L’IVRESSE ET LA POESIE.

On se sou­vient peut-être de cette Antholo­gie de la poésie chi­noise qui avait été éditée voici presque un demi-siè­cle par Seghers. Que de décou­vertes alors ! Et comme nous avions sen­ti qu’une réé­val­u­a­tion générale de notre tra­di­tion poé­tique s’imposait !

En par­ti­c­uli­er sur le vin, et sur l’ivresse qui l’accompagne, dont nous étions si cer­tains que d’autres avaient le même mépris que nous… Cette ivresse qui intro­dui­sait à la folie des actes, sans nous inter­roger, pré­cisé­ment, sur le sens réel de ce terme de folie.

Ain­si, étions-nous con­va­in­cus que l’Islam jetait l’opprobre sur la con­som­ma­tion de vin, sans nous deman­der com­ment il se fai­sait  qu’un mys­tique comme ‘Ibn Al Fâridh eût écrit comme tant d’autres un Eloge du Vin (al Kham­riya), ou en se con­damnant à ne point enten­dre, en Perse, les leçons fon­da­men­tales d’un Omar Khayyam ! Et pour­tant ! N’est-ce point Sil­vestre de Sacy qui, déjà, dans sa Chrestomath­ie arabe, avait traduit, en l’annotant, le poème : « Pourquoi ne m’est-il pas per­mis d’étancher sur tes lèvres la soif qui me dévore ? » Et n’était-ce pas un soufi de bonne obé­di­ence comme l’était Nâbolosi, se référant d’abord à ‘Ibn Arabî, qui avait livré un pré­cieux com­men­taire d’Al Fârhid — un com­men­taire où l’on com­pre­nait enfin que la « folie » évo­quée avait à voir avec la « pos­ses­sion » par la tran­scen­dance absolue et avec ceux que nous avons appelés les « fous de Dieu ». Ain­si nous dit-il que « ce Vin, c’est l’Amour divin éter­nel qui appa­raît dans les man­i­fes­ta­tions de la créa­tion », et, nous intro­duisant sans le savoir à la « sagesse » chi­noise — ou plutôt à sa « dérai­son » à nos yeux d’Occidentaux : « (Les gens de la tribu) sont IVRES grâce à l’irradiation et à ce qu’ils décou­vrent devant eux ; ils per­dent la con­nais­sance des choses changeantes et pos­sè­dent exacte­ment les sens pro­fonds des secrets. »

Puisque nous nous gar­garisons du taoïsme sans tou­jours bien apercevoir ses orig­ines chamaniques, sans nous ren­dre compte que sa ren­con­tre (sous la forme du ch’an) avec le Boud­dhisme a con­duit à ce que nous dénom­mons le zen japon­ais, et en le « tor­dant » si sou­vent selon ce que nous imag­i­nons, ou selon ce que nous pre­scrit notre culture !

 

Aus­si, on com­pren­dra avec quel ravisse­ment j’ai vu paraître en édi­tion de poche, autrement dit : acces­si­ble à tout le monde, le livre de Cheng Wing Fun et de Hervé Col­let sur Li Po, ce poète chi­nois et pro­fondé­ment taoïste qui vécut au VIII° siè­cle sous la dynas­tie des Tang — livre aus­si inti­t­ulé : « L’immortel ban­ni sur terre / Buvant seul sous la lune. »

Sommes-nous si loin de ce Dalaï-lama du XVII° siè­cle qui menait sa vie par­mi les pros­ti­tuées, et dont les édi­tions du Seuil ont fait paraître les poèmes voici quelques années ?

Sans doute pas, et dans ce mélange de biogra­phie et de poésies que les auteurs ont si sub­tile­ment intriquées les unes aux autres, on saisit  ce que sig­ni­fie réelle­ment le sous-titre qu’ils ont don­né à leur œuvre : oui, Li Po fut un éter­nel errant ; oui, les phénomènes de ce monde vont et vien­nent ; oui, l’ivresse qu’il chante et dont il se réclame est à la fois très réelle et métaphorique ; oui, il se com­plaît à la vue des « cour­tisanes », qui ne sont pas exacte­ment ce que l’on croit trop facilement.

A témoin, ces quelques vers :

« quand autre­fois le prince Ch’en fes­toy­ait au Palais de la
    félicité,
Un vin à dix mille écus faisant mon­ter la joie à son comble
Notre hôte nous dit qu’il manque d’argent ?
Qu’on apporte du vin, ensem­ble buvons
Mon cheval moucheté, ma four­rure à mille pièces d’or,
J’appelle un garçon, qu’il aille les échang­er con­tre du bon
   vin
noyons ensem­ble la tristesse de dix mille générations »

 

Ou encore :

« inutile donc de dis­tinguer entre les dix mille choses
ivre je perds notion du ciel et de la terre
appuyé sur l’oreiller soli­taire, ma con­science s’amenuise
je ne sais plus où est mon corps
ma joie est alors à son apogée » -

 

« je suis tel le seigneur Hsieh An, en com­pag­nie de ses courtisanes
   De la Mon­tagne de l’est,
Assis­es devant un par­avent doré, souri­antes et belles comme des
   fleurs
mais aujourd’hui n’est plus hier
et demain est encore à venir (…)
autre­fois elle (la lune) éclairait la coupe de vin du prince Liang
le prince Liang dis­paru, la lune est tou­jours là (…)
vive­ment con­trar­ié par les événe­ments récents,
à m’enivrer je n’hésite pas, allongé à l’est du verg­er de pêchers »

 

Et enfin (il est qua­si­ment à la fin de sa vie) :

« le neu­vième jour je bois sur le Mont du dragon
les fleurs jaunes se moquent de l’exilé
ivre je regarde le vent emporter mon bonnet
avec la lune je m’attarde à danser »

 

 Que de choses, en effet, avons-nous à enten­dre ! Tout en se rap­pelant que, « là-bas », la poésie est intime­ment liée à la cal­ligra­phie, et que, si nous sommes, en effet, en exil sur cette terre, nous n’avons qu’un espoir : nous fon­dre dans la voie droite d’où sont issues toutes choses.

Et quoi de mieux qu’un poème pour savoir l’exprimer ?

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Michel Cazenave

Ecrivain (plus de 50 livres parus, et plus de 400 arti­cles divers), ancien pro­duc­teur de l’émis­sion “Les Vivants et les dieux” à France Cul­ture, Michel Cazenave est un amoureux impéni­tent — dans la mesure où la femme aimée lui paraît être l’in­car­na­tion de ce qu’il appelle “La Face fémi­nine de Dieu”. C’est ain­si qu’il a pub­lié nom­bre de livres de poésie depuis la dis­pari­tion de celle qu’il a aimée toute sa vie, et que la poésie est claire­ment ce qui lui “par­le” le plus aujourd’hui.

En 2014, Michel Cazenave a pub­lié Le Bel amour, une antholo­gie de sa poésie, chez Recours au Poème éditeurs.

voir :

http://www.michelcazenave.fr/

 

ŒUVRE POETIQUE

 

Frag­ments de la Sophia, Ima­go, 1981

Frag­ments d’un hymne, Arfuyen, 1998.

La Grande Quête, Arma Artis, 2003.

Pénin­sule de la femme, Arma Artis, 2005.

Chants de la Déesse, suiv­is de Glos­es, Arbres et Fan­tasies,  Le Nou­v­el Athanor, 2005.

Dédi­cace à l’ab­sente, suivi de Paris-Néon, sous le titre général  “Michel Cazenave”, Le Nou­v­el Athanor, 2007.

Pri­mav­era, Arma Artis, 2007.

Pri­mav­era viva, Arma Artis, 2007.

L’Avis poé­tique (1958 – 2006), Arma Artis, 2008.

La Nais­sance de l’au­rore, Rafael de Sur­tis, 2008.

L’Œu­vre d’or, suivi de La Ver­doy­ante, Rafael de Sur­tis, 2008.

Pri­mav­era nova, Arma Artis, 2008.

Melan­cho­lia, suivi de Parole et silence, Rafael de Sur­tis, 2009.

Le Pas de la colombe, Encres vives, 2012..