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Le rôle de la documentation dans Les Communistes de Louis Aragon

Bernard Leuilliot remarque à propos de la documentation utilisée pour la rédaction des Communistes, dans le tome IV des Communistes : « Il s’entoura enfin d’une si vaste documentation qu’Elsa s’en épouvanta. On en retrouve la trace dans la bibliothèque d’Aragon, au Moulin de Saint-Arnoult-en-Yvelines ». Suit alors une liste qui va de Paul Allard pour son ouvrage, L’énigme de la Meuse, publié en 1941, jusqu’à Paul Reynaud pour un tome de ses Mémoires, La France a sauvé l’Europe, publié en 1947 1.

A cette documentation livresque, il faut ajouter la question qu’Aragon posa à Jean Roire : « Où étiez-vous et qu’avez-vous fait le 10 mai 1940 et ensuite ? » Bernard Leuilliot ajoute (p 1361) : « Jean Roire se souvenait  d’y avoir répondu au cours d’un entretien  avec Aragon, son voisin d’immeuble, rue de la Sourdière, à Paris ». Bernard Leuilliot commence son paragraphe, à la même page, par ces mots : « Aragon, en pleine rédaction de ce roman, posait à qui voulait l’entendre  la question »  qu’il posa à Jean Roire.

A quoi, il faut encore ajouter les nombreux voyages que fit Aragon en 1946, 1947 et 1950 dans le Nord de la France  et dans les Ardennes, en janvier 1951, « sur les lieux d’une débâcle qu’il n’avait pas connue directement, celle de la 9ème armée, un voyage de dix jours, enquêtant simultanément auprès des témoins de l’évènement  et aux archives départementales » (B Leuilliot, p 1361, tome IV d’Aragon, Œuvres romanesques complètes)  2.

Aragon, dans son troisième entretien avec Dominique Arban 3, note : «  Qu’en 1966 j’aie entrepris de remanier, pour la prose comme pour le contenu romanesque, ce long roman, ne signifie aucunement de ma part une condamnation de la première version, mais seulement le souci d’apporter à un livre qui joue sur les graves événements de l’histoire de 1939-1940 la lumière que je pouvais difficilement en avoir dix ans plus tôt… ».

Luis Aragon, Les Communistes, Première époque, Novembre 1939 - Mars 1940, La bibliothèque française, 1950.

Voilà qui dit clairement les choses : tant sur les raisons de ce remaniement (on aurait tort d’en chercher d’autres, par exemple un éventuel désaccord) que sur le rôle de l’enquête aussi bien à travers les livres que sur le terrain…

Les voyages d’Aragon de 1946, 1949 et 1950 dans le Nord.

Aragon est à Lille en avril 1946, il est à Lorette (près de Lens) en juillet 1949 et plus tard il est dans le bassin minier. A partir d’une lecture des Mémoires de Léon Delfosse qu’Aragon a sans doute rencontré (alors qu’il était à Lorette pour la journée) et en 1950 alors qu’il se documentait, entre autres,  pour la rédaction de Mai-Juin 1940, je me livre à une comparaison entre ces mémoires et ce qu’il a dû raconter à Aragon qui l’interrogeait alors pour écrire Les Communistes. On me pardonnera cette longue auto-citation mais elle est nécessaire pour bien comprendre comment travaillait Aragon : « Mieux, dans le détail, la comparaison  attentive entre le récit de Léon Delfosse (et je le répète, son texte des années 1983-1986 est à considérer comme la trace écrite du récit qu’il a dû faire à Aragon) montre comment Aragon distribue ce qu’il a recueilli d’un homme (le témoignage) sur ses personnages. Ainsi, à propos de Léon Delfosse, on relève trois utilisations du témoignage : Léon Delfosse devient, sous son propre nom, un personnage (certes secondaire, un figurant pourrait-on dire) du roman (Léon Delfosse dans le stade d’Hénin-Liétard), Léon Delfosse est le pilotis de ce mineur du 3 qu’Aragon décrit comme « un jeune coq  frisé, maigre de visage » et enfin  les informations qu’Aragon tire du témoignage de Delfosse sont attribuées à d’autres personnages du roman (à Gaspard Boquette, par exemple) ou à des points de vue narratifs anonymes ou collectifs (ce que voient les hommes de la colonne en marche  vers Hénin-Liétard…) 4.

Le voyage d’Aragon dans les Ardennes en janvier 1951.

Après avoir rappelé les éléments de la biographie d’Aragon et les débuts de la seconde guerre mondiale, je m’intéresse aux textes relatifs au périple que fit Aragon dans les Ardennes tant françaises que belges. On me pardonnera (bis) cette longue citation : « Le séjour d’Aragon dans les Ardennes en 1951 est donc intéressant à plus d’un titre. Il attire bien sûr l’attention sur un écrivain relativement oublié aujourd’hui, Jean Rogissart. Mais une étude minutieuse de ce séjour montre aussi combien  le recueil d’informations par Aragon sur le terrain, au plus près de la réalité qu’il décrit, influe sur la rédaction du roman, même lorsque celle-ci a déjà été étayée par des sources livresques. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple : c’est en lisant aux Archives départementales  des Ardennes  la relation d’un officier qu’il corrigea l’erreur faite dans le premier état du  manuscrit de la version originale des Communistes quant à l’absence de portes métalliques dans les fortins : « Dans les blocs, les fantassins  sont à leur merci (des attaquants allemands) : pas de volets métalliques, pas de portes arrière, ou s’il y en a, l’obligation de la laisser ouverte pour permettre aux gaz que dégage le tir des armes automatiques, et les assaillants tournent les blocs, les prennent à revers, lancent des grenades, à l’intérieur ou par les embrasures fermées avec des sacs de sable, facilement déplacés » 5.

Il est vrai qu’Aragon avait écrit : « Il n’y avait qu’une chose à quoi on n’avait pas pensé : que des éléments avaient pu s’infiltrer en arrière par une sente, et tandis que les quatre hommes surveillaient en avant par les fentes du blockhaus, un Allemand a jeté par une des embrasures arrière une grenade à l’intérieur de la maison forte. Tout a sauté, les hommes sont morts… » 6. Ah, cette obligation de laisser la porte ouverte !

Le remaniement…

On peut s’interroger, outre les raisons que donne Aragon, sur celles de ce remaniement. Il est évident que l’œuvre d’Aragon est en mouvement… Lui-même remarque : « … je considère Les Communistes sous leur forme dernière, comme le parachèvement du Monde réel » 7. Et ce n’est pas seulement parce qu’on retrouve dans Les Communistes certains des personnages du Monde réel de ses ouvrages précédents !

Faisons rapidement un sort à la critique littéraire. Aragon écrit : « Il me semble que la critique n’a pas regard avec le sérieux désirable l’aventure de ce roman récrit, laquelle ne répond, à ma connaissance, à aucun précédent » 8. Après être revenu au déroulement de la soirée de la Grange-aux-Belles (le 17 juin 1949), Aragon entre dans le vif du sujet en abordant les modalités de la récriture des Communistes : « Je me bornerai à dire quelques mots de certaines modifications qu’il supposait et qu’on peut classer sous trois chefs : le style, les personnages, l’esprit de responsabilité » 9.

Passons rapidement sur le style : la modification essentielle de cette Fin du monde réel consiste en le remplacement du passé par le présent défini (d’autres changements de temps vont avec ce remplacement, pour des questions de concordance). Cela crée un contraste entre passé et présent (qu’Aragon caractérise par ces mots : « Cécile quittée, Jean est ramené au petit écran, au train-train de l’imparfait », les souvenirs et l’actualité… A cela, l’auteur ajoute qu’il « allait falloir débarrasser la nouvelle version ce qui lui était désormais inutile, et me décidai à une série d’opérations chirurgicales» 10. Ce qui montre qu’Aragon a  pris la décision d’arrêter son roman à juin 1940… Par contre, l’esprit de responsabilité mérite plus d’explications (d’ailleurs, Aragon consacre à ce thème environ 4 pages ou 8, à peu de choses près, (réservées au réalisme car Aragon a bien l’idée d’écrire un roman réaliste) sur les 27 que compte La Fin du monde réel, soit un peu plus du tiers de l’édition de la Pléiade.  Je ne peux résister  à raconter l’histoire que narre Aragon dans Mai-Juin 1940, à savoir celle de Jean de Moncey et de Raoul Blanchard parlant de L’Histoire du Parti communiste (bolchevique) de l’URSS (dûe à Staline), Aragon se contentant d’ajouter à la version primitive ces termes : « C’est beau la confiance » 11. A quoi il faudrait ajouter l’affrontement verbal entre le communiste Prache et le socialiste Dansette (p 633), les interventions de Blanchard, etc… Ce ne sont pas les exemples qui manquent !

Notes

1.  Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, pp 1361-1362.

2. Lucien Wasselin, à lire dans Les Annales de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet n° 9 (2007), pp 235-249, Aragon, Léon Delfosse et mai-juin 1940 (sous-titré Une contribution à l’archive des Communistes), dans la même revue n° 10, Aragon et Rogissart en janvier 1951, (2008), pp 134-145 (enrichi d’une carte montrant les localités visitées par Aragon tant dans les Ardennes françaises que belges) et dans le n° 59 de Faites Entrer L’Infini, la revue semestrielle de la Société des Amis de Louis Aragon & Elsa Triolet, La Maison forte, un prétexte romanesque, (juin 2015), pp 24-29, les deux études précédentes. 

3. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris,1968, p 153.

4. Les Annales de la SALAET, n° 9, p 248.

5. Les Annales de la SALAET n° 10, pp 142-143.

6. Aragon, Les Communistes (version originale), éditions Stock,  Paris, 1998, p 740.

7. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur, Paris, 1968, p 154.

8. Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers éditeur,  Paris, 1968, p 153.

9. Aragon, Les Communistes, tome IV de la collection La Pléiade, éditions Gallimard, Paris, 2008, p 627.

10. Id, p 630.

11. Id, p 633.

Présentation de l’auteur

Louis Aragon

Textes

Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né probablement le 3 octobre 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout ne finit pas par des chansons

Oser solliciter en lecture  le recueil d’Aragon La grande Gaîté,  c’est se heurter à un mythe. Celui d’Aragon, ce monstre culturo-politique tantôt adulé, tantôt décrié ; tantôt accusé de tous les maux politico-artistiques,  tantôt réduit à son amour fulgurant pour Elsa.

Un auteur préfabriqué donc, déformé peut-être, transformé sans doute. Comment secouer tous les commentaires/éloges accrochés à l’auteur comme des tiques redoutables ? Comment lire une célébrité en toute innocence et  avec un minimum d’objectivité?

 Un défi de plus avec cette foutue « gaîté » (avec un accent circonflexe) qui est aussi – pour moi - une station de métro et un théâtre lyrique ! Qui est donc ce joyeux drille Aragon?  Dans ce recueil composite, il n’est ni l’Aragon compassé fabricant d’alexandrins, ni le suppôt d’idéologie. Non. Sa soi-disant « grande gaîté » lui vient d’ailleurs… Tentons de la cerner ou de la démantibuler. Avant toute ébauche de réflexion, l’auteur en personne nous sape l’herbe sous le pied critique en s’auto-jugeant…

Aragon, La grande Gaîté suivi de Tout
ne finit pas par des chansons
, préface de

Marie-Thérèse Eychart, Poésie Gallimard

… En effet, il estime avoir carrément fait preuve de « violence blasphématoire » (1) ! Aye !  La lectrice a  l’impression d’assister à un règlement de compte d’Aragon contre lui-même.  Alors cette « gaîté » annoncée est-elle une vérité très vraie ou une antiphrase très provo ? On ne le contredira pas tout de suite, même s’il se vautre immédiatement avec une jouissance fanfaronne dans l’excrémentiel, le sexuel et l’obscène. Lance-t-il un défi désespéré à son propre désespoir ?

En ce recueil si scatologique, l’inspiration commence  nettement en dessous de la ceinture - et même très au-dessous - dans une ambiance pipi-caca  très classe maternelle. Commençons donc par le pire créatif ! Sa « berceuse » est d’abord un hymne au mot : « chie chie chie chie donc chie ». Par cette diarrhée verbale sans virgule, elle évoque la « voix » maternelle : « Petit enfant chie/Comme les  grands de la terre » (aussi bien le maréchal Pershing que l’écrivaine Lagerlöf) ». Au demeurant, l’éducation des sphincters de baby Loulou Aragon se partage entre diverses dames : «Pour me faire faire pipi/pisspiss disait ma nourrice (…) Pour me faire faire caca/Kakkak disait l’infirmière».  Malgré ces interventions féminines, le bambin s’estime « réfractaire » ! Quant à l’enfant, il se laisse aussi aller à un « petit suintement de pipi hors des langes ».

Ce popo-poète persévère et consacre jusqu’au lieu où les excréments s’évacuent.  Ainsi les toilettes sont tantôt des « cabinets d’aisance », tantôt des « chalets de nécessité ». Qui circule là, si ce n’est le «  flaireur de bidet » ou les « gens qui pètent » ?

Interview de Louis Aragon, 17 décembre 1958 (UEC de Lille).

Dans ce bas du corps si inspirant, git  en outre son instrument charnel à érection : tantôt exalté négativement en « lamentable quéquette », tantôt objet d’appropriation «  Ma zizi » (pour parler d’une amante), tantôt qualifié de « bite » de façon traditionnelle (en conversation plus qu’en poésie !). Au fil de sa vie, ce peau-poète distingue « ceux qui bandent » et ceux qui ne bandent pas » (dont lui). Certains ont même « une bouche ruisselante de foutre »,  Au demeurant, le marmot (lui ?) jugé  comme une «chiure abominable », se « branle » déjà l’œil dans le  vague. Ailleurs, les visiteurs  (dont un mystérieux fiancé et/ou « assassin »)  se « branlotent » devant une « vierge morte ». Lequel assassin est caricaturé - ni plus ni moins -  en « godemiché » de familles « appartenant à la bonne bourgeoisie » !  Comparaison qui est sans doute un vestige des amitiés ou rancœurs surréalistes !

Les activités possibles de ce bas ventre privilégié sont communément nommées « les choses du sexe ». Avec une certaine pudibonderie (affectée ?), l’auteur prétend : « Je m’attendais à tout/mais aucunement à ces mots-là ». Il n’empêche qu’il en fait quand même un poème, certes assez court ! De surcroît, parmi tout ce qu’un « garçon » (sans doute de bistrot)  ne refuse pas de servir se trouvent les cure-dents et les coups de torchon,  auxquels s’ajoute « Une capote anglaise/ C’est pour l’armée française » ! Encore un pied de nez assez bas placé !

Dans sa panoplie des êtres humains, se trouvent  des « cons », parfois qualifiés de «  sale con »,  voire de « con à moustache ». Ce dernier con spécifique bénéficie d’une description humoristique virile : « Il y aurait à dire des moustaches/ Qu’elles sont à l’honneur d’une nation qui n’en a pas d’autres/ Le superbe baldaquin comme il surmonte élégamment/ L’égout des lèvres et le petit fessier du menton ». Pas besoin d’insister pour qu’on imagine ce bourge là!

Sur le plan de la forme, Aragon a des audaces orthographiques, façon détournée de jouer avec le son et le sens. Il  modifie l’orthographe de l’adjectif : « hindigné ». A lire ce mot, on hausse le ton sur la première syllabe marquant l’attitude du prétentieux ou du con-bourge… empesé. Ailleurs il évoquera ma « pauche » (cad poche), faisant entendre à la lectrice un accent provincial ou british.

Interview d'Elsa Triolet et de Louis Aragon, le 28 octobre 1954 (UEC Lille)

 Il a des audaces grammaticales dans les répétitions d’un mot plutôt cru (ex : chie….). Voila qui suggère éventuellement la lente attente des fèces. Ailleurs la répétition du mot main - certes plus ordinaire - a une autre fonction possible : « La main qui dessine/ La main qui étreint » s’écrit en vers pentasyllabiques. Le décasyllabe qui suit fait tout simplement la somme des deux activités. (décliner, étreindre). L’interversion en hémistiche croise ensuite les deux actions manuelles, annonçant que ce qui « domine » ni plus ni moins ce texte est sa propriété intrinsèque : « Ma  main ». Bref,  il s’agit de la main du poète, la ou les siennes qu’il voit remuer dans la glace. Ce poème-miroir n’est certes pas génial, mais il a probablement distrait quelques minutes le poète aux abois amoureux.

 Aragon inscrit ensuite dans les mots le rythme du tango-folie : à deux temps,  mais avec trois redites : « toutes toutes toutes » ! Dans son  Art poétique esquissé (si toutefois c’est un art), il coupe carrément les mots en allant à la ligne : « C’est pour une raison/ Véritablement indigne/ D’être cou/ Chée par écrit ».  Une coupe grammaticale au tranchet… Cet « art » se fait moqueur en réponse à une question idiote posée par tous les imbéciles ou les admirateurs : Pourquoi allez-vous à la ligne ? Or l’annonce de cette question (de si  médiocre intérêt ?) est justement présentée en allant à la ligne : « Pourquoi de temps en temps je vais à/ la ligne » ! Reste à glisser une faute d’orthographe, dont on se demande si elle est volontaire dans sa Partie fine : « C’est mal foutu paraît-il/ En temps que poème ». Nul ne saura si c’est une coquille de l’éditeur ou si cela prouve justement par l’exemple que le poème est vraiment mal foutu. Bref, on  préfère Aragon quand il évoque « la clique des têtes à claques », en cette même partie si «  fine » qu’il advient un prodige : une femme très belle et très nue, etc. Ce qui n’a pas l’heur de lui déplaire.

Au terme de notre parcours en terre aragonesque, la grande gaieté n’est pas si « grande », ni si « gaîté » que cela. Elle ne semble pas purement ludique, mais relève plutôt d’une espèce de défouloir un tantinet agressif.  Aragon veut paraître pire qu’il n’est, se vautrer dans la fange poétique en l’exhibant.  Pour apaiser son colère ou son dépit ? Il n’est pas impossible - et c’est peut-être même sûr - que cet ensemble soit l’effet de sa mésaventure et de sa rupture avec la richissime Nancy Cunard. Lui, le ludion poète n’était pas à la hauteur des frais imposés par la fréquentation de cette femme éprise des bavardages des riches glandeurs et des aventuriers de par le grand monde. Pour tenir le coup financièrement, il vend son  tableau de Braque à Noll, malgré le mécénat persistant de J. Doucet. Il fera en outre une tentative de suicide.

Aragon  ne sait d’ailleurs pas où  ni quand il a écrit  ses propres textes (1927-1928). Sa volonté secrète de récapituler lieux et dates (sans y parvenir) témoigne plus d’une ébauche d’anamnèse que d’un remplissage d’agenda. Sait-il donc ce qu’il a écrit ou ce que l’inconscient a écrit pour lui ? Son Poème à crier dans les ruines  donne une clé de l’énigme : « Crachons tous deux/Sur ce que nous avons aimé ensemble ». Bref, sur l’amour et surtout la mémoire de l’amour. Oui, mais ce phtisique du sentiment se nomme Aragon et bégaie des « Aima c’est au passé/ Aima aima aima aima aima».  Des  toussotements  réitérés? Son amour défunt (ou en train de défaillir !) s’inscrit déjà en des yeux, une bouche (2) de femme.  Néanmoins son crachat de dépit ne peut s’empêcher d’être esthétique dans  Gobi 28 : « Plus rien  ne m’est cher pas même l’amour/Et quand je dis l’amour ce mot comme une mer/ Etoiles étoiles qu’êtes/ Vous/ Devenues/ Vous ne niez pas l’existence du vent/ Pourquoi s’interroger sur son existence à soi-même/ Et si je nie l’existence du vent ».  Ainsi ce Gobi symbolique du titre reste bien le fameux désert mongol, en cette année 1928 ! Qu’importe,  le poème emporte l’âme. Ouf !

Pour en finir, moquons-nous – bêtement, je l’accorde – de cette entrée subreptice et subjective des chiffres et dates en poésie. Aragon a alors 31 ans, comme il le signale dans le titre d’un autre poème 1897-1928 ! 1897 est sa date de naissance, inutile de le préciser. Occasion rêvée pour qu’il se mette sur son « trente-et-un » (3) pour …écrire ses poèmes de crise affective.  Il se fait narquois ou lucide : puisque les « petits cochons »  ne l’ont pas encore mangé, les « grands cochons » ultérieurs le mangeront. Ce que les ogresses-truies-lectrices n’hésiteront pas à faire.

Notes

(1)  Dans sa récapitulation Tout ne finit pas par des chansons.

(2)  Les yeux de l’aimée défaillante Nancy-Nane sont déjà des « étoiles », alors que ceux d’Elsa se mueront carrément en « soleils ». Chez Nancy, les dents occupaient, elles, la place du soleil ! Bref, les dames incitent ce poète à consulter les astres.

(3)  Autrement qu’il enfile de beaux vêtements poétiques.

 

Présentation de l’auteur

Louis Aragon

Textes

Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français, né probablement le 3 octobre 1897 à Paris et mort le 24 décembre 1982 dans cette même ville. Avec André Breton, Tristan Tzara, Paul Éluard, Philippe Soupault, il fut l'un des animateurs du dadaïsme parisien et du surréalisme.

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures




Aragon, La Grande Gaieté, suivi de Tout ne finit pas par des chansons, Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé

Aragon, La Grande Gaieté, suivi de Tout ne finit pas par des chansons

La figure du poète Aragon, si sa place dans la littérature est bien établie, demeure complexe, multiple, parfois contestée, comme son œuvre qu’on pourrait dire variable et parsemée d’écrits inattendus. C’est que le lecteur, confronté à chacun d’eux,  s’y trouve dans un moment « de l’histoire d’une vie ».

Car, selon Aragon, tout poème est de circonstance, et sur cette affirmation, au demeurant évidente, l’on a passablement glosé. Or, si la circonstance est le déclencheur, ainsi que la teneur vitale, de l’affaire poétique, de la prise de parole qui devient le dire du poème, deux éléments en modifient la nature : d’une part le texte est écrits, de l’autre le langage pour l’écrire est hors-temps ; je m’explique : malgré des blancs de page en page, des silences, des interruptions apparentes, on peut considérer que « depuis l’humanité » le langage en ses déclinaisons et colorations en langues, continue, et qu’il a toujours continué. Nous naissons au sein d’une langue maternelle reçue. Simplement, un peu comme le monstre du Loch Ness dont les anneaux de loin en loin affleurant à la surface donnent l’impression qu’il est plusieurs, le dire du poète, à cause du vécu révélateur, dû à un tempérament excessif qui force le langage à émerger de loin en loin à la surface de la page, donne un sentiment de diversité et pluralité, bref d’une hétérogénéité circonstancielle. Une fois recueillis en livre cependant, la discontinuité des textes poétiques par la lecture imaginative reforme une unité, rend sa continuité logique, émotive et sentimentale, à un parcours dont les poèmes ne sont en quelque sorte que les bornes.

Louis Aragon, La Grande Gaieté, suivi
deTout ne finit pas par des chansons, 
Editions Gallimard, collection NRF Poésie.

C’est le cas de ce recueil d’Aragon dont le titre, d’une ironie déchirante, annonce la suite des poèmes qui sont la conséquence d’amours finissantes : il s’agit de la liaison passionnée, (exacerbée par l’intensité d’un premier amour, disons, « sérieux ») avec Nancy Cunard – héritière à la fortune incommensurable -, et de la façon dont cette liaison s’est délitée, du fait que l’amoureux surréaliste « avant-gardiste » s’est découvert des ressorts psychologiques d’humain ordinaire, c’est-à-dire jaloux de la manière de vivre, des relations d’une femme sans entraves, avec laquelle de toutes façon l’arrière-plan était la pratique (pour Aragon relativement théorique après les idylles fugaces de l’effervescence surréaliste) d’une libre sexualité. Cette évolution vers une jalousie lancinante et destructrice n’est pas en soi tellement neuve, certes. En revanche, le témoignage poétique des réactions d’Aragon à cette liaison qui peu à peu le mine et l’attire vers l’autodestruction, prend le tour d’un langage où la maîtrise fait jeu égal avec sa vérité.  Le faux-semblant ici est violemment banni. La réalité matérielle des choses s’y montre sans cesser d’être poème,  - « furie / qui dépasse le but et ne l’atteint pas » dit le poète, en un exact et remarquable paradoxe. Dans ses paroxysmes, tout est laminé, néantisé : le recueil est puissamment évocateur d’une expérience que la langue poétique d’Aragon lui a permis de chevaucher, jusqu’à peut-être constituer l’inconsciente soupape de sécurité qui l’aura finalement empêché de réussir « à quitter cette vie », en dépassant fortement la dose de toxique qui eût été mortelle (comme il l’indique dans le commentaire postérieur intitulé Tout ne finit pas par des chansons » )… Le bilan en est que l’on ressort de cette suite de poèmes, à l’humour grinçant et sous-tendus par une vitalité débordante, avec le superbe « Poème à crier dans les ruines », suivi du long et conclusif « Rien ne va plus », cependant que pour la poésie, on peut dire que « tout va toujours ». Le paradoxe est une fois encore que cette audace, à la fois verbalement crue et pourtant digne, cet emportement rageur dans la ruine et la dépression laisse le lecteur – moi-même en tout cas - sur une expérience qui ragaillardit : l’expérience revigorante d’une quasi-noyade sous-tendue par l’implicite perspective (pour nous lecteurs) qu’un coup de talon salvateur contre le fond ramène à la surface. Ce qui se réalisera avec le retour à l’oxygène que sera pour Louis la rencontre, quelques temps plus tard, de la fameuse Elsa, inspiratrice des célèbres poèmes d’amour que l’on sait. En somme après le temps de Nane-Lilith, fièvre et vaccin, viendra l’Ève-Elsa baume d’une vie - qui ne tournera pas pour autant à la relation d’amour sereine et sans nuages, l’un comme l’autre étant restés malgré tout partisans d’une sexualité ambiguë. (Mais ceci, comme on dit, sera une autre histoire.)

 

Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé

Avec ce mince recueil au très beau titre, on fait la rencontre d’un poète discret, pétri de songeries profondes, laconique et soucieux de l’essentiel. Une heureuse influence de la pensée du Zen, que l’on sent authentique et non effet de mode plus ou moins frelaté, imprègne le fil de ces pages, qui est manifestement d’Ariane, mais dans un labyrinthe de vie à ciel ouvert, « ouvert à tout, à tous ».

Dans ces courts textes poétique - parmi lesquels je souligne que tel ou tel d’entre eux fait apparaître Ramuz, romancier poétique de la terre valaisanne au style puissant, ou Joe Bousquet, l’un des plus grands poètes (peu connus) du XXème siècle – se laisse découvrir une richesse et une diversité qui veulent être ramifications vers un vivre en joie, non en une joie exubérante et irréfléchie, mais en une sorte de fin « état de joie » pareil à celui du moine oriental quand il travaille son jardin. C’est le côté terraqué de ces notations poétiques, entremêlant géographie, culture aussi bien orientale qu’occidentale, dans une sorte de sagesse du discours qui prend dans son champ la corrélation avec la peinture (Zao Wou Ki, Gauguin, notamment), les paysages de Chine, divers auteurs, diverses époques… Ce sont des traits fugaces, des allusions d’un mot, d’initié parfois (mais aujourd’hui l’Internet renseigne sur tout ! ), toujours chargés d’un arrière-plan éthique, mais qui ne cherche pas à s’imposer.

Michel Dunand, Au fil du labyrinthe ensoleillé, 
Jacques André Editeur, collection Poesie XXI.

Michel Dunand y cueille l’instant sans arrière-pensée mais dirais-je, avec une « arrière-réflexion » qui lui fait trier, conserver les seuls et rares mots suffisants pour ancrer l’instant tout en lançant des lignes vers des « ailleurs », tableaux, paysages, poèmes anciens, noms fameux qui sont un monde à eux seuls, lignes qui pour chacun hameçonneront la part de rêve « ensoleillé » qui lui correspond, approfondiront chez le lecteur réceptif sa conscience de l’Instant éternel, si l’on me pardonne cette expression un peu grandiloquente... J’ajouterai que l’ensemble du livre est dédié à la mémoire de Jean-Vincent Verdonnet, poète considérable du lien avec les choses et la nature, décédé en 2013, qui habite les courts textes d’une présence intensément amicale. Le recueil de Michel Dunand me touche aussi par cette fidélité à un proche ; et si le volume en soi paraît mince et léger, il est d’une densité de joie et de « sentiment de la vie » qui est une belle, et réconfortante, leçon ? - non, pas leçon : disons plutôt humble et juste plaidoyer pour la face ensoleillée, secrètement émerveillée, de l’existence, laquelle en notre temps est souvent en proie à l’ombre de gros nuages orageux…