On sait que, au tour­nant des années 1910–1911, Rilke, l’un des plus pro­fonds poètes de notre Occi­dent, après la rédac­tion des Cahiers de Malte Lau­rids Brigge, s’interroge beau­coup sur son écri­t­ure poé­tique. Et c’est alors que, presque par hasard (mais un hasard qui ne cesse d’insister), il tombe sur un ser­mon anonyme du XVII° siè­cle français, L’Amour de Madeleine. Rilke en est si boulever­sé qu’il traduit ce texte dans son alle­mand natal — tout en sus­pec­tant qu’il s’agisse d’une œuvre de Bossuet, redé­cou­verte à Saint-Péters­bourg. Ensuite, les textes de Rilke ne seront plus jamais tout à fait les mêmes : il suf­fit de lire ses dernières pro­duc­tions, les Elé­gies à Duino, ou les Son­nets à Orphée, ou même ses con­sid­éra­tions sur la Vie de Marie, pour s’en ren­dre compte.

Il est vrai que ce texte, comme il était de tra­di­tion dans l’Eglise d’alors, con­fond en Madeleine trois femmes que les Evangiles (de Luc et de Jean) avaient pour­tant claire­ment spé­ci­fiées. Mais, en vérité, qu’importe ? Car on voit bien que pour Rilke, c’est la réflex­ion sur l’amour, inspirée par l’Esprit saint, qui importe. D’où sa référence au Can­tique des can­tiques, lu à son tour selon les enseigne­ments de la lec­ture mys­tique qu’en avait imposée à Yab­né le rab­bi Aquiba …

Ain­si, après une évo­ca­tion de la Madeleine per­due d’amour au pied de la croix, l’auteur d’origine ne craint pas de l’interroger : « Si c’est l’amour qui vous pousse, Madeleine, que craignez-vous ? Osez tout, entre­prenez tout. L’amour ne sait point se borner, ses désirs sont sa règle, ses trans­ports sont sa loi, ses excès sont sa mesure. Il ne craint rien que de crain­dre ; et son titre pour pos­séder, c’est la hardiesse de pré­ten­dre à tout et la lib­erté de tout entreprendre. »

Sommes-nous si loin de Bernard de Clair­vaux quand il assène à son audi­toire (mais il est vrai aus­si que c’est presque à la fin de ses ser­mons sur … le Can­tique des can­tiques !), que « la mesure de l’amour, c’est l’amour. Et que la seule mesure d’aimer, c’est d’aimer sans mesure… » 

Oui, seule­ment voilà ! on ne peut en demeur­er là ! Car c’est bien du Christ qu’il s’agit, du Logos fait homme, du Dieu soumis à l’anthropomorphose pour que  tout humain con­naisse la théo­mor­phose : « Si vous aviez marché droite­ment à Dieu, vous oseriez tout avec Jésus-Christ : (…) le Dieu fait homme pour être à l’homme se fût aban­don­né tout entier à vos embrasse­ments, autant chastes que libres (…). Vous pré­ten­driez tout sans crainte, et pos­séderiez tout sans réserve. »

Et ce n’est pas encore fini : car der­rière le Christ c’est aus­si le Dieu incon­nu et insond­able qu’il faut aimer, et il n’existe aucune meilleure façon de l’atteindre dans l’Absolu de son amour, à tra­vers son Fils, que de renon­cer à soi-même et de s’évanouir à tout désir quel qu’il soit : « Elle (la fiancée du Can­tique), voit que son chaste Epoux se donne durant cette vie en fuyant, en se cachant, en se dérobant. Ain­si, elle le presse de fuir ; et ce qui est le plus éton­nant, c’est qu’elle agit de la sorte dans le temps qu’il la caresse plus ten­drement que jamais. (…) Il voudrait apparem­ment enten­dre d’elle quelque parole de douceur, et il reçoit ces mots pour toute caresse : Fuyez,ô mon bien-aimé, avec la vitesse d’un cerf. Elle aime mieux ses pri­va­tions que ses dons mêmes et ses faveurs. C’est pourquoi elle dit : Fuyez. Et c’est là que finit le  Can­tique.

C’est que c’est la  con­som­ma­tion de tout le mys­tère du saint amour. Toutes les ardeurs et tous les trans­ports se ter­mi­nent enfin à vouloir tout per­dre. Madeleine (…), quand il le fau­dra con­som­mer (votre amour), Jésus vous dira : Ne me touchez plus. »

Sommes-nous telle­ment loin, ici, de la « sup­po­si­tion impos­si­ble » que fera juste­ment le siè­cle spir­ituel français, et dont on sait, comme, à la suite de leur maître, les lacaniens auront fait leurs délices ?

Bref, un texte à lire de toute urgence !

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Michel Cazenave

Ecrivain (plus de 50 livres parus, et plus de 400 arti­cles divers), ancien pro­duc­teur de l’émis­sion “Les Vivants et les dieux” à France Cul­ture, Michel Cazenave est un amoureux impéni­tent — dans la mesure où la femme aimée lui paraît être l’in­car­na­tion de ce qu’il appelle “La Face fémi­nine de Dieu”. C’est ain­si qu’il a pub­lié nom­bre de livres de poésie depuis la dis­pari­tion de celle qu’il a aimée toute sa vie, et que la poésie est claire­ment ce qui lui “par­le” le plus aujourd’hui.

En 2014, Michel Cazenave a pub­lié Le Bel amour, une antholo­gie de sa poésie, chez Recours au Poème éditeurs.

voir :

http://www.michelcazenave.fr/

 

ŒUVRE POETIQUE

 

Frag­ments de la Sophia, Ima­go, 1981

Frag­ments d’un hymne, Arfuyen, 1998.

La Grande Quête, Arma Artis, 2003.

Pénin­sule de la femme, Arma Artis, 2005.

Chants de la Déesse, suiv­is de Glos­es, Arbres et Fan­tasies,  Le Nou­v­el Athanor, 2005.

Dédi­cace à l’ab­sente, suivi de Paris-Néon, sous le titre général  “Michel Cazenave”, Le Nou­v­el Athanor, 2007.

Pri­mav­era, Arma Artis, 2007.

Pri­mav­era viva, Arma Artis, 2007.

L’Avis poé­tique (1958 – 2006), Arma Artis, 2008.

La Nais­sance de l’au­rore, Rafael de Sur­tis, 2008.

L’Œu­vre d’or, suivi de La Ver­doy­ante, Rafael de Sur­tis, 2008.

Pri­mav­era nova, Arma Artis, 2008.

Melan­cho­lia, suivi de Parole et silence, Rafael de Sur­tis, 2009.

Le Pas de la colombe, Encres vives, 2012..