Cette qua­trième livrai­son nous fait pénétr­er dans un univers fic­tif qui relève peut-être même de l’affabulation pure et sim­ple, mais qui s’appuie tou­jours sur Alcalá.

LA TAPADA, THE MOORISH MILL

 LE MOULIN MAURESQUE LA TAPADA

 

1  (24)

Au pied de la sente qui grimpe la falaise
Et mène au bar­rio troglodyte, à proximité
De l’église, j’ai bien cru voir des inscriptions
Sur une pierre qui dépas­sait du sol.

Le curé : « Moi aus­si, je l’ai vue, et je me suis même dit
Que j’allais la dégager. — Ça remonte à quand ?
— Je n’en sais rien, mais j’ai trou­vé une date précise
Sur une pierre angu­laire : dix siècles. 

— Où se trou­ve cette pierre ? »
Il désigne l’entrée de l’église. « Et par là-bas,
Les grands bâti­ments avec des cours intérieures, la Mairie,

Vous trou­verez du réem­ploi provenant de temples
Dans les murs des jardins et des chapelles. Je con­nais une maison
Où il y a des stat­ues romaines dans le patio. »

 

 

(25)

Lorsqu’on m’attribue un moulin mauresque
Pour faire mon stu­dio de pein­tre, je me dis
Que c’est idéal. Je suis heureux d’avoir
Rem­porté ce prix à Alcalá parce que

J’ai un bail de qua­tre-vingt-dix-neuf ans,
Large­ment de quoi ter­min­er quelques tableaux.
Ce moulin s’appelle La Tapa­da. C’est comme un jeu
De mots dans le coin. Tapa, c’est un couvercle,

Et mon moulin n’a pas de cou­ver­ture. Il me faut
Une semaine pour en mon­ter une, une autre
Pour dégager le sous-sol pour les poules.

C’est alors que je ren­con­tre le curé descendu
Voir de ses pro­pres yeux ce qui se passe :
Son église domine mon moulin.

 

Le moulin de la Tapa­da existe bien, mais l’histoire locale 
infirme totale­ment les dires de David George. C’est l’un de ses plus 
impor­tants châteaux en Espagne. Si Alcalá est con­nue, entre autres 
et à cause de ses moulins, comme le Bar­bi­zon andalou,  David George, 
qui fut pein­tre et exposa une fois à Séville, a détru­it la plu­part de ses 
tableaux, jugeant qu’ils ne valaient rien.

(26)

Lais­sons-là le moulin. Ce qui importe, ce sont la forteresse
Qui domine le moulin et les grottes des gitans.
J’ai traité du moulin dans d’autres pages :
La Mort de Dolores Moli­nos.  J’ai décrit

Les juer­gas  au clair de lune, les cygnes blancs
(Pétales blancs sur l’eau noire), le bassin,
Les paons dans les jardins, le bar de La Veuve
Où l’on boit sur des meules de pierre, où les murs

Sont ten­dus de toile à sac, et ses juer­gas.
Dolorès c’est la danseuse qui a trou­vé la mort
En venant à Alcalá. John Fulton

La con­nais­sait bien. Il a peint le décor.
Beau­coup de Gitans sont venus à l’enterrement
Et on a porté le deuil dans leurs grottes.

 

 

Aucune trace de cette danseuse, mais le lieu réfère à l’ancienne
Ven­ta Platil­la, guinguette gitane mal famée dit-on, aujourd’hui
rasée. Par con­tre, John Ful­ton est bien réel. Son ate­lier se visite 
dans le bar­rioSan­ta Cruz à Séville.

 

SHEARING THE SHEEP

 TONDRE LES MOUTONS

(35)

Pour l’aider à garder ses papiers à jour
Un ami éleveur de mou­tons laisse
Mano­li­to venir en ton­dre quelques-uns.
Une fois l’an. Le paysan y gagne

De l’entendre chanter. Les jour­naliers un banquet
De bien­v­enue et un jour de congé.
Après une tonte sym­bol­ique, Manolito
Grimpe sur une estrade bran­lante et se déchaîne.

Tout le monde aime ça. Moi y compris,
Debout avec mon assi­ette à côté d’une chèvre
Qui tourne sur la broche. Le vin est superbe.

La fer­mière vient m’apporter un sac.
« Pour les enfants des grottes. »
À la voir sourire, je la prends pour une Gitane.

 

FLAMENCO AND THE BULLS

 FLAMENCO ET TAUREAUX

(68)

« Qu’est-ce que les tau­reaux ont de si flamenco ? »
J’interroge John, rien que pour le titiller 
Et tir­er de lui une réponse élo­quente : il s’exprime si bien
Que je prends des notes dans ma tête ou sur papier.

« Tu le sais foutre bien, pourquoi me cass­er les pieds ? 
—Il est dif­fi­cile de tomber sur la bonne réponse.
—Bonne réponse, mon cul ! » Il est de mau­vaise humeur.
Ce matin-là, au sor­teo, il a tiré une bête dangereuse,

Un tau­reau qui a mau­vaise réputation.
Diego dit : « Un mata­dor ne sait jamais
Ce qui va se pass­er dans l’après-midi.

Pas plus qu’un chanteur quand il se retrouve
De but en blanc dans une sale situation.
Il faut savoir impro­vis­er, agir sur le coup. »

 

2 (69)

« Ce n’est pas du tout pareil, Diego,
La cor­ri­da c’est une ques­tion de vie et de mort.
—Et pas le cante jon­do ? D’où tu sors ?
Sou­viens-toi de la juer­ga avec Juan Talega

Quand le duende était si fort qu’il a été terrassé
Et qu’il a fini dans le coma ? » Inquiétant.
Le duende c’est un tau­reau mythologique,
Mais on ne le voit pas. Un voile lourd

Nous est tombé dessus, un fan­tôme cou­vert de cendres.
À ce moment-là, j’avais for­cé sur la bouteille
Ou je n’étais pas dans le coup. Pedro

Se roulait par terre, s’arrachait les cheveux.
C’est là que je suis sor­ti, j’avais besoin de respirer.
J’avais les larmes aux yeux ; il y avait de la mort partout.

 

(70)

Quand le cante jon­do va vrai­ment profond,
J’ai du mal à repren­dre mon sérieux
Pour tomber sous le charme. Je crois que c’est
Dante Alighieri qui a dit qu’il est impossible

D’aller aux enfers si on a le sens de l’humour.
C’est la philoso­phie de Manolito.
« Il vaut mieux faire le saltim­banque comme moi,
Que traîn­er une auréole pen­dant la Semaine Sainte. »

Mais il ne fait pas ce qu’il préconise
Quand il se met à chanter et nous emporte
Plus pro­fond que Jonas dans sa baleine. Sa soleá

Explore des abîmes incon­nus. Diego pleure.
Le puits de sa gui­tare se remplit :
« Comme une source qui résonne en noir. » 

 

 

 

 

 

(71)

 Il ajoute en caló : « Ducas negras,
Ces sons, ce sang, noirs dans ta moelle
Qui ne reposent jamais en paix. Ils montent
Et redescen­dent quand Mano­li­to chante la soleá,

Quand Juan Tale­ga chante sa seguiriya. »
Je n’ai jamais pu m’habituer à cette profonde
Immer­sion dans la transe du duende, puits
Sans fond de l’émotion où les étoiles noires

N’éclairent rien, le Grand Nada,
Comme l’appelle Mano­li­to. Il nous réveille
En claquant des mains comme s’il tirait au pistolet.

Le rythme de la bulería, le jaleo appuie
Sur la détente de la gui­tare, y met le feu.
Lola Flo­res se lève, danse pour nous.

 

 

THE BULLFIGHTER’S VIRGIN

 LA VIERGE DU MATADOR

 

(72)

J’ai vu un torero et un can­taor
Assis côte à côte dans un bar flamenco
Sans rien dire, absorbés dans leur bière
Et nég­ligeant les tapas. J’ai eu envie

De deman­der : « Pourquoi faire cette tête ? »
Mais ce n’était pas mes oignons. Je les avais rencontrés
Dans leur gloire, dans l’arène et en juer­ga.
En arrivant, Mano­li­to me voit sortir

Mon étui en argent : « Rem­balle ça. Il y a un mort.
Ce n’est pas le moment pour un cigare. »
Il y a tou­jours un mort, me suis-je dit. La mort

Est-elle un risque du méti­er ? J’ai vu trop
De mort en Espagne, cette terre que la Mort
A choisie pour y bâtir son château.

 

(73)

La mort est dev­enue un genre artistique.
Pen­dant la Semaine Sainte, on la sort de l’église,
Squelette assis sur le monde, globe énorme.
Ça se passe le Ven­dre­di Saint, tous les ans.

On la porte dans les ruelles étroites et tortueuses
Où l’on glisse sur les bavures de cierge. Une fan­fare funèbre
Suit le char. Pourquoi pleur­er la mort ?
Marchant der­rière et cru­ci­fix à la main

Les pleureuses suiv­ent le paso et mon­tent
Les march­es de la Cathé­drale de Séville.
Je l’ai vue sor­tir à minu­it, sous un clair de lune

Qui nimbe l’os, le squelette, le crâne
D’une lumière sur­na­turelle. On dirait qu’elle vit
Quand ça cli­quette et penche dans la descente.

 

 

 

(74)

Ô quel plaisir l’existence peut-elle donner ?
Savoir que l’on meurt ne fait que prou­ver que l’on vit.
Ma grand-mère n’était pas espag­nole, mais elle chantait
Des trucs comme ça. Même pas catholique, non plus.

Ça me réson­nait dans la tête ce printemps-là :
Un genre de tas d’os, un squelette.
Pen­dant cette semaine de mort et de résurrection,
Qua­tre-vingt-dix-neuf vierges sont promenées dans Séville.

Sor­ties de leurs églis­es, à tra­vers la cathé­drale et retour.
La vierge des mata­dors, la Macare­na, pleure
Des larmes de dia­mant. Les toreros avan­cent solennellement

Der­rière la fan­fare. Il y a des chanteurs gitans
Sur les bal­cons, sur son par­cours, qui lui décochent
Des flèch­es de chant pour atténuer sa souffrance.

 

Pho­to © Wikipedia  stat­ue de Lola Flo­res à Jerez.

4  (75)

« ¡ Viva la Macare­na ! » La foule applaudit
Quand elle passe sur les épaules des cos­tilleros.
Mille cierges éclairent son trône.
Son vis­age inspire le soli­taire debout face

Au tau­reau à cinq heures du soir.
La vie est un cycle : le tau­reau, le sang, le sable,
Et même les mouch­es qui se déversent sur la dépouille.
Le cos­tume de lumière qui scin­tille au soleil

Définit le moment, le mata­dor, l’homme
Prêt à mourir pour l’honneur, à ris­quer sa vie.
Mais qu’est-ce que la vie sans le bais­er d’Aphrodite,

Même le bais­er de la Mort ? Le tau­reau est mort.
La bête en lui a été ter­rassée, sa tête repose
Dans une mare d’eau et de sang.

 

 

 

 

 

 

 

 

Dali, Le Matador 

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Jean Migrenne

Régulière­ment pub­lié dans Siè­cle 21EuropeLe Fris­son Esthé­tique,Peut-être et (en ligne) Tem­porelRecours au poème, Jean Migrenne a récem­ment fait éditer l’essentiel de l’œuvre poé­tique de Richard Wilbur ; la tra­duc­tion française com­men­tée de la Démonolo­gie de Jacques Stu­art, Roi d’Écosse et d’Angleterre, accom­pa­g­née des Nou­velles d’Écosse rela­tant une affaire de sor­cel­lerie (1590) qui inspi­ra Shake­speare ; la pre­mière tra­duc­tion française de The Dis­cov­ery of Witch­craft, de Regi­nald Scot, 1584, édi­tion cri­tique en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Kap­i­ta­ni­ak. Il pré­pare actuelle­ment, tou­jours en col­lab­o­ra­tion et dans la lignée des précé­dents, la tra­duc­tion et l’édition cri­tique de la trilo­gie infer­nale de Daniel Defoe (Diable/Magie/Revenants) ain­si que la tra­duc­tion de la biogra­phie de Sir Wal­ter Ralegh par William Oldys (1736). Ouvrages inédits en français.