Les cer­cles mémo­ri­aux, ou la quête exis­ten­tielle d’un héros roman­tique singulier

 

On entre dans le deux­ième roman de David Collin, Les cer­cles mémo­ri­aux (L’Escampette Édi­tions, 2012), comme dans un rêve : douce­ment, les yeux grand ouverts. On y avance comme son héros, vac­il­lant, et par la porte de l’oubli. Elias, d’abord bap­tisé « le Naufragé » par le moine qui le recueille à la lisière du désert de Gobi, est un homme qui se réveille sans mémoire et aphasique – « empêtré dans les images de son rêve » – d’un long som­meil peu­plé de cauchemars. Tour­men­té, hébété, inadap­té au réel, et avec pour alliés le vieux moine Cheng et la belle Shen-Li, ce mal­heureux Des­dicha­do entre­prend de recon­quérir un passé occulté, en s’évadant par le voy­age… et le rêve.

Courir de lieu en lieu après une vie introu­vable et une iden­tité dérobée rejoint prob­a­ble­ment un désir de mort. Quelles épreuves Elias a‑t-il donc tra­ver­sées pour en être ren­du là ? Au cœur de ce roman pal­pite un mys­tère dont la clef se trou­ve peut-être dans les rêves que féconde l’inconscient du héros. Dépourvu de sou­venirs, il lui reste pour­tant son pou­voir d’imagination. Ce roman poé­tique nous rap­pelle que rêver est une force de tran­scen­dance et de créa­tion illim­itée : on rêve pour con­jur­er la mort, car la mort serait l’absence non pas de mémoire, mais de rêve(rie)s.

 

« Rede­viens un instant le som­nam­bule que tu as été, sois libre et voyant. »

 

Nous suiv­ons Elias dans une quête iden­ti­taire labyrinthique, une recherche aveu­gle et par­fois désen­chan­tée d’un ailleurs per­du : « Une sen­sa­tion de flou obscur­cis­sait le monde. » Elias est un per­son­nage roman­tique, oui, mais sin­guli­er, puisqu’il évolue dans un no man’s land situé entre l’exaltation du moi et l’absence de sub­jec­tiv­ité causée par la perte de la mémoire. Celle-ci en fait un être à la fois trans­par­ent et opaque, miroir du monde qui l’entoure (sa mémoire vide est le récep­ta­cle de ce qu’il voit), et devenant sa per­cep­tion des autres. Elias ne peut s’épancher, il ne peut ni se racon­ter ni s’analyser : il n’a donc rien à observ­er que le néant, dans lequel il se jette pour­tant, à corps per­du (« per­dre le corps de mon corps »). Il nous entraîne dans le ver­tige des espaces qui s’ouvrent à lui – rêver­ies ossian­iques et visions immé­mo­ri­ales, échap­pées favorisées par le spleen qui l’étreint  –, espaces jalon­nés de repères géo­graphiques bien défi­nis (Gobi, Shang­hai, Buenos Aires).

 

« Blanc sur blanc, ce qui revient s’efface trop vite. De vagues sou­venirs dans lesquels il m’arrive de couler. / Sub­mergée, ma mémoire est un océan de mots sur lequel flot­tent des mil­liers de bouteilles sans mes­sage. / Le rêve est ma mémoire, le reflet incer­tain d’une autre vie. »

 

Tout comme lui, nous espérons que ces lieux, réels et irréels, finis­sent par le révéler à lui-même et par le met­tre au monde (cf. les instan­ta­nés pho­tographiques de Shen-Li, dont les descrip­tions énig­ma­tiques parsè­ment le réc­it). Ses errances, « au bout des labyrinthes du som­meil » (Bachelard) et à tra­vers cette ter­ra incog­ni­ta, dessi­nent le paysage de l’« arrière-pays » dont par­le Bon­nefoy, un lieu de l’origine.

 

« Et pour­tant là, entre les minus­cules par­tic­ules de sable, le chant éphémère. »

 

Ain­si, en par­tant sur les traces de son passé, il tente de rassem­bler son moi dis­per­sé et cherche à recon­stituer, à tra­vers le temps et l’espace, une unité, ain­si qu’une langue orig­inelle égarée. Cet oubli des orig­ines – un rejet ? – n’est pas sans évo­quer les romans de Gabriel Gar­cía Márquez.

 

« des sédi­ments de vie […] frag­ments volatiles, isolés les uns des autres »

 

« Sa langue s’inventait à chaque tour­nure de phrase, s’adaptait au chem­ine­ment, à l’exploration intérieure dans laque­lle elle s’aventurait. »

 

La tra­ver­sée du désert comme voy­age ini­ti­a­tique est à la fois une métaphore de l’amnésie en tant qu’immense soli­tude, mais aus­si en tant que page blanche où tout reste à écrire. En effet, la quête de recon­nais­sance d’Elias – sa demande d’amour, en somme – s’apparente à un chemin d’écriture (exigeant de larguer les amar­res : ceci évoque pour moi « l’amnésie du som­meil » dont par­lait Proust) dans lequel l’amnésique invis­i­ble, à défaut de ne pou­voir écrire sur lui-même, s’écrit, au fur et à mesure que pro­gresse l’intrigue, sur un mode auto­graphique, en vivant inten­sé­ment chaque instant pour le graver dans sa mémoire vierge.

Rap­pelons que l’autographie, de même que le rêve et le thème de la sépa­ra­tion de soi-même, étaient des sujets qui tenaient à cœur à un ami proche de David Collin, l’écrivain et psy­ch­an­a­lyste J.-B. Pon­tal­is, qui nous a quit­tés récemment.

 

« J’étais con­va­in­cu que l’oubli était le plus sûr moyen d’approfondir ma nudité intérieure, l’élémentaire colonne de souf­fle qui nous main­tient debout, tan­guant mais debout. »

 

La con­fu­sion babéli­enne dans laque­lle se débat Elias une fois qu’il a retrou­vé l’usage de la parole sem­ble tenir le « vrai lieu » à l’écart, et l’on se demande si son aphasie du début n’avait pas été préférable, l’impossibilité à s’extérioriser ayant l’avantage de préserv­er une cer­taine unité originelle.

 

« Encom­bré de mémoire, au seuil de ce chemin somnambulique »

 

« Il se fig­u­rait ce là-bas en pays loin­tain, véri­ta­ble point d’origine ou passé à jamais inaccessible. »

 

Il est évi­dent que le per­son­nage d’Elias, même vidé d’intériorité, est un héros roman­tique d’une grande com­plex­ité, et c’est là, je crois, que tient le tour de force de ce roman, et qui en fait un livre por­tant sur une expéri­ence à la fois per­son­nelle et uni­verselle (mémoire collective).

Avec Les cer­cles mémo­ri­aux, Collin signe non seule­ment un roman d’aventure à l’allure de con­te fan­tas­tique, digne de Borges (qui, rap­pelle Collin, « préférait de loin l’oubli à la mémoire »), mais aus­si un réc­it pro­fond et philosophique d’une grande poésie. Cet éton­nant éloge du rêve, tein­té de lyrisme mélan­col­ique, prône l’importance de se per­dre dans nos labyrinthes de con­struc­tions oniriques, pour mieux se (re)trouver.

 

Tel Aviv, 25 avril 2013

 

David Collin, Les cer­cles mémo­ri­aux, L’Escampette Édi­tions, 2012.

http://www.davidcollin.net/

http://www.sabinehuynh.com/

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Sabine Huynh

Née à Saï­gon, basée à Tel Aviv, Sabine Huynh écrit, traduit (notam­ment l’œuvre poé­tique d’Anne Sex­ton pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque) et rend par­fois compte de ses lec­tures. Elle détient un doc­tor­at en lin­guis­tique de l’université hébraïque de Jérusalem et est l’auteur d’une douzaine de livres (poésie, roman, nou­velles, essai, jour­nal) et d’une quin­zaine de tra­duc­tions. Ses recueils de poèmes com­pren­nent Kvar lo (post­face de Philippe Rah­my), qui a rem­porté en 2017 le Prix du CoPo, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, et Dans le tournant/Into the Turn­ing, un ouvrage bilingue français-anglais (co-auteur : Amy Hol­low­ell). Son pre­mier roman, La Mer et l’enfant, s’est retrou­vé dans la sélec­tion finale du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 et du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013. Récip­i­endaire du Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor), Sabine Huynh vit à Tel Aviv, en Israël. Elle est mem­bre de la Société des Gens De Let­tres et de l’Association des Tra­duc­teurs Lit­téraires de France. Prix, bours­es et rési­dences : Sélec­tion finale du Prix du Fes­ti­val du Pre­mier Roman de Cham­béry 2013 et du Prix Emmanuel-Rob­lès du pre­mier roman 2014 pour La mer et l’enfant (roman). Prix européen du jeune tal­ent lit­téraire fran­coph­o­ne Cal­liope 2015 (décerné par le Céna­cle Européen fran­coph­o­ne : anci­en­nement asso­ci­a­tion Léopold Sédar-Sen­g­hor). Prix du CoPo 2017, décerné par la Factorie/Maison de poésie-Nor­mandie, pour Kvar lo (recueil de poèmes). Rési­dence d’écriture et de tra­duc­tion à la Fac­to­rie / Mai­son de Poésie de Nor­mandie (avril 2019) pour l’écriture de Dans le tournant/Into the Turn­ing (avec Amy Hol­low­ell). Bourse de tra­duc­tion lit­téraire du CNL 2022 pour traduire Trans­for­ma­tions d’Anne Sex­ton. Prix Alain Bosquet de poésie 2022 pour la tra­duc­tion de République sourde/Deaf Repub­lic d’Ilya Kamin­sky. Dernières paru­tions en date : Elvis à la radio : roman hybride/récit lit­téraire mât­iné de fic­tion. Paru­tion : octo­bre 2022, édi­tions Mau­rice Nadeau, col­lec­tion « À Vif » Loin du rivage : poèmes (édi­tions de la Marg­eride, sep­tem­bre 2022) Par­ler peau : poèmes (édi­tions Æncrages & Co, novem­bre 2019). Quelques-unes des tra­duc­tions en cours : The Book of Fol­ly, The Death Note­books, & The Awful Row­ing Toward God : trois recueils de poèmes d’Anne Sex­ton. Pour les édi­tions des femmes-Antoinette Fouque frank : son­nets, Diane Seuss. Poèmes. Pour les édi­tions Le Cas­tor Astral. La saveur de l’autre, Clara Burghe­lea. Poèmes. Tra­duc­tions à paraître : Trans­for­ma­tions, Anne Sex­ton. Poèmes. Édi­tions Des Femmes-Antoinette Fouque, mai 2023. Maud Martha, Gwen­dolyn Brooks. Roman. Édi­tions Globe, mars 2023. Un filet pour accueil­lir mon corps dans son entrelacs, Katie Far­ris. Poèmes. Édi­tions La clé à molette, 2023. Chantiers per­son­nels actuels : Son­nets & Con­trails : poèmes. Recueil bilingue français-anglais (tra­duc­tion vers l’anglais : Clara Burghe­lea). Pour les édi­tions Bruno Doucey, paru­tion prévue en 2024. Une fête : roman. Son site : presque dire