Jusqu’en 2016 – date à laque­lle sa san­té ne lui a plus per­mis de con­tin­uer — Michel Cazenave a accom­pa­g­né l’aventure de Recours au Poème où il tenait la chronique « Du bel amour » — sa dis­pari­tion nous touche donc dou­ble­ment. 

 

En effet, avant de pub­li­er ses rich­es notes de lec­ture, nous avions été éveil­lés à la cul­ture en écoutant ses émis­sions à la radio – Les Vivants et les dieux – religieuse­ment enreg­istrés, à une époque où les « pod­cast » n’existaient pas, afin de n’en man­quer aucun épisode — ces par­en­thès­es mag­iques qui nous sor­taient du monde en nous intro­duisant dans un réel plus vaste, autant par la puis­sance du sujet, que par sa voix envoû­tante, retrou­vée avec émo­tion aus­si dans ses écrits.

 

Et l’expression « éveil à la cul­ture » n’est pas une vaine fig­ure de style : cet homme à la for­ma­tion ini­tiale solide (il était nor­malien) n’a eu de cesse, dans la mul­ti­plic­ité de ses activ­ités — philosophe, romanci­er, poète, auteur d’es­sais his­toriques, sci­en­tifiques et philosophiques, jour­nal­iste, cri­tique lit­téraire, édi­teur, spé­cial­iste de C. G. Jung, homme de théâtre, autant que de radio et de télé… — de fray­er des pas­sages, d’établir des passerelles, de reli­er la cul­ture à l’histoire, l’histoire aux mythes… Sa quête était pro­fondé­ment spir­ituelle ET réal­iste, à mille lieues des dog­ma­tismes, des chapelles, des par­tis, des sectes et des clans.

Michel Cazenave pen­sait la com­plex­ité et la don­nait à sen­tir. Son œuvre offre, avec sim­plic­ité, à cha­cun de ses audi­teurs et lecteurs, la pos­si­bil­ité d’entrevoir le fécond para­doxe de l’unité pro­fonde qui sous-tend toute les man­i­fes­ta­tions de l’agir humain.

C’est cette même pos­si­bil­ité d’entre/voir que nous atten­dons de la poésie – pour agir mieux, plus fort, dans le sens d’un épanouisse­ment de ce que l’homme peut de meilleur en ce monde. C’est pourquoi, en hom­mage à ce « com­pagnon de pen­sée » (dans le sens où nous souhaitons enten­dre la trans­mis­sion des valeurs et des savoirs comme le com­pagnon­nage de toute une vie) nous repub­lions l’entretien qu’il nous avait accordé pour l’enquête con­tre « Le Sim­u­lacre de la littérature ».

 

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1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ? (vous pou­vez, naturelle­ment, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamé­trale­ment opposé au nôtre)

Hon­nête­ment, je me méfie du mot “révo­lu­tion” dans son accep­tion mod­erne: celui de révo­lu­tion sociale (sans être for­cé­ment d’ac­cord avec un éter­nel statu quo sur le sujet). Nous avons telle­ment vu de révo­lu­tions au XX° siè­cle, qui se sont sou­vent ter­minées dans les plus atro­ces dic­tatures! Non point que leurs auteurs n’aient pas, quant à eux, été dés­in­téressés, mais le prob­lème est trop sou­vent avec leurs suc­cesseurs. Moi qui me suis beau­coup intéressé au Mex­ique, com­ment ne pas relever que ce pays aura, durant des décen­nies, été gou­verné par le PRI — autrement dit, le Par­ti Révo­lu­tion­naire Insti­tu­tion­nel — sans jamais se ren­dre  compte (ou bien les dirigeants ne voulaient-ils pas le savoir ?) qu’il y avait une pro­fonde con­tra­dic­tion interne dans cet énoncé !

Non, pour moi, la poésie est d’abord une expli­ca­tion avec ce qui nous fonde — ce que cer­tains appel­lent le Divin, mais auquel je suis prêt à don­ner le nom que vous voulez. Quant on va chercher l’é­ty­molo­gie grecque du mot poésie, on s’aperçoit vite qu’il a à faire avec la notion de fab­ri­ca­tion — c’est-à-dire, com­ment on se fab­rique soi-même en se décou­vrant tel qu’on est vrai­ment ? L’Oc­ci­dent a tou­jours présen­té ces deux idées comme opposées l’une à l’autre. Et per­son­nelle­ment, je pose la ques­tion: que fait-on, pré­cisé­ment, de cette “con­jonc­tion des opposés” dont nous ont entretenu des per­son­nal­ités aus­si dif­férentes qu’Hér­a­clite d’Ephèse, que Sto­bée, que Nico­las de Cuse — ou que quelqu’un, ne voici pas si longtemps, comme C. G. Jung? Mais il est vrai que, de ce point de vue, nous ne sommes pas si loin du Taï-Gi-Tu chi­nois, du jeu du yin et du yang, ou du Shi­va androg­y­ne d’une cer­taine Inde…

Si c’est cela, la révo­lu­tion, la remise en cause de nos idées les plus ancrées et, me sem­ble-t-il, “vic­times” que nous sommes de pseu­do-évi­dences, les plus “naturelles” qui soient, alors, oui, dans ce sens, je suis un “révo­lu­tion­naire”: il s’ag­it sim­ple­ment de s’en­ten­dre sur les mots…

Et je rap­pelle en pas­sant que la “révo­lu­tion” était d’abord la révo­lu­tion des astres — autrement dit, la manière dont, régulière­ment, pour nous, obser­va­teurs, ceux-ci repas­saient aux mêmes points… Etre révo­lu­tion­naire, ne serait-ce dès lors redé­cou­vrir des choses dont nous nous étions écartés sans tou­jours le savoir ?

2)    « Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?

Oui, je pense très forte­ment comme Hölderlin.

A con­di­tion de se rap­pel­er que nous n’al­lons vers notre vérité la plus vraie qu’à tra­vers des crises qui, par­fois, nous sem­blent invraisem­blables. Mais cha­cune de nos “crises” est une bonne occa­sion de pro­gress­er. Si seule­ment nous nous deman­dons: “pourquoi est-ce que cela m’ar­rive à moi ? Qu’est-ce que cela veut me dire ? Vers quoi dois-je aller ?” Ce qui, nous l’avons beau­coup trop oublié, est au départ le sens du mot reli­gio, et non ce reli­gare dont on nous a tant rebat­tu les oreilles, et où quelqu’un comme Lacan voy­ait une expres­sion de ce qu’il définis­sait comme de l’imaginaire.

Puis-je me per­me­t­tre de sig­naler que, pour Cicéron un “homo cum reli­gione” était d’abord un homme de scrupule, un homme qui se posait des questions ?
Pour le reste, je suis entière­ment d’ac­cord avec ce que vous déclarait Basarab Nico­les­cu dans l’en­tre­tien que vous avez réal­isé avec lui. Nous n’avons jamais été aus­si proches, de par notre action, de détru­ire notre Terre et, pourquoi pas ? d’en faire dis­paraître notre espèce. Est-ce vrai­ment le but vers lequel nous ten­dons ? Je suis, quant à moi, assez “croy­ant” en nous, pour penser que nous nous en apercevrons, sans doute au milieu d’une tour­mente générale, et que nous chang­erons alors de cycle de civilisation.

Vous voyez : je ne peux — sans doute à un niveau dif­férent — être en rup­ture avec ce que dis­ait cet immense poète qu’é­tait Hölder­lin, même si, comme Niet­zsche des décen­nies plus tard, il n’a pas su sur­mon­ter ses dernières épreuves: mais il voy­ait juste !

Alors, soyons tous des poètes ! L’hu­man­ité s’en porterait telle­ment mieux !..

3)    « Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?

Oui, je suis bien d’ac­cord avec Baude­laire. La poésie est ce qui nous per­met d’aller plus loin, tou­jours plus loin… dans la con­nais­sance réelle de nous-mêmes, et donc du cos­mos, et de ce qui se trou­ve à la source de Tout. Il suf­fit de relire Pla­ton (ce qu’il a vrai­ment dit, non ce qu’on en rap­porte d’habi­tude) pour le savoir… Sauf ce que, en com­plé­ment, en a dit Plotin : à savoir qu’il est un “Un d’a­vant l’Un” auquel nous ne sauri­ons avoir aucun accès — ce qui fait par­ler à Gré­goire de Nazianze d’un “au-delà de tout”, au Pseu­do-Denys, d’un “Néant suressen­tiel” et au gnos­tique Basilide d’Alexan­drie d’un “Dieu qui n’est pas”. La poésie nous emmène sur ce chemin ; mais, comme elle est encore une pro­duc­tion humaine, il arrive ce moment où même elle doit se taire. Pour­tant, pour nous qui habitons ce monde, com­ment s’en passer ?

4)    Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?

J’es­saie de ne pas ram­per. Mais comme c’est sou­vent dif­fi­cile ! Il est si facile de renon­cer — plutôt que de se bat­tre pour les choses qui en valent la peine… Sur ce point, pour­tant, la poésie me paraît offrir un grand avan­tage : celui de tou­jours s’é­ton­ner de ce qu’il y a d’éter­nel en nous ; et de vouloir le faire s’ex­primer. En sachant bien qu’on n’y arrivera jamais pour de bon, parce que le silence seul y serait accordé. Pourquoi je com­prends que, jusqu’à il y a finale­ment peu, tout poème était chan­té : il me sem­ble que la musique sort du silence et y retourne, alors que le poème, qu’on le veuille ou non, finit par dire quelque chose ! Mais il faut en pass­er par là, c’est un gradin néces­saire, et que serait donc un poème qui ne serait pas le témoin — et le fruit — de notre inces­sant combat ? 

5)    Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ?  En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Il me sem­ble qu’on trou­ve la bonne réponse dans “Le Phè­dre” de Pla­ton : être poète, c’est être amant des mus­es (notons ici encore la par­en­té de la poésie avec la musique — le tout sous la béné­dic­tion de Mné­mosyne : la “Déesse ” de l’e­sprit, et avant d’en arriv­er à la plus belle des bonnes folies, d’être amoureux de la Beauté du monde, autrement dit, d’Aphrodite. Puisque les Manichéens et les Gnos­tiques n’ont tout de même pas si tort que cela! Comme le dis­ait Jung à la fin de “Ma Vie”, le monde qui nous entoure est d’une écla­tante beauté, et aus­si, d’une insouten­able cru­auté. La poésie nous “sert” à nous fray­er notre chemin vers la pure Beauté, et il m’ap­pa­raît de jour en jour plus claire­ment que le poème nous emmène vers toute la musique du monde (que les scep­tiques néo-aris­totéli­ciens en rica­nent à leur aise !), et vers ce que beau­coup d’au­teurs mod­ernes nom­ment la “cos­moder­nité”, c’est-à-dire la rela­tion à l’ensem­ble de l’U­nivers sous le “pou­voir” de l’Amour.

 

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Michel Cazenave

Ecrivain (plus de 50 livres parus, et plus de 400 arti­cles divers), ancien pro­duc­teur de l’émis­sion “Les Vivants et les dieux” à France Cul­ture, Michel Cazenave est un amoureux impéni­tent — dans la mesure où la femme aimée lui paraît être l’in­car­na­tion de ce qu’il appelle “La Face fémi­nine de Dieu”. C’est ain­si qu’il a pub­lié nom­bre de livres de poésie depuis la dis­pari­tion de celle qu’il a aimée toute sa vie, et que la poésie est claire­ment ce qui lui “par­le” le plus aujourd’hui.

En 2014, Michel Cazenave a pub­lié Le Bel amour, une antholo­gie de sa poésie, chez Recours au Poème éditeurs.

voir :

http://www.michelcazenave.fr/

 

ŒUVRE POETIQUE

 

Frag­ments de la Sophia, Ima­go, 1981

Frag­ments d’un hymne, Arfuyen, 1998.

La Grande Quête, Arma Artis, 2003.

Pénin­sule de la femme, Arma Artis, 2005.

Chants de la Déesse, suiv­is de Glos­es, Arbres et Fan­tasies,  Le Nou­v­el Athanor, 2005.

Dédi­cace à l’ab­sente, suivi de Paris-Néon, sous le titre général  “Michel Cazenave”, Le Nou­v­el Athanor, 2007.

Pri­mav­era, Arma Artis, 2007.

Pri­mav­era viva, Arma Artis, 2007.

L’Avis poé­tique (1958 – 2006), Arma Artis, 2008.

La Nais­sance de l’au­rore, Rafael de Sur­tis, 2008.

L’Œu­vre d’or, suivi de La Ver­doy­ante, Rafael de Sur­tis, 2008.

Pri­mav­era nova, Arma Artis, 2008.

Melan­cho­lia, suivi de Parole et silence, Rafael de Sur­tis, 2009.

Le Pas de la colombe, Encres vives, 2012..