Lettres d’amour, amour des lettres, amour de l’Être, l’Être et l’amour

S’il est un âge qui s’est ingénié à con­juguer cette for­mule à tous les modes, c’est bien, pour ce qui est de l’Angleterre, celui qui chevauche le XVIe finis­sant et le XVIIe nais­sant. Sous les règnes d’Elisabeth et de James, pre­miers du nom. 

John Donne par Isaac Oliver (CC Wikipedia)

John Donne par Isaac Oliv­er (CC Wikipedia)

Si Shake­speare (1564–1616) a dom­iné cette péri­ode aux yeux des siè­cles suiv­ants, il a fal­lu atten­dre 1931 pour que T. S. Eliot rafraîchisse les mémoires, et rap­pelle qu’avait existé un cer­tain John Donne (1572–1633) longtemps relégué dans la caté­gorie des Méta­physiques (à cause de leur non-con­formisme en matière de con­ven­tions lit­téraires et morales, de rythme et d’images) par Samuel John­son, pape lit­téraire de la grande époque clas­sique qui suiv­it, et qui les accu­sait, entre autres, de pro­duire des vers au lieu d’écrire de la poésie. Donne pousse l’audace jusqu’à faire preuve d’humour, ce que Legouis et Caza­mi­an, en 1924, jugeaient « vul­gaire, sur­prenant, ridicule ». L’Université a nour­ri des généra­tions d’étudiants de ces préjugés con­formistes. John Donne avait trois siè­cles et demi d’avance. Le célèbre Guibil­lon, manuel de textes choi­sis à l’usage des class­es pré­para­toires et études de licence, paru, lui aus­si, en 1931, l’ignora jusqu’à sa 17e édition.

Aug­men­tée d’un chapitre sur la lit­téra­ture du 20e siè­cle, la référence à T.S Eliot s’y voit agré­men­tée d’une note de cinq lignes con­cer­nant Donne :

His poet­ry is of a high order, though he is prodi­gal of con­ceits (thoughts and expres­sions intend­ed to be strik­ing, but rather far-fetched). 

L’amende est à peine hon­or­able. Caza­mi­an ne fera guère mieux en pub­liant (avec tra­duc­tion) cinq poèmes dans une antholo­gie en 1946.

  Donne, comme tout élève doué de son temps, passe par Oxford (à 12 ans, en école pré­para­toire) et par Cam­bridge (1588–89 ?) pour y faire ses human­ités puis son droit. Il ne peut s’acheminer vers le clergé (il est de famille catholique) et, de plus, cette voie n’est pas la sienne. Il prend ses dis­tances et le large en se por­tant notam­ment volon­taire pour une expédi­tion navale menée par Essex con­tre les Espag­nols, grands rivaux de l’époque (1596 ?). En 1597, il devient secré­taire du Lord Keep­er (Gar­di­en du Sceau Privé, cinquième per­son­nage du Royaume).

  En 1601, à trente-six ans donc, élu Mem­bre du Par­lement, il séduit et épouse en secret la nièce (âgée de dix-sept ans) de ce haut per­son­nage, ce qui lui vaut empris­on­nement et années de galère, au fig­uré, bien sûr. Elle portera douze enfants avant de décéder en 1617. Il n’écrira plus jamais de poèmes d’amour. Mais vivre vaut bien une messe : il se rap­proche de l’Église, cette fois-ci angli­cane et la seule pos­si­ble. Il accède à la prêtrise en 1615, devient Doyen de Saint-Paul en 1621. Ses ser­mons lui vau­dront la célébrité.

  Ses poèmes, dont les pre­miers remon­tent à 1593, ne seront pub­liés que deux ans après sa mort (en 1635). Ils sont de deux ordres : les pro­fanes et les religieux. Les poèmes d’amour ici traduits peu­vent être lus, dans cet ordre (notre choix), comme autant de lettres :

  • Let­tre d’invitation à l’exercice d’amour, adressée à sa maîtresse allant au lit : «To his Mis­tress Going to Bed », in Ele­gies.
  • Let­tre d’admonestation au soleil, qui vient éveiller et dénich­er les amants : « The Sun Ris­ing », in Songs and Son­nets.
  • Let­tre à Saint Valentin, patron des amoureux  (qu’il sub­stitue à Cupi­don), et au jeune cou­ple tout à ses ardeurs renais­santes (qu’il assim­i­le au Phénix) : «An Epi­thal­a­mion, or Mar­riage Song on the Lady Eliz­a­beth and Count Pala­tine being Mar­ried on St Valentine’s Day » in Epi­thal­a­mions.
  • Let­tre au sage, c’est-à-dire à lui-même, en inter­ro­ga­tion sur la femme et l’amour :  « Song (Go and Catch a Falling Star) », in Songs and Sonnets.
  • Let­tre à l’Amour, enfin fait chair : « Air and Angels », Songs and Sonnets.
  • Let­tre à l’aimée, à la vie, à la mort : « The Anniver­sary », Song and Sonnets.
  • Let­tre au monde, indif­férent ou hos­tile aux amants, à l’amour :  « The Can­on­iza­tion », Songs and Sonnets.

Poèmes de John Donne traduits par Jean Migrenne

À sa maîtresse allant au lit

Belle amie, mon ardeur du repos a fait foin,
Le manque de besogne m’a mis en besoin.
Face à face, les jou­teurs bien sou­vent se lassent,
Par trop longtemps braqués sans que rien ne se passe.
Ôte ta cein­ture au zodi­aque pareille,
Bouclée sur des orbes de plus grande merveille.
Défais ce plas­tron qui te pare de brillants,
Que tous les guette-au-trou en aient pour leur argent.
Dégrafe ta breloque, fais que son harmonie
M’annonce qu’est venue l’heure où tu vas au lit.
Ôte ce corset bandé qui me rend jaloux,
Tou­jours reste ten­du, pour­tant si près de tout.
Ta robe glisse sur des tré­sors magnifiques,
Comme descend le jour sur un pré de colchiques.
Ôte ce ban­deau, tout de fils entrelacé,
Mon­tre tes cheveux en diadème tressés.
Ôte ces chaus­sures pour, de pied ferme, entrer
Dans ce lit moelleux, tem­ple à l’amour consacré.
C’est drapés de blanc que les mes­sagers divins
Descendaient vis­iter le monde des humains.
Ange tu es là, beauté digne des houris
Au ciel de Mahomet ; blanc le linceul aussi
Du spec­tre malin qui nous hérisse le poil,
Mais nous savons bien ce que redressent tes voiles.
     Autorise mes mains à courir tout leur saoul
Devant et der­rière, entre, et dessus et dessous.
Tu es mon nou­veau monde, Ô toi mon Amérique
Où mon amour est roi et mon pou­voir n’abdique,
Ma mine pré­cieuse et aus­si mon empire.
Mon bon­heur est sans nom d’ainsi te découvrir.
Je ne suis que plus libre, pris­on­nier de toi,
Là où ma main se pose je scelle mon droit.
    Nudité absolue, source de toute joie !
Si l’âme est sans corps, le corps d’être nu se doit,
Pour goûter à ces joies. Ata­lante a ses pommes,
La femme les gemmes jetées aux yeux des hommes,
Afin que ceux du fol lui fassent per­dre l’âme,
Attaché au clin­quant et aveu­gle à la femme.
Ain­si toutes les femmes sont enluminures,
Con­tes pour le com­mun sous de gaies couvertures.
Mys­tères elles sont : la faveur n’est donnée
De les lire, par leur grâce prédestinée,
Qu’à nous seuls leurs élus. Et puisqu’il m’est permis,
Ouvre-toi généreuse­ment tout comme si
J’étais sage-femme ; ôte un voile d’innocence,
Super­flu plus encor que serait pénitence.
    Que t’instruise ma nudité ; alors, en somme,
N’aie d’autre cou­ver­ture que celle d’un homme.
 

 

Le soleil se lève

          Vieux guette-au-trou, pourquoi, fichu soleil,
           Venir ain­si nous dénicher ?
Fenêtre ou bien rideau ne pou­vant nous cacher,
Faut-il qu’à tes saisons nos amours s’appareillent ?
           Va‑t’en morigén­er, cuistre imbécile,
           L’ap­pren­ti grincheux, l’é­col­i­er lambin ;
       Va dire à la cour que le Roi chas­se au matin ;
       Mène aux moissons les insectes serviles ;
Il n’est de saisons pour l’amour constant :
Heures, jours et mois lui sont gue­nilles du temps.

           Ta force vénérable, ton orgueil
           La met­trait-elle en tes rayons,
J’i­rais la réduire, pour elle, en lumignon !
Mais je n’en­tends la priv­er du moin­dre clin d’œil.
           Si ses yeux n’ont pas aveuglé les tiens,
           Pars, et reviens me dire demain soir
       Si, plutôt qu’aux Indes où tu crus les y voir,
       L’or, les épices, ne sont à ma main.
Et si d’hi­er tu recher­chais les rois,
On t’en­ver­rait les trou­ver, tous, au lit, chez moi.

           Si je suis tous princes, elle tous royaumes,
           Rien ne saurait exis­ter d’autre.
Les princes ne font que nous singer : face aux nôtres,
Richess­es font ori­peau et hon­neur fantôme.
           Toi, vieux soleil, tu n’as qu’un seul bonheur
           Dans l’u­nivers sur nous deux concentré :
       Ménage ta vieil­lesse et veuille administrer
       Ta chaleur au monde en chauf­fant nos cœurs.
Briller pour nous, c’est briller pour la terre :
Notre couche est ton cen­tre et nos murs sont ta sphère.

 

 

Épithalame

Poème com­posé à l’occasion de l’union de la fille de Jacques I à l’Électeur Palatin, célébrée le jour de la Saint-Valentin114 févri­er 1613. Le tra­duc­teur a apposé sa dernière touche qua­tre siè­cles après  (par cal­en­dri­er gré­gorien inter­posé), le 14 févri­er 2013.

Salut à toi, Valentin, saint Évêque célébré,
              Dont le diocèse est l’air tout entier
              Où chante le con­cert de tes ouailles,
Oiseaux tout autant que volailles,
              Qui chaque année conjoins
La lyrique alou­ette, la grave tourterelle,
Le moineau qui périt pour la bagatelle,
L’ami du foy­er à jabot de carmin,
              Qui du mer­le tout autant fais le bonheur
Que du chardon­neret ou du martin-pêcheur ;
Le coq har­di dans la basse-cour se redresse
Et vole dans les plumes de sa maîtresse.
Ce jour brille d’un feu qui pour­rait, oh combien,
Raviv­er ton bran­don, mon vieux Valentin.
 
Jusqu’alors tu enflam­mais d’amours multipliées
              Alou­ettes, fau­vettes, tourterelles appariées,
              Mais de tout cela rien n’a de prix
Car en ce jour deux phénix tu maries,
              Tu fais que la chan­delle voie
Ce que jamais soleil ne vit, ce que jamais l’Arche
(De toute gent à ailes ou pattes cage et parc,)
N’abrita : sur leur couche réu­nis, grâce à toi,
              Deux phénix, poitrine con­tre sein,
Nid l’un pour l’autre chacun,
Où brûle un tel feu qu’en naîtront
Jeunes phénix et qu’en par­ents ils survivront,
Dont l’amour et l’ardeur exempts de tout déclin
Ta fête toute l’année célèbreront, Ô Valentin.
 
Lève-toi Phénix, éclipse le soleil, belle Épousée
              Par ton pro­pre amour attisée,
              Que ton œil ray­onne d’une chaleur
Source pour tout volatile de belle humeur.
              Lève-toi, belle Épousée, rappelle
De ses cas­settes divers­es ton firmament,
Pare-toi de tes rubis, per­les et diamants,
Que ces étoiles qui te constellent
              Fassent con­naître à tous que si succombe
Une grande Princesse, ce n’est pas pour la tombe ;
Comète nou­velle, présage pour nous de merveille,
Tu trou­veras en telle révéla­tion ta pareille.
Puisque aujourd’hui tu brilles en ton nou­v­el écrin,
Que des hommes le pre­mier jour soit ta fête, Valentin.
 
Approche-toi, viens : gloire qui s’assemble
              À flamme sœur lui ressemble ;
              Forme avec ton Frederick
L’unité dou­ble insé­para­ble et magnifique.
              Pas plus ne saurait dualité
Divis­er la grandeur de l’infini,
Que par­tir ce qui est uni.
Telle en sa grandeur, insé­para­ble est votre unité ;
              Va‑t’en où se tient l’Évêque maintenant,
Qui vous uni­ra d’une façon, mais seulement
D’une ; et lorsque vous ne fer­ez, mariés,
Qu’une seule chair, mains et cœurs liés,
Un seul nœud désor­mais sera votre lien,
Après celui de Mon­seigneur, ou de l’Évêque Valentin.
 
Mais qu’a donc le soleil pour sus­pendre son cours,
              Aujourd’hui plus que d’autres jours ?
              Serait-ce pour acca­parer leur lumière,
Si pro­fuse ici qu’il en reste en arrière ?
              Et pourquoi, vous deux, aller si lentement,
Mon­tr­er si peu de hâte à disparaître ?
N’auriez-vous souci que paraître,
Vous offrir aux regards si solennellement ?
              Le fes­tin, truf­fé de glou­tonnes lenteurs,
Se con­somme, on en vante les saveurs,
La féerie tarde, m’est avis, et ne se terminera
Qu’à l’aube, quand le coq la dispersera.
Hélas, si l’on en croit le rite ancien,
Une nuit et un jour te sont con­sacrés, Ô Valentin ?
 
Tout dure encore mal­gré la nuit venue ; l’obstacle
              Est l’étiquette qui te donne en spectacle.
              Tant de dames d’atour te manipulent
Comme si elles démon­taient leur pendule,
              Affairées qu’elles sont tout autour de toi ;
L’Épousée doit sor­tir pour entr­er dans le lit,
De sa parure nup­tiale avant le bon­soir dit
Telle d’un corps une âme que per­son­ne ne voit,
               La voici couchée, mais à quoi bon ?
Le pro­to­cole encore… mais où est-il donc ?
Le voici qui plonge de sphère en sphère,
De draps en bras, jusqu’au cœur du mystère,
Afin que ta fête soit célébrée jusqu’au matin ;
Le jour n’en était que la veille, Ô Valentin.

Elle illu­mine, ici couchée en soleil,
              L’astre qu’il est d’un éclat sans pareil,
              Mais lune elle est autant que lui soleil, et l’un
Restitue autant que l’autre aban­donne, chacun
              Pour­tant recon­naît sa dette,
Mais ils ont tant d’or, et bon argent, qu’à cœur-joie
Ils les dépensent sans compter ; nul ne doit
Rien à l’autre, nul n’épargne et rien ne les arrête ;
              Traite sans retenue est hon­orée, sans quittance,
Leur dette est livre de mutuelle reconnaissance ;
Pay­er, don­ner, prêter, rien jamais chez eux
Ne fait obsta­cle à l’échange généreux.
Tous tes moineaux et tourterelles ne sont rien,
Tant ardeur et amour bril­lent en ces deux-là, Valentin.
 Ce que ce cou­ple de phénix vient d’accomplir
              Per­me­ts à la Nature de se rétablir,
              Car ne faisant plus qu’un à eux deux,
Ils ont ravivé l’unique phénix dans leurs jeux.
              Reposez-vous enfin, et tant que le soleil dormira,
Les satyres que nous sommes veilleront,
La clarté naî­tra de vos yeux quand ils s’ouvriront,
Seule tolérée car votre vis­age elle éclairera ;
              D’aucuns près de vous, à mots couverts,
Parieront par quelle main le rideau sera ouvert,
Le gag­nant sera celui qui aura deviné
De quel côté du lit le jour sera né ;
Résul­tat : passé neuf heures demain matin
Jusque-là, c’est tou­jours la Saint-Valentin.
 

 

Chanson

Pars, va‑t’en à la pêche au météore,
  Faire un enfant à une mandragore ;
Dis-moi où trou­ver les neiges d’antan,
  Qui a mis sabot de bouc à Satan ;
Donne-moi d’ouïr le chant des sirènes,
  Garde-moi des jalousies qui nous viennent,
              Fais que j’apprenne
              Quel est ce vent
Qui mène un homme de bien à bon port.
 
   Si de l’étrange il t’est don­né la trame,
  Si l’invisible s’ouvre à ton sésame,
Pars pour dix mille nuits, dix mille jours,
  Et viens me dire, à l’heure du retour,
Sage vieil­lard à la tête chenue,
  Les mys­tères que, là-bas, tu connus,
              Jur­er que femme,
             Belle toujours
Et fidèle autant, est non avenue.
 
Mais s’il en est une, par­le-moi vrai :
   Au pays du ten­dre je partirai ;
Ou plutôt non, je renonce au voyage,
  Ne serait-ce qu’en proche voisinage,
Car si tu la savais alors fidèle,
  Si ta let­tre aujourd’hui la trou­vait telle,
              Je sais bien qu’elle
              En tromperait
Deux, trois, le temps de mon pèlerinage.
 
 

 

Entre air et ange

 Par deux, par trois fois tu avais été
Celle que j’aimais sans nom ni visage ;
Sim­ple voix ou vague flamme, les Anges
Sou­vent sont aimés, qui nous ont hantés ;
    Mais vint ce jour où, dans tes parages,
J’ai vu, en gloire, idéal et beauté.
    Et puisque de mon âme faite chair,
Fors toute autre action, l’amour peut naître,
    L’enfant, ni plus éthéré que sa mère,
Ni moins char­nel encor ne saurait être.
    L’amour se doit de me faire connaître
     Tout de toi ; fort main­tenant de savoir
Qu’il prend forme en ton corps, je veux croire
Qu’en lèvre, en œil et front je peux l’y voir.
 
Tan­dis qu’ainsi je lestais mon amour,
Pour n’en voguer que plus certainement,
De tré­sors qui défient l’entendement,
Mon choix s’est avéré beau­coup trop lourd.
     Vouloir que chaque cheveu mêmement
Soit aimé n’est pas bon gage d’amour ;
     Pas plus dans l’idéal que dans l’extrême,
Ou dans mille feux, l’amour ne prospère ;
     Et si ton amour est pur, ou vaut même
Vis­age et ailes d’ange, presque d’air,
      Alors, de mon amour, il sera sphère ;
      Ce qui tou­jours restera en balance
Entre air et ange n’est que différence,
Entre homme et femme, et d’amour la nuance.
 

 

 L’anniversaire

 Tous les sou­verains, tous leurs favoris,
     Toute gloire d’honneur, beauté, esprit,
Tout passe, même le maître des temps,
Notre soleil, plus jeune d’un an
Quand toi et moi avions fait connaissance :
Le lot de toute chose est décadence,
     À une excep­tion près : notre amour
Que nul hier, nul lende­main n’entourent,
À nous adon­né qui lui don­nons libre cours,
Attaché à vivre comme au tout pre­mier jour.
 
     Deux tombes devront sépar­er nos corps :
     Une seule nous con­joindrait encore.
Tels d’autres princes nous devrons quitter
(Car princes l’un pour l’autre aurons été)
Au tré­pas ces yeux de doux pleurs souvent
Salés, ces oreilles nour­ries de serments.
     Lors les âmes où l’amour est à vie
(Le reste à terme) en auront usufruit,
Ou alors d’un amour bien supérieur à lui
Quand l’âme désert­era sa tombe périe.
 
     Lors notre bon­heur absolu sera,
     Mais égal aux autres il restera.
Rois sur terre nous sommes et seulement
Nous, de rois mêmes sujets nullement.
Nul trône n’est plus sûr, car trahison
Ne pour­rait naître qu’en notre union.
     Faisons fi des vrais et des faux effrois,
À noble amour et vie don­nons trois fois
Vingt années, vivons les toutes mois après mois
Nous qui depuis deux ans sommes rois.

 

 

La canonisation

Accordez-moi, de grâce, licence d’aimer :
    Gaussez-vous de ma goutte, raillez ma tremblote,
Riez de mes poils gris, de ma déconfiture ;
    Courez vous cul­tiv­er, allez vous remplumer,
       Soyez bien en cour, léchez bien les bottes,
       Auprès des grands faites bonne figure ;
Admirez le Roi sur vos écus, face à face,
    Tout à votre soûl, et grand bien vous fasse,
    Autant m’accordez licence d’aimer.
 
Qui, par mal­heur, ai-je jamais lésé d’aimer ?
    Com­bi­en de galions som­brent sous mes soupirs ?
Dites-moi quels domaines mes larmes inondent ?
    Quel hâtif print­emps ai-je empêché de germer ?
       Quand mes veines m’ardent à en périr
       Ce feu tue-t-il d’autres gens dans le monde ?
Les procès sont légion, autant que les guerres,
    Plaideurs et sol­dats sont à leur affaire,
    Et nous à la nôtre, qui est d’aimer.
 
Vôtre est l’art de nom­mer quand le nôtre est d’aimer ;
    Dites-moi chan­delle et bap­tisez-la bombyx,
L’un pour l’autre brûlant, la mort est notre vœu ;
     Aigle et tourterelle nous aimons nous nommer,
       Et pour cors­er l’énigme du phénix.
       L’unique en dou­ble renaît de nos feux,
Des deux, mas­culin, féminin, neu­tre unité.
    Canon­isés : morts puis ressuscités,
    Tant pro­fond est le mys­tère d’aimer.
 
Vivre d’amour, à défaut de mourir d’aimer,
    Nous prive d’épitaphe, mais notre légende
De poèmes aus­si bien devien­dra sujet ;
    Nous fer­ons du son­net notre cham­bre à rimer
       Si d’histoire nous ne sommes provende ;
       Le plus beau vase cinéraire sied
Autant qu’un mon­u­ment aux restes des plus grands
     Dans ces can­tiques nous reconnaissant
     Saints par­mi les saints à force d’aimer,
 
Tous nous invo­queront : Saints qui fîtes d’aimer
    Un art pieux de vivre en ermites tranquilles ;
Corps hier en paix, mais aujourd’hui glorieux,
    Vous en qui l’âme du monde s’est abîmée,
       Qui êtes la cor­nue où se distillent
       (Comme en un miroir ou comme en vos yeux,
Où se con­cen­trent tout incendiées en vous)
    Cours, villes et con­trées, priez pour nous,
Que de là-haut nous vienne l’art d’aimer.

 

 

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Jean Migrenne

Régulière­ment pub­lié dans Siè­cle 21EuropeLe Fris­son Esthé­tique,Peut-être et (en ligne) Tem­porelRecours au poème, Jean Migrenne a récem­ment fait éditer l’essentiel de l’œuvre poé­tique de Richard Wilbur ; la tra­duc­tion française com­men­tée de la Démonolo­gie de Jacques Stu­art, Roi d’Écosse et d’Angleterre, accom­pa­g­née des Nou­velles d’Écosse rela­tant une affaire de sor­cel­lerie (1590) qui inspi­ra Shake­speare ; la pre­mière tra­duc­tion française de The Dis­cov­ery of Witch­craft, de Regi­nald Scot, 1584, édi­tion cri­tique en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Kap­i­ta­ni­ak. Il pré­pare actuelle­ment, tou­jours en col­lab­o­ra­tion et dans la lignée des précé­dents, la tra­duc­tion et l’édition cri­tique de la trilo­gie infer­nale de Daniel Defoe (Diable/Magie/Revenants) ain­si que la tra­duc­tion de la biogra­phie de Sir Wal­ter Ralegh par William Oldys (1736). Ouvrages inédits en français.

 

 

 

Notes[+]