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Philippe Thireau, Melancholia

Ecrire est une femme, assurément. Une femme comme une meurtrière postée au faîte d’un donjon enfoui dans la broussaille du passé. Une femme créatrice du monde. Écrire est une langue maternelle.

Écrire est un homme, aussi. Un bruit organisé de la pensée, un verbe édificateur. Un visage comme un pôle d’amarrage qui protège de la perdition d’un réel qui échappe, qui s’échappe.

Écrire est l’évasion, une, un, champ de conscience unifié, où anima et animus fusionnent, où Eros et Thanatos s’effacent devant l’immanence d’une éternité retrouvée.

Je regarde le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci. Seule la lumière dessine les contours de son corps, laisse émerger le tracé d’un visage doux et fort, femme et homme, que la technique du Sfumato employée souvent par le Maître rend aérien. D’où vient l’inspiration, l’Art ?

Philippe Thireau, Melancholia,
Editions Tinbad, 2020.

Quête éternelle du peintre. C'est aussi ce que pose comme question cette merveille travaillée au glacis, couche après couche. D’où vient l’art ? Est-ce d’une transcendance, d’une connection avec le divin ? On a pu interpréter cette toile comme vectrice d’un tel message, bien que la lumière n’imprègne pas le Saint de manière verticale, mais l’éclaire tout simplement, sans source identifiée, identifiable, elle l’enveloppe comme un manteau de ciel…

L'horizontalité de cette clarté pourrait permettre de voir dans le Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci la représentation symbolique d’un nouvel être, un Adam et Eve, unifiant les polarités féminines et masculine. A ceci près que les lignes directrices  inscrivent la verticalité comme structure de la toile. Il reçoit, il est abreuvé de cette lumière cosmique, comme si Léonard de Vinci nous disait que l’Art est unification de toute transcendance et de l’immanence de notre existence. Plus sûrement, il est permis de percevoir ici une fusion cosmique tout comme le féminin et le masculin se trouvent épousés dans ce Saint Jean Baptiste, celle qui serait la transcription d’une inspiration qui puise sa matière dans le réel pour en transcrire l’essence divine dans l’Art.  La lumière est ici et lui l’homme en sa femme aussi est relié à toutes les polarités du profane et du sacré.

Léonard de Vinci, Saint Jean-Baptiste, avant
restauration. Photo : © Musée du Louvre, dist.
RMN - Grand Palais / Angèle Dequier.

Tel est écrire. Et encore plus “l’Écrire” de Philippe Thireau, qui a réussi à laisser affleurer son anima et son animus, à exprimer sa globalité d’être et à confier ceci, cette complétude, à l’écriture qui est le lieu d’un jeu. Une Aire de jeu. L’espace scriptural devient le théâtre de toutes les métamorphoses, transformations, fantaisies. Est-ce résurgence du monde de l’enfance ? Pas seulement, le poète est posté sur un seuil qui surplombe tous ses âges, tous ses visages, tous les langages. Jeu du je pour dire ce qui de l’enfance a perduré en l’homme, pour aider à énoncer le dur labeur du temps à intégrer ce qui distord le discours. Aire de je, comment échapper au jeu/je de mots, qui s’impose ici. Oser dire, énoncer, en poète, ce “grand oiseau planeur qui régurgite l’histoire”, ce que rien ne raconte, ce que nul ne révèle, comment s’emparer de l’anecdotique pour le façonner, comme le visage du jeune modèle devient Saint-Jean Baptiste, auquel ce passeur, ce mage, cet observateur, l’Artiste, confère les traits archétypaux de toute figure biblique en l'homme/femme qui alors devient la transfiguration de la création ?

Melancholia “narre la fin d’une histoire (sans je)” nous dit la quatrième de couverture… Sans je, sans jeu, entre parenthèses, soit dit en passant, comme si l’auteur voulait nous dire “je n’y suis pour personne, ou bien pour tout le monde puisque je/jeu joue”… Est-ce à dire que la réconciliation des instances de l’être passe par la création, l’appropriation, sans le  je du jeu puis avec, puisque dissimulé dans le jeu le je se montre, affleure dans les choix lexicaux, syntaxiques, dans le jeu du je avec l'espace scriptural…

Si l'on considère le jeu comme paradigme du travail psychanalitique (à cet égard la pensée de D. W. Winnicott est simple et efficiente) Melancholia plus que tout autre œuvre de l’auteur est LA matrice symbolisante qui les reprend toutes. Univers onirique, parfois purement autotélique, ou bien cadre référentiel, le travail lexical appel nombre de verbe d’action, de mouvement, ou bien se veut descriptif mais à peine, laissant le champ libre à l’imaginaire de dessiner les contours d’un univers onirique unique. Unification des polarités du féminin et du masculin, ou éviction de ces instances édificatrices d’identité, le pronom personnel de première personne n’apparait pas. Pas de «  je » dans ce jeu, dans ce récit/poème hors-jeu/je, ou dedans, qui mêle le féminin et le masculin, les confond, les remplace, les gomme… et reprend le dire de l’enfant, aussi, petit garçon attendu fille par la mère confondue/confondu, et nié... Pas de majuscules donc, non plus, dans ce jeu de piste qui dévoile peu à peu les règles du je...

 

“ →restais sans voix admirative de ton dos d’athlète cela n’est pas facile de chercher l’innoncence dans la femme (tu ne voyais qu’un sexe tu le tripotais avec tes doigts sales) de la reconnaître (l’innoncence) de l’aimer (l’innoncence) sans ALARAME pourtant pourtant tu aurais dû découvrir la fillette vivante (ma part irréductible) sous l’enveloppe FEMME lui carresser la joue d’un sourire effleurer ses paupières l’éveiller ourrique bourricot→T’AIME (me souviens hier les enfants riaient) REPRENDS LE COURS IRRESISTIBLE DE MA CHUTE”…

 

La syntaxe est particulièrement remarquable, dans la mesure où quittant toute inscription protocolaire, elle propose à l’ordre des mots de nouvelles démesures…

 

une fusillade fusilla les yeux. paysages enfuis. toi partie où partie enfuie toi où.

 

C’est à nouveau l’enfant qu'on entend ici, dans ce parler bien spécifique. Le jeu avec les mots devient révélateur du je avec les mots, par et à travers le langage. Ce travail sur la syntaxe, est soutenu par une typographie qui devient un champ sémantique décuplé par les nombreuses audaces qui ponctuent le récit/poème. Cette structure syntaxique hachée et chamboulée qui laisse entrevoir un verbiage infantile me rappelle ce que dit Freud dans L’interprétation des rêves : il établit un lien entre les formations de mots dans le rêve et les mots que les enfants peuvent utiliser comme des objets de jeu (de je...). Dans le jeu avec les mots il est possible de percevoir un préalable indispensable au mot d’esprit qui trouve ses fondements dans un mouvement régressif vers le jeu infantile et dans une plongée dans l’inconscient. Ancré dans la matérialité grâce à l’étayage sur des objets matériels du monde réel, la création de récits imaginaires  se dégage de la matérialité tout en restant enracinée dans les formes premières du jeu. Tout auteur éprouve le besoin de retrouver cet étayage propre au jeu de l’enfant dans la réalité. Le jeu théâtral est l’une des modalités d’expressions parmi d’autres, mais la plus manifeste. Le créateur propose au spectateur des personnages auxquels ce dernier peut s’identifier dans leurs actes et leurs affects, sans danger pour son propre psychisme puisque restant dans la sphère de l’illusion. Cet investissement objectal et narcissique reste donc sans danger pour le psychisme.

L'émetteur de Melancholia est avalé par l'aporie de pronoms personnels de première personne, mis entre parenthèses dès le paratexte. Mais cette disparition est révélatrice de toutes les potentialités de ses possibles, homme et femme, enfant et adulte, modèle et œuvre, grâce à la transfiguration offerte par le travail miraculeux de l'Art. Cette transfiguration, qui débute par un jeu, laisse entrevoir le "je" déployé dans toutes la puissance des temporalités, transfiguré par cette réconciliation des contraires, la disparition des dualités,  tout comme le modèle devient le visage de l'humanité et son reflet divin. 

Philippe Thireau invite le récepteur de son poème à partager son jeu, son je, à entrer dans la pensée magique du monde de l'enfance, où tout devient possible. Ce jeu avec je qui n’existe pas avec comme partenaire le destinataire, pluriel, indéterminé avec qui l’auteur partage ces multiples instances révélatrices du territoire non pas de un, mais de tous, car le poète transcende tous ses âges, tous ses visages, et ceux des personnages réels/imaginaires qui peuplent ses textes/poèmes. C’est ici que tout s’accomplit, que le modèle révèle les traits de Saint-Jean Baptiste, car ils sont aussi les siens, et que la fiction ouvre les paradigmes d’une lecture herméneutique du tracé de nos vie. En cela, la Littérature supporte chaque point-virgule de cette œuvre, chaque lettre, chaque blanc de marge, chaque souffle qui en un instant ouvre la voie/voix d’une unification salvatrice. L'œuvre devient l'espace d'une réconciliation qui porte la transfiguration de chaque instant vers l'essence même de ce qui fait que nous sommes cette chair confondue d'une humanité restituée dans le visage du saint, dans les lignes de Melancholia.

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulièrement publié (essais, récits, poésie, théâtre... ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Le bruit sombre de l’eau, Z4 éditions, La diagonale de l’écrivain, 2018
Benjamin Constant et Isabelle de Charrière
, Hôtel de Chine et dépendances, Cabédita, 2015
Le Voyageur distant ou Bonjour Stendhal, adieu Beyle, Jacques André éditeur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 éditions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 éditions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (photographies Florence Daudé), Z4 éditions, 2017
Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Melancholia, Tinbad, 2020

                          REVUES

Cioran vertical (essai) in Les Cahiers de Tinbad n° 3 et 4, Tinbad, 2017
Le cireur de Parquet in Les Cahiers de Tinbad n° 6, Tinbad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Éditions Tarmac, 2èmetrimestre 2018

 

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur

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Ce livre, Melancholia, "bile noire" en grec ancien, inaugure une nouvelle collection chez Tinbad, "Tinbad-fiction", composée de textes inclassables. Pas du roman, pas de la poésie mais une prose ente les deux : ce [...]

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Philippe Thireau, Melancholia

Ce livre, Melancholia, "bile noire" en grec ancien, inaugure une nouvelle collection chez Tinbad, "Tinbad-fiction", composée de textes inclassables. Pas du roman, pas de la poésie mais une prose ente les deux : ce qu'on appelait du "texte" dans les années 70.

L'exergue trahit le sujet de l'histoire, laissant la place au "comment" : "Melancholia narre la fin de l'histoire (sans je)  de deux belles âmes - la fille violette et le soldat - engagées dans un dernier dialogue à distance." Les titres annonceront de même ce dont il sera question dans les quatre sous-parties.

Dès les premières lignes une sorte de courant de conscience - le garçon, fauché par une rafale dans un oued sec en Algérie, " parle ", dans l'ultime seconde de sa vie, à sa fiancée restée en France, négligeant le pronom personnel sujet ( "te raconte cette histoire" ), use de répétitions comme dans une comptine de chansons d'autrefois qui illustre les souvenirs d'enfance ( "nous jouions dans la grange" ) et plante les deux thèmes principaux de l'opus, l'amour et la guerre : " Les jeunes gens font font font la guerre en riant ".

Philippe Thireau, Melancholia
éditions Tinbad, 2019, 11,50€.

Ces répétitions, dans la phrase mais aussi de la phrase dans le livre jusqu'à la toute fin, déstabilisent, d'après le préfacier, Gilbert Bourson, le pathos et font chanter le texte qui peut être classé comme poème et même comme épopée.

L'absence de ponctuation même forte, en dehors de quelques parenthèses, confère aux pages de cette agonie un rythme incantatoire tout en rapprochant présent et passé dans une semblable souffrance.

Les éléments, la faune et la flore accompagnent la mort prochaine. Comme des adjuvants, comme une extrême-onction poétique : "l'oiseau venu de nulle part planant au-dessus du corps étendait un voile de nuit sur les yeux bleus il passait et revenait...". L'auteur sait également se faire peintre en décrivant superbement les myosotis des collines ou les pierres de sa "campagne française".

Mais le réalisme est bien présent également, rappelant la cruelle vérité des faits : "les cheveux mêlaient leur parfum rance à celui des chairs décomposées", et n'hésite pas à se mêler à la présence mythologique des "anges serviables" et du "char d'Hélios".  

Répond aux mots du mourant la lettre improbable de la fiancée restée en métropole et qui pressent un drame. On peut dire que Philippe Thireau pratique une forme d'esthétique de la surprise car les paroles se font soudain plus crues, plus rudes, que ce soit pour parler de sexe ou du corps en général : "la glue colle mes paupières obture mes oreilles serre l'anus…" ou même de la vie : "tremblement frissonnement soubresaut spasme sursaut tressaillement etc…".

Délires peut-être de l'agonisant, identification certaine de l'auteur, dramaturge par ailleurs (il plantera plus loin une scène de théâtre), à l'homme et à la femme qu'il met en scène. Il y a, dans tous les cas, respect du pacte de lecture quand Philippe Thireau cite un extrait du journal intime de cette dernière et qu'il écrit plus loin en majuscules "Poursuivons monseigneur" c'est d'ailleurs bien elle qui parle du substantif éponyme, en harmonie avec la couleur violette de ses vêtements, lorsqu'elle dit : "la melancholia essaie de me grandir me déplie sous la bourrasque…" et qui ajoute, de façon crédible pour le lecteur : "te souviens-tu avoir lu avec moi un mince livre de tempête de grosses vagues tueuses ce Typhon de Conrad…". Elle qui semble bien faire son testament, assistant à sa propre mort, sans pronom personnel aussi et sur fond d'apocalypse : "à mesure que écris les traces d'encre s'effacent les idées s'envolent meurs à chaque ligne…". Comme si elle voulait prévenir celui qu'elle aime et l'écarter loin d'un destin pareil.

La fin du livre donne la parole à "l'oiseau planeur" qui, provoquant un psittacisme, répète les mots de l'incipit. Après avoir développé la mort prochaine de ce corps qui pleure, il conclut, comme dans la forme en boucle du rondeau, par les mots qui achevaient déjà la première partie : "la nuit les étoiles s'allument au-dessus de ma tête, le grand manteau noir ( l'oiseau planeur )  parle."  

 

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulièrement publié (essais, récits, poésie, théâtre... ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Le bruit sombre de l’eau, Z4 éditions, La diagonale de l’écrivain, 2018
Benjamin Constant et Isabelle de Charrière
, Hôtel de Chine et dépendances, Cabédita, 2015
Le Voyageur distant ou Bonjour Stendhal, adieu Beyle, Jacques André éditeur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 éditions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 éditions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (photographies Florence Daudé), Z4 éditions, 2017
Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Melancholia, Tinbad, 2020

                          REVUES

Cioran vertical (essai) in Les Cahiers de Tinbad n° 3 et 4, Tinbad, 2017
Le cireur de Parquet in Les Cahiers de Tinbad n° 6, Tinbad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Éditions Tarmac, 2èmetrimestre 2018

 

 

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Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur

Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur

Jamais la poésie n’aura été si prégnante, car son pouvoir évocatoire, transformateur de l’expérience, est ici décuplé. Philippe Thireau organise du périmètre de sécurité qu’est l’Art une immersion dans les couches mnésiques de l’enfance.

Une mise à distance nécessaire lorsqu’il s’agit d’évoquer les visages qui ont accompagné une croissance qui ne s’effectue parfois qu’en contre jour.  Une mise en demeure du souvenir, à sa place, comme matériaux de l’œuvre, et comme livre gravé ouvert à toute transmutation. La quatrième de couverture saisit :

 

Journal déambulation d'une fille non advenue pour valoir à sa mère ; mère, je ne tiens point quitte d'être ce que tu es : femme aux atours mirobolants, femme aimante de ce petit garçon aux boucles blondes si longtemps tripoté, chatouillé, femme enfuie dans les draps de l'amant passager. L'odeur de ces draps ! Pourquoi femme es-tu ? et non moi. Moi en toi, toi en moi.

Je te massacrerai mon coeur, tu seras à moi. Tu disparaîtras... va, disparais maintenant, entre les lignes de ce roman issu tissé de haïkus, tankas. Sept jours pour dire ce que je suis devenu hors de toi, fille non advenue. Plus une nuit, une nuit sexuelle comme celle décrite par Pascal Quignard (c'est l'hétérogénéité de la scène sexuelle qui met en branle la "cogitation" de la pensée), pour dire ma satisfaction de festoyer de toi.

 

Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur,
PhB éditions, Paris, 2019, 46 pages, 10 €.

Sept jours ce que valut la création du monde, ce que demande de décompte l’édification d’un homme à travers l'évocation du socle qui l'a constitué. Et ce questionnement, d’une extrême richesse, soulève toute la complexité du lien mère-fils. Inceste fantasmatique. Il faudra renoncer à ceci, le corps de la mère. C'est cet interdit premier qui fonde la Horde freudienne en communauté civilisée, dont aucune transgression ne saurait affleurer. Et, le verbe, la parole du père, qui énonce cet interdit strucurel de l’humanité, est ici absent.

Verbe créateur inexistant, et mutisme de l’enfant qui, avant de se nommer, observe la femme, cette femme-ci, la mère. Dans cette posture primitive d'un désir charnel que rien ne rompt, prisonnier des parfums, des soies et des "atours mirobolants". Comment les posséder, métonymie d’une immanence féminine, l'anima, qui a pour visage celui de la mère. Et puis, il y a ce désir de la mère, son souhait d'avoir eu une fille. Il y a cette inadéquation du sexe de l'enfant : "Mère, tu n'eus point de fille, qu'à cela ne tienne", titre la première partie du recueil. La seconde se nomme "Journal d'une fille non advenue". Il y a ce désir du corps, différent, de femme, et la culpabilité incommensurable de ne pas correspondre à l'attente. Cette mère-femme fanée, à la robe déchirée, ne peut que susciter l'envie inextinguible de la consoler, de la contenter, pour absorber son chagrin. Impossible. Un poids immense à porter, pour un petit garçon.

 

Au massacre du cœur, l’enfant ne peut que consentir, dans cet  inceste fantasmé, dans ce désir du corps de femme, que rien ne vient démentir, ni une parole, ni une attitude. Le père, « cet inconnu notoire »… Manière de séduction opérée par cette femme fondatrice, qui enveloppe de tendresse charnelle ce petit garçon/petite fille qui ne sait comment répondre aux attentes impossibles, qui ne peut répondre au désir, qui ne peut ni s’identifier ni se soustraire à cette icône vampirisante. Femme démiurge, femme  a/raignée…

 

ciel bleu choit sur toit
soleil inonde carreaux
géant frappe porte battante
rêve ô rêve enfance enfouie
quelle peur au cœur demeure

 

Une syntaxe qui marque l'anamnèse et évoque les discours de l’enfant, grâce à l’absence de pronoms personnels qui suggère le désinvestissement du sujet dans son discours. Ne demeure que le témoin, qui parfois, de la posture de l’homme devenu, énonce :

 

fraîche peau rosée
ah ! ce corps sans artifices
si mal dessisné
quel est donc ce tourmenteur
qui, doux, prétend le contraire

 

 

Kitagawa Utamaro

Tour menteur que ce souvenir, qui, à bien y regarder, a redéssiné les contours de ce corps convoité, idéalisé, parce qu'alchimiste, qui a transformé le néant en vie, et puis surtout parce qu'il est femme, féminin, petite fille autrefois. Le petit garçon ne peut que séjourner dans une impuissance empesée de culpabilité. Les pronoms sont ceux du féminin. L'enfant obéit, asexué parce que pas celui/celle que l'on attendait.

 

maman fleur fanée
suis là moi suis là pensive
yeux dans tes yeux blets
baise mes seins triomphants
mort hiver printemps nouvel

sur le lit défait
des solitudes naissantes
le parfum des corps
le passant cigare aux lèvres
yeux fermés il imagine

virgules et points
sur le papier dessinés
engendre un destin
c'est le songe des fillettes
en papier d'êtres mangées

 

Absence du père, et libre cours à la toute puissance maternelle, effrayante, ogresse tentaculaire. Les champs lexicaux évoquent bien cette terreur, la peur de cette mort symbolique. Les chairs broyées des toiles de Goya hirsutes et gigantesques affluent en gerbes colorées dans les vers de Philippe Thireau. Aux estampes d’Utamaro convoquées par Pascal Quignard dans La Nuit sexuelle succèdent les images d’engloutissement des corps.

Le poète mène le lecteur de strate mnésique en strate mnésique, dans une sorte d’exploration temporelle qui dessine les contours d’une femme dont l'enfant imagine les ébats. Le  pouvoir incantatoire des mots, de l'Art, et la référence à La Nuit sexuelle de Pascal Quignard sont ici acte et discours, mise en abîme et énonciation d'un Art poétique. L'oeuvre constitutive du passé, sinon où et comment existerait-il, où et comment pourrait-il offrir son socle sémantique ? 

 

Puzzle, morcellement, il est nécessaire d’évoquer la forme inédite du recueil de Philippe Thireau. Composé de Tankas et de Haïkus, qui sont de petites unités sémantiques dont la règle est de n’évoquer qu’une thématique à la fois, un sujet, dont on dit l’évanescence, unique et close sur un paradigme offert par la tonalité du texte et ouvert à tous les questionnements. Ce sont des formes fixes qui obéissent à une contrainte que le poète respecte. Il use de ces deux formes poétiques traditionnelles, mais les perles de sens formées par leur enchaînement constituent une suite, un roman poème Haïku tanka, un poème où Tanka et Haïkus forment en même temps que des îlots de sens un tout continu où est évoquée l’enfance, la mère, la constitution d’une réflexivité inhérente à la construction du « je ». Il faut y voir en métaphore la substance du fonctionnement mnésique, des images surgies d’autrefois, qui forment le puzzle du visage de cette femme, recomposée à partir du souvenir. Et afin de restituer la trame  kaléidoscopique d’un dialogisme entre soi et un monde qui ne renvoie que le désir d’un (d’une) autre, il faut édifier son image dans le miroir, celui de la parole, celui du nom.  Le dispositif textuel permet alors de confondre les étapes temporelles et édifie les instances de la parole poétique comme constitutive d’une genèse du sujet pensant résistant au déni, se constituant lui-même en édifiant son identité, contre celle que le regard maternel impose. Cette allure cousue décousue tisse la tapisserie d’un visage qui se constitue dans le reflet du miroir, mais seul, en contre jour et en dissidence.

Puissante, matière constitutive d’une transmutation du souvenir, de la matière, de la chronologie, cette poésie facsine. Elle est en ceci une sorte de manifeste, une oeuvre qui se constitue en œuvre, un discours qui se constitue en discours, une ontogenèse du lieu d’édification de l’identité. En sept jours, bien entendu, car finalement lorsque créer se peut, lorsque sublimer s’offre, alors c’est le partage du divin qui soulève les dimensions existentielles vers une éternité habitée par un discours universel. C’est la gageure relevée par Pascal Quignanrd, représenter l’irreprésentable pour dire l’indiscible. Images des origines, origines de l’image. C'est l'ascension tentée par Philippe Thireau. Gageons qu'il a planté au sommet le drapeau d'une poésie qui effleure l'azur.

 

A. Mère, tu n'eus point de fille, qu'à cela ne tienne

 

Mère je (te) chante pour ne point (t')oublier. Lointaine toi.
Tu m'aimais tu disais que tu m'aimais. Grosse d'amour. Ja-
mais t'aime une pourrais autant. Infirme je. Toi là-bas. Toi.
Mère je chante. Je. Ne point (t')oublier. Qui fut lointaine
dis-je. Proche aujourd'hui dans le vent. Aujourd'hui
vent de fille. Tu n'eus pas de fille. La fille pas advenue. Je
prends le nom de fille. Pour dire. Tu es loin. Pas advenue.
Nue. Nu je. Ainsi je fus. Nu. Ainsi je. Suis ta fille déguisée
emportée dans le vent. Vents de quatre points cardinaux.
Points. Mère je sais maintenant. Partie là-bas. Un bateau en-
voilà. Un bateau fécond. Dans mon ventre une mère. Dans 
ton ventre mort une fille pas advenue. mais vivante comme
un fils. Moi. Te portant. Toi. Dans le ventre nu? Paraclet.
Souffle dans les nerfs. Sur la surface des nerfs vifs. Souffle.
Un bateau envoi là. Dans mon ventre une mère féconde. Fé-
cond est le vent qui transgresse. Transgresse. Un impossible
ventre. Je. Toi. Ivres sont les mots qui clignotent. Mot à mot.
Clignotent. Entre les mots des mots. Encore des mots. Tou
-jours. des mots qui chantent. Mère je (te) chnate pour ne
point (t') oublier.

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulièrement publié (essais, récits, poésie, théâtre... ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Le bruit sombre de l’eau, Z4 éditions, La diagonale de l’écrivain, 2018
Benjamin Constant et Isabelle de Charrière
, Hôtel de Chine et dépendances, Cabédita, 2015
Le Voyageur distant ou Bonjour Stendhal, adieu Beyle, Jacques André éditeur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 éditions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 éditions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (photographies Florence Daudé), Z4 éditions, 2017
Je te massacrerai mon coeur, PhB éditions, 2019
Melancholia, Tinbad, 2020

                          REVUES

Cioran vertical (essai) in Les Cahiers de Tinbad n° 3 et 4, Tinbad, 2017
Le cireur de Parquet in Les Cahiers de Tinbad n° 6, Tinbad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Éditions Tarmac, 2èmetrimestre 2018

 

 

Poèmes choisis

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