Qui mieux que lui a mis en pra­tique cette phrase de Rim­baud : l’œuvre est de la « pen­sée chan­tée », bien sûr dans ses poèmes mais aus­si dans ses réflex­ions sur le réel, le con­cept, le lan­gage, la vie, et ses posi­tions sur l’écri­t­ure pour définir quelle est sa place entre l’homme-ani­mal et le monde qui nous entoure, avec une ques­tion fon­da­men­tale : jusqu’où suiv­re les mots à la place de ses pas, son corps, son instinct ?

La poésie est alors un « instru­ment », comme on peut par­ler d’un instru­ment de musique, pour appréhen­der avec sen­si­bil­ité la « réal­ité rugueuse » chère à Rim­baud, de nou­veau, même si cette réal­ité est empreinte de rêve.

Sa défi­ance vis-à-vis de l’im­age aurait pu l’éloign­er de la poésie, mais cette rel­a­tive crainte était surtout faite pour que les images ne pren­nent pas l’as­cen­dant sur la sen­si­bil­ité et ne devi­en­nent alors que des métaphores dés­in­car­nées, revenant à une forme de con­cep­tu­al­i­sa­tion qui nous coupe de la « vraie vie », celle intan­gi­ble de la réal­ité physique et des émo­tions profondes.

« Creuser » m’avait-il dit quand nous avions par­lé dans son bureau de la rue Lep­ic de mon recueil « les rêves de la méduse » et cette demande de creuse­ment était arrivée à un lieu de mon poème où effec­tive­ment je creu­sais le sable pour trou­ver des morceaux de squelette du lan­gage prim­i­tif, et c’é­tait bien là qu’il fal­lait aller, tou­jours plus pro­fondé­ment pour attein­dre l’être qui se cache sou­vent avec des mots ou des images sophis­tiquées, cet être enfoui sous les couch­es suc­ces­sives de l’inconscient. La poésie est là.

Dans son enseigne­ment, sans oubli­er le pas­sage par les sci­ences que nous avions en com­mun, con­nais­sances qui lui sem­blaient néces­saires pour mieux éviter les con­cepts forcenés du monde humain, — même si le dan­ger était alors une trop grande abstrac­tion -, cette façon d’être en présence n’est-elle  pas pour se libér­er de toutes alié­na­tions, sociales, famil­iales, pro­fes­sion­nelles et même cul­turelles afin d’at­tein­dre ce qui pour­rait être l’essen­tiel, loin des formes qui flot­tent à la sur­face et que nous prenons pour de la pro­fondeur, y com­pris en ce qui con­cerne le sur­réal­isme qu’il con­sid­érait trop superficiel.

Son œuvre est telle­ment impor­tante, son ter­ri­toire telle­ment vaste, plus de cent livres et des inter­views dont il n’é­tait pas avare à par­tir du moment où il avait le temps de s’y con­sacr­er pour éviter les répons­es toutes faites et les répéti­tions, des arti­cles, des con­férences, des cours, des ren­con­tres, des prix, bref une générosité à toute épreuve tou­jours au ser­vice de la poésie et pas de lui-même, que par­ler de son œuvre est alors réduc­trice et que c’est égale­ment aller à l’en­con­tre de sa pen­sée qui regret­tait que l’on aimât trop analyser, sim­pli­fi­er, dis­sé­quer en décom­posant les par­ties à tel point qu’on ne recon­nais­sait plus l’ensem­ble, si bien que l’être humain ne com­pre­nait plus où il habitait.

Yves Bon­nefoy m’a per­mis de me remet­tre sur la bonne route, celle qui n’a pas de fin mais un chemin imprévis­i­ble, dont la présence réclame la nôtre pour exister.

Quel est son héritage ? Il est trop tôt pour le dire, mais déjà il aura magis­trale­ment réori­en­té la poésie avec quelques-uns, en ten­ant fer­me­ment la barre sans chang­er de cap vers l’in­con­nu, par­fois en tâton­nant mais tou­jours avec une con­vic­tion indé­fectible : la poésie est une source souter­raine indis­pens­able à la vie humaine.

 

 

Extraits de « Ensem­ble encore » (Mer­cure de France :

       
Mes proches, je vous lègue
La cer­ti­tude inquiète dont j’ai vécu,
Cette eau som­bre trouée des reflets d’un or.
Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ?
Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes,
Nous avons bien dor­mi de vrais sommeils,
Et le soir, ç’avait bien été ces deux nuées
Qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair.
Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous.

 

Mes amis, mes aimées,
Je vous lègue les dons que vous me fîtes,
Cette terre proche du ciel, unie à lui
Par ces mains innom­brables, l’horizon.
Je vous lègue le feu que nous regardions
Brûler dans la fumée des feuilles sèches
Qu’un jar­dinier de l’invisible avait poussées
Con­tre un des murs de la mai­son perdue.
Je vous lègue ces eaux qui sem­blent dire
Au creux, dans l’invisible, du ravin
Qu’est ora­cle le rien qu’elles charrient
Et promesse l’oracle. Je vous lègue
Avec son peu de braise
Cette cen­dre entassée dans l’âtre éteint,
Je vous lègue la déchirure des rideaux,
Les fenêtres qui battent,
L’oiseau qui res­ta pris dans la mai­son fermée.

Qu’ai-je à léguer ? Ce que j’ai désiré,
La pierre chaude d’un seuil sous le pied nu,
L’été debout, en ses ondées soudaines,
Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu.
J’ai à léguer quelques photographies,
Sur l’une d’elles,
Tu pass­es près d’une stat­ue qui fut,
Jeune femme avec son enfant ren­trant riante
Dans l’averse soudaine de ce jour-là,
Notre signe mutuel de reconnaissance
Et, dans la mai­son vide, notre bien
Qui reste auprès de nous, à présent, dans l’attente
De notre besoin d’elle au dernier jour.

 

 

 

 

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