
que je pour­rais parse­mer de signes
de tra­vail et de con­ver­sa­tion, d’une mère

et d’une fille en larmes sur des oignons, ou dans
une voiture qui roule. Trop de méli-mélo
dans mes sou­venir de ses sou­venirs à jeter
au feu, brisés, morceau par morceau.

Ici, du moisi va fleurir sur les murs humides.
Ici, des gros souliers traî­nent et cognent
con­tre un pied de table. Ici, des boules horrifiées
de légumes à l’eau, naguère roses,

jade et jaune carotte. Éclat d’une voix
de ténor, odeur de laine qui ne sèche jamais.
Cet univers bom­bardé, affamé, filet de fumée,
m’a inven­tée : ses ardents mensonges

sont mon héritage. Il y a du vrai dans l’histoire.
Même la mienne. Elle est venue au monde.
Le soleil était chaud et l’annonce s’en fit
dans le char­bon du feu.

 

***

 

Chant des terres

 

Cer­taines demeures aimables ne ferment
pas vrai­ment leur porte. Chaque table
s’orne d’une coupe d’œufs, bois
ou agate, frais au toucher.

Quelle vie peut pren­dre en un tel œuf ?
Une journée se fait his­toire se fait oiseau,
mou­ette égarée qui se rétracte à chaque
descrip­tion. Regarde-la refermer

ses ailes fil­igranées, se fau­fil­er dans
la coquille. Son chant ne valait guère,
qu’elle tente pour­tant de ravaler,
capa­ble qu’elle est de se recadrer

en virtuel à l’état ornemental.
C’est impos­si­ble, même quand,
sur la terre ferme, le vil­lage s’appelle
Bar­na­cle. Con­tente-toi d’effleurer

les œufs du bout des doigts en partant,
d’en mémoris­er la texture.
Les sen­tiers regor­gent d’orties,
mais si ça pique, arrache

une poignée de patience et frotte.
Douleur et apaise­ment gagnent
et voisi­nent, dans quelques aimables
con­trées. Demeure et aile.

 

inédits

 

MOIRA LINEHAN

 

Bostoni­enne, Moira Line­han n’a pub­lié que deux recueils de poésie : If No Moon, en 2005 et Incar­nate Grace en 2015 (South­ern Illi­nois Uni­ver­si­ty Press). Elle se con­sacre à l’écriture et a élaboré toute une poésie de deuil en mémoire de son mari, dont voici un extrait, fruit d’un pèleri­nage aux Îles d’Ar

Boston est la plus grande ville irlandaise des États-Unis

http://www.moiralinehan.com/

 

 

Moira Line­han

REFUGE

 

« Terre et pop­u­la­tion inhospitalières »

                     Guide des Îles d’Aran

 

J’y étais allée voir les veuves,
ou leur tra­di­tion de veuvage,
leur con­cen­tra­tion sur cette île
qui envoy­ait les hommes pêch­er dans l’Atlantique nord
en soli­taire, parce que la terre n’offrait que cailloux
à empil­er. Cha­cun dans son cor­a­cle, à la rame––
des jours entiers par­fois–– tan­dis que les femmes
attendaient leur retour. Pour repartir.
Un coin à ren­dre folle.

                                 J’y étais allée
voir des stèles de péris en mer
dressées au bord des routes, his­toire de veuves
gravée dans la pierre. Atavisme
de crainte ––hommes présents, puis non––
trans­mis de mère en fille. Ces femmes
qui tri­co­tent sur le pas des portes. Maille à l’endroit,
maille à l’envers. Des points
aux noms de ter­roir : graine, mousse,
mûre. Les pulls pren­nent forme.

                                 J’y étais allée,
veuve, quand les femmes tri­co­taient encore,
mais seule­ment pour les touristes, ces mêmes motifs
dif­férents de famille en famille. (Sinon comment
recon­naître le cadavre rejeté à la côte ?) Ces femmes
qui tenaient des aigu­illes) à la façon de leur mère
––et de sa mère avant elle–– qui don­naient forme
à leurs prières, fai­saient de chaque rang
un chapelet, une litanie du cadavre.

                                 J’y suis restée
une semaine, mais je ne par­lais pas
comme elles. Dans le temps, on coupait
le bout de la langue à quiconque
se fai­sait pren­dre à par­ler gaélique.
Cette ter­reur ––qu’y a‑t-il à per­dre si
le cœur s’exprime–– trans­mis­si­ble, peut
réduire un peu­ple au silence, faire qu’une pierre
(moi, veuve) se sente chez elle.

 

***

 

 

Vol d’oiseaux

 

Quiconque a dit À vol d’oiseau

ignore que les freux der­rière chez moi,

 

d’arbre en mur de pierre et toit de garage, croassent,

zigzaguent, repar­tent de mur en branche et caniveau, hachurent

 

l’air d’une frénésie de lignes. Essaye de les déchiffrer

pour com­pren­dre le monde, le fardeau sur le cœur,

 

ce qui te main­tient en vol, t’empêche

de revenir à ton point de départ. D’un champ

 

autour de moi, sous moi, cette mai­son où la mort

de mon mari m’a lais­sée des années déjà, ces pièces

 

où je vais tou­jours de long en large, monte quelque force

des pro­fondeurs ou de moins loin peut-être :

 

son corps, enter­ré à deux rues d’ici, ou ces jaillissements,

de désirs dis­cor­dants qui s’égaillaient tout au long des mois

 

de son ago­nie. Et quand je me dis qu’ils sont partis,

les revoici qui s’abattent en masse, tou­jours aus­si criards.

 

***

 

Vœu de stabilité

 

1.

En chaire, il est dit qu’il sert à rap­pel­er que plus verte
est l’herbe sous nos pieds, le vœu de ces moines
endormis dans leur bure pour qu’à leur réveil,
quelle que soit l’heure noc­turne pre­scrite pour la prière,
peu importe le lieu, ils soient en prise
directe avec leur tâche ––tra­vail et prière, même combat––
ces moines qui essaient d’aimer écritoire et basse-cour,
autel et champs, ratiss­er, nettoyer,
chanter et jeûn­er, demain, la semaine prochaine
et l’an prochain du pareil au même, si bien que le lieu
seul importe, flou partage des eaux entre
promesse et inten­tion, vêpres et bouquet
de vio­lettes en bocal, ces moines, appliqués à gommer,
aujourd’hui comme hier, la fron­tière entre ailleurs et ici.

2.

Notre cou­ple finit dans la routine :
mon mari qui s’éteint et moi sur ses basques,
qui le mets dans la douche, lui lave le dos,
le sors de la douche, lui essuie le dos, le ramène
dans la cham­bre, l’aide à s’habiller, descendre
marche à marche, déje­uner, qui le cale avec des oreillers,
télé­phone et télé­com­mande à portée, qui ren­tre du travail
à midi, le nour­ris à la petite cuil­lère, de bribes
de nou­velles de son monde peau de chagrin,
de base-ball pour avoir au moins quelque chose à nous dire,
et le soir c’est l’inverse : tout à défaire, déshabiller
et don­ner les som­nifères ––c’est mon rôle
d’épouse, san­té ou pas–– linge, déchets,
fac­tures à tri­er, fer­mer à clef.

 

inédits

 

 

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Jean Migrenne

Régulière­ment pub­lié dans Siè­cle 21EuropeLe Fris­son Esthé­tique,Peut-être et (en ligne) Tem­porelRecours au poème, Jean Migrenne a récem­ment fait éditer l’essentiel de l’œuvre poé­tique de Richard Wilbur ; la tra­duc­tion française com­men­tée de la Démonolo­gie de Jacques Stu­art, Roi d’Écosse et d’Angleterre, accom­pa­g­née des Nou­velles d’Écosse rela­tant une affaire de sor­cel­lerie (1590) qui inspi­ra Shake­speare ; la pre­mière tra­duc­tion française de The Dis­cov­ery of Witch­craft, de Regi­nald Scot, 1584, édi­tion cri­tique en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Kap­i­ta­ni­ak. Il pré­pare actuelle­ment, tou­jours en col­lab­o­ra­tion et dans la lignée des précé­dents, la tra­duc­tion et l’édition cri­tique de la trilo­gie infer­nale de Daniel Defoe (Diable/Magie/Revenants) ain­si que la tra­duc­tion de la biogra­phie de Sir Wal­ter Ralegh par William Oldys (1736). Ouvrages inédits en français.