1

Roland Chopard, Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture

(…) il sait au moins qu’il n’est jamais seul dans sa solitude. 

Roland Chopard (cinquième méditation)

Parlons tout d’abord du très bel objet qu’est ce livre, réalisé par L’ATELIER DU GRAND TÉTRAS. Couvertures à rabat, cahiers cousus et collés avec grand soin, comme il est dit au colophon « dans la tradition artisanale de l’imprimerie sur un vélin ivoire Palatina 90g et sur une couverture Tintoretto 250 g ». Un écrin aussi raffiné se doit d’accueillir une œuvre rare, et c’est le cas. 

 

 

 

Roland Chopard se place dès avant le tout début de son texte sous le patronage de Claude Louis-Combet grâce à cette citation liminaire « (…) l’expérience intérieure de l’écriture : un enfoncement méandreux en soi-même, à l’écoute de cette voix parfaitement limpide qui est cependant la voix de l’obscur, (…) » et la référence à cet écrivain magnifique et secret n’est en rien trahie par les cinq méditations qui suivent. Quel en est le sujet ? L’écriture, ce qui (se) travaille dans et par ce geste consistant à « investir cette page ouverte ». Le lecteur est frappé par l’authenticité et l’intériorité du ton : « Écrire sans subterfuge et avec le désir de transgresser certains usages mêmes de la littérature : telle serait aussi la constance de la démarche ». 

On comprend immédiatement l’exactitude du titre « Parmi les méandres » grâce à la sinuosité des phrases, des paragraphes et de leurs successions. « Les méandres doivent leur existence à ce mode d’élaboration de cet espace pleinement circonscrit. »

Roland Chopard, Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture, Atelier du Grand Tétras, 2020, 13€.

 

Ou encore : « Cette rigueur qu’il s’impose est un gage de liberté. Elle évite les compromissions, les complaisances et les soumissions aux effets de mode. » Il s’agit de tourner autour d’une matière « friable et remplie de doute » et qui, pourtant, « existe bel et bien ».

L’ensemble du livre est composé de cinq « méditations », qui se présentent comme des suites de paragraphes longs de trois à six lignes, lesquels notent tous une étape, un détail essentiel, une nuance dans cette entreprise étrange consistant à noircir de ses pensées la page blanche. Le poète se surprend à écrire et tente d’épuiser les pourquoi et les comment de cette pul(sa)sion d’écriture

Le narrateur poète de cette entreprise, même s’il parle de lui-même à la troisième personne, se présente tel qu’il est, il ne cache pas son âge : « Le cerveau âgé est-il encore apte à faire alors une synthèse, une composition efficace avec tous ces éléments disparates ? (…) Est-il capable pourtant, malgré le poids des ans -il y a des exemples de créations tardives-, de profiter de la présence en creux de cette voix pourtant encore si enfouie d’être déterminé à chercher à braver toutes les inquiétudes tous les obstacles ? » C’est que cette étrange entreprise qui semble être élaborée par un autre, ne consiste pas à révéler une expérience, à distiller une sagesse. « C’est avant tout une série de manques plus que de (re)trouvailles, qu’il convie à bon escient. »

Pour ce faire, le poète creuse le mot ; l’une de ses marques de fabrique sont ces mots révélés à l’intérieur d’autres mots, grâce à des parenthèses isolant une syllabe, une partie de syllabe, voire une lettre : « (af)franchissement », « in(ter)vention », « (é)preuve », « cons(is)tance » « (f)utile » « forma(ta)tion » « (re)trouvailles » « Res(t)itués » « (pro)vocation » « (in)terne » « par(ab)ole »… Le procédé n’est jamais gratuit, il éclaire le plus souvent de façon décisive, des passages qui seraient restés plus allusifs sans cela mais il est surabondamment utilisé. Il participe de ces tâtonnements que le texte décrit, met en mots.

Il faut tout de même souligner une propension à l’abstraction qui rend parfois le propos un peu évanescent, les mots en « tion » sont nombreux, « frustration », « sollicitations », « opérations », « appropriation », « conditions », « dimension »… Le témoin-poète lui-même en convient : « S’il avait cru nécessaire, dans une première méditation, de montrer que cette démarche hors-normes était singulière, différente de celles qui l’entouraient, il ne savait pas qu’elle aurait un tel prolongement aussi abstrait. »

Mais peu à peu ce qui était récit au passé devient expérience immédiate. La quatrième méditation passe ainsi de l’imparfait au présent. Néanmoins, des événements textuels permettent d’ouvrir, parfois, un espace inattendu et inédit, comme le surgissement de ce « vous » dans la cinquième et dernière méditation : « Ce n’est pas une question de maîtrise -il n’est pas plus assuré que vous de ce qui est là- », un « vous » qui est à coup sûr le lecteur ce qui déploie soudain un espace à côté du « il » pour un « je » implicite, aussi vite disparu qu’il apparaît.

Quoi qu’il en soit, ce livre qui, comme le dit Claude Louis-Combet dans sa postface, se situe « dans un espace indéfini entre essai et poème », ne manque pas de relief, ces « méandres » en sont le signe indubitable : un courant essentiel et vital de pensées et de mots se fraie passage parmi des silences qui sont autant de territoires suggérés, autant de non-dits vastes et vertigineux, de même qu’une rivière sinue entre des montagnes. Mais il est temps de quitter moins ce pays que le fleuve qui le traverse, non sans en appeler à un « il » qui serait comme l’héritier et, en même temps le véritable destinataire de ce message.

Qu’il nous soit permis d’entendre ici, à travers cette entreprise singulière, que chacun de nous est appelé à une tâche qu’il est le seul à pouvoir accomplir, laquelle est, pourtant, le plus merveilleux cadeau qu’il puisse offrir aux autres. C’est en osant arpenter ses méandres, aller où personne que lui n’aurait pu aller que Roland Chopard ou du moins son double d’écriture, avec courage et constance, élargit la géographie connue des monts et mondes imaginaires et nous permet à notre tour d’arpenter des contrées sans lui inexistantes. « On vous suit, on vous accompagne ou bien on laisse tomber » dit fort justement Claude Louis-Combet dans sa lettre postface et le lecteur est, en effet, appelé à faire ce même effort de rigueur, de ténacité que l’écrivain. Une écriture sous contrainte où celle-ci n’aurait pas été donnée au départ mais serait venue depuis profond et se serait précisée au fur et à mesure de son avancée.

 

Présentation de l’auteur

Roland Chopard

Roland Chopard est né le 21 mai 1944 en Haute-Saône. Il a été enseignant de Lettres-Histoire pendant 30 ans dans un Lycée Professionnel à Gérardmer (Vosges). Depuis 2004, il consacre la majeure partie de son temps aux éditions Æncrages & Co qu’il a fondées en 1978, Éditions qui défendent la poésie et les arts contemporains en réalisant des livres avec des méthodes typographiques traditionnelles. Il a écrit des textes poétiques courts, publiés dans quelques revues et souvent des textes en rapport avec un artiste plasticien en vue de réaliser des livres d’artistes en tirages très limités.

Roland Chopard

© Crédits photos http://www.editions-lettresvives.com/

Autres lectures

Roland Chopard, Sous la cendre 

Prendre voix... Faire silence... Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, [...]




Roland Chopard, Sous la cendre 

Prendre voix... Faire silence... Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, pourquoi ce silence d'une langue qui remonte difficilement ?

La voix qui remonte dans ce long essai et qui parle pour l'auteur s'efforce de comprendre.

Il faut du temps pour laisser remonter les mots du fond du puits du silence, et aussi du temps pour qu'elle reprenne souffle. L'extirper de sa somnolence sans tomber dans les labyrinthes de ses pièges.

Lacunaire, hésitante, la langue se surveille sans cesse, ne cesse de redescendre et de remonter. Réflexe de survie ? Rempart contre l'oubli ? Elle oscille entre parler et se taire dans ce « mouvement de balancier habituel », le piège étant au bout du compte que dans cette valse-hésitation, la tentation de dire se réduise à une cacophonie.

Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Roland Chopard, Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

Roland Chopard, Sous la cendre, 6 suites & variations pour voix seule(s), Roland Chopard, Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

 

Pourquoi certaines paroles s'écoulent-elles facilement quand d'autres plus anonymes n'atteignent jamais leur but ? Vouées au silence, les plus secrètes ne rejoignent jamais le tumulte des voix plus assurées. Entre les deux, il y en a pourtant une « intermédiaire, ni forte, ni faible ».

L'auteur questionne dans cet essai, l'énigmatique présence/absence de la parole au cœur de la vie de tout créateur. Dire ou taire, beaucoup d'écrivains se sont interrogés, certains souvent même ont fait œuvre de cette écriture du silence, on pense à Jabès, à Desforêts ou à Blanchot. Tous ont questionné ce mystère, cette nécessité de l'écriture. Pourquoi ce besoin impérieux mêlé à cet autre non moins impérieux tissé d'ombres, refusant la remontée à la lumière de la toute puissance du verbe ?

Quelle en serait la raison ?

Une peur peut-être de ne pas trouver les bons mots ? Autocensure, passivité, attentisme, refus de la facilité ou excès de prudence et quoi d'autre encore...

Ces mots discrets qui rechignent ou renoncent laissent la place à d'autres voix tapageuses.

 Se taire  quand parler demeure à égalité aussi nécessaire devient dans un empêchement redoublé, une difficulté à être, à exister dans et par cette parole qui ne demande qu'à se libérer. Cette voix sans voix refuse d'admettre « que c'est d'abord d'elle qu'elle est en quête »

Quel cet acharnement à dire que l'on ne peut dire ou que l'on doive taire ? Un « stratagème vicieux » pour « chercher à plaire » ? Pour donner à entendre une parole secrète silencieuse, ou pour « perturber ces autres voix ? » « les faire sortir de leurs arrogantes certitudes. »

 

Il y a souvent peu de distance entre l'émission et l'omission.

 

Alors. Taisons-nous.

Mais. N'y-at-il pas de l'arrogance voire du mépris à se tenir à l'écart, à refuser la parole ?

Les hésitations viennent parfois des chemins qu'empruntent la voix, chemins honteux, insolites, voire obscènes, celle-ci s'en retourne, épuise sa force de départ, il faut dépasser la peur, le doute, le « ça sert à rien ». Et « glisser de l'impassible silence au silence impossible. »

Un jour, il est temps de faire taire cette voix restrictive qui censure, raisonne, infléchit pour donner corps à celle qui veut exister.

La parole silencieuse, feu qui couve sous la cendre, flammèches jaillissantes, concrétions ou ébauches parfois éphémères qui exigent à venir au jour, en gésine ou aux aguets, prête à jaillir ou création toujours en gestation. Comment cerner cette parole mouvante ?

Peurs de ne pas répondre aux modes, voix censurante qui refuse la singularité, se compare, se déprécie, repoussant « le manque d'expérience de tous les marchandages littéraires », « les courtisaneries habituelles dans ce monde, utiles pour entretenir le rituel égocentrique ». De quoi se plaint-elle la voix ? « Elle n'a rien fait pour prouver son existence ». En demeurant dans l'ombre des autres voix, loin des stratégies littéraires, elle est demeurée libre d'aller sur les chemins qu'elle s'est choisis de prendre et dans cette liberté, elle retourne au vertige des grands espaces vierges où elle peut de nouveau se perdre. C'est une voix qui voulait s'exprimer du côté de la poésie, entrer dans cet espace intériorisé, ce lieu où rien ne viendra perturber, qui ne craindra pas de temps en temps les extinctions de voix, les ruptures.

Mais l'exposition peut-être aussi un exutoire.

 

            Des circonstances ont précipité tous les balbutiements de cette voix dans une retenue provisoire et forcée, dans la disparition, dans un secret qu'il a fallu rompre      ensuite. 

 

L'incendie a réduit à néant toutes traces écrites, et celui qu'a vécu l'auteur, dans sa maison d'éditions devient métaphore cruelle ou dévoilement de cette voix qui survit et remonte sans crier gare.

Les mots des autres (ces autres écrivains dont les manuscrits ont disparu dans l'incendie) ont été réduits à néant, il fallait retrouver d'autres mots, faire remonter ceux qui s'étaient rangés sur le côté pour laisser place aux autres voix.

Il faut prendre parole enfin, faire surgir l'eau apaisante des mots pour éteindre l'incendie, la douleur creusée dans la perte et dans l'effondrement antérieur. Pourtant, le premier réflexe est de mutisme, inhérent à tout traumatisme et à une violence digne d'un autodafé. Une pause silencieuse est nécessaire, c'est un silence de disponibilité nouvelle. « Le silence est [alors] attente d'une circonstance plus favorable. »

Toute mort appelle une résurrection, une énergie nouvelle. Bien sûr, pas au moment de l'épreuve qui fige le corps et l'esprit dans l'effroi et la distance, mais après coup, en s'appropriant les résidus de combustion. Sous les cendres du feu dévorateur de paroles écrites couvait une autre parole jamais exprimée. Dès lors, une nouvelle expérience prend forme, convoque les souvenirs, les origines, l'enfance, la mort du père... La voix tente d'ordonner sensations et réminiscences avec pour épicentre une « scène primitive » reliée à la forêt de l'enfance.

Peindre avait été aussi le premier mouvement de la main et de l'oeil.

 

Peinture d'écrivain ? Même si quelques mots demeuraient, il n'y avait plus cet assujettissement à la langue. Et c'était bien la même excitation et la même concentration sur la page [...]

 

La voix de l'écriture et celle de la peinture pouvaient-elles se rejoindre ? La première était mystère, la seconde élan à vivre. « Partir d'un signe, d'une trace et tourner autour. »

La voix prend à nouveau la parole pour dire dans les variations centrales du texte, la puissance émotive qui l'a d'abord poussée vers la couleur, la peinture, la musique puis dans l'obsessionnelle quête d'une parole juste. Et « un jour, il faut que la parole s'extériorise », il faut obéir à ces mystérieuses pulsions.

Après une très longue méditation ou réflexion sur ce cri coincé dans la gorge, sur la nécessité de la parole et son impossibilité (entre le laisser trace et l'inexprimable), l'auteur s'interroge sur les dérives, les questionnements rendus par un ego qui veut tour à tour s'exprimer et se taire. Le regard des autres en quoi est-il si important pour l'auteur ? N'est-il pas cause de sa difficulté à s'exprimer ?

Saisir l'instantanéité de la parole, veiller à la parole vaniteuse. Songer avec Ponge à cette nécessité de l'épure et du mot juste. « Comment travaille la poésie et pourquoi rejette-t-elle certains mots ?

Pourquoi certains mots s'excluent-ils dans le poème ? « Chaque hirondelle écrit Ponge, inlassablement se précipite, infailliblement elle s'exerce – à la signature, selon son espèce des cieux. Plume acérée, elle s'écrit vite. »

A un moment donné, il n'y a plus de chemin de retour, on ne peut plus revenir en arrière, on doit avancer dans ce silence et cette nécessité, au risque de se perdre. Se taire en écrivant, disait Desforêts. Avec persévérance et endurance, chercher « encore et toujours son cheminement », « comme cette petite gouache persistante malgré la disparition » (allusion à la toute première gouache gardée comme un fétiche et perdue dans l'incendie).

 

C'est par rhizomes que les choses devraient se relier, se relire entre elles, plutôt qu'en arborescence »[...] Tout est apparemment dans la détermination d'un geste permettant une trace qui ne prend son sens que quand des recouvrements, des fulgurances, changements de directions, ont épuisé le geste et investi toute la surface. 

 

Son désir à la voix serait de creuser le sillon de la parole comme celui du père paysan quand il labourait sa terre. « C'était peut-être aussi cela la quête : un quelconque rapport avec la figure paternelle pour justifier toute tentative », avoue la voix, en toute fin de l'ouvrage.

 La dernière variation intitulé « Soliloque dans la forêt » tranche délibérément avec ce qui précède. C'est comme si, la parole enfin libérée, la voix avait trouvé sa légitimité et ce soliloque dans la forêt s'écrit comme un rêve, parce qu'enfin dépouillée de toute réticence, prise au prisme d'une métaphore quasi mythologique, la voix s'exprime enfin au plus près de son chant.

 

C'est un miroir tendu par l'eau dormante d'un étang. Elle se laisse impressionner, elle se laisse tisser par toutes les images, à la fois vagues et précises, elle les laisse l'envahir, elle regarde l'espace s'amplifier sous ses yeux, la cerner. Elle est dans ce réseau depuis si longtemps, elle ne sait pas tout ce qu'un miroir peut renvoyer. 

 

Faut-il avoir beaucoup vécu pour avoir des choses à dire ?

Il faut entrer dans la forêt (des mots?), pour le savoir.

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Roland Chopard

Roland Chopard est né le 21 mai 1944 en Haute-Saône. Il a été enseignant de Lettres-Histoire pendant 30 ans dans un Lycée Professionnel à Gérardmer (Vosges). Depuis 2004, il consacre la majeure partie de son temps aux éditions Æncrages & Co qu’il a fondées en 1978, Éditions qui défendent la poésie et les arts contemporains en réalisant des livres avec des méthodes typographiques traditionnelles. Il a écrit des textes poétiques courts, publiés dans quelques revues et souvent des textes en rapport avec un artiste plasticien en vue de réaliser des livres d’artistes en tirages très limités.

Roland Chopard

© Crédits photos http://www.editions-lettresvives.com/

Autres lectures

Roland Chopard, Sous la cendre 

Prendre voix... Faire silence... Pourquoi écrire ? Faut-il se taire ? Quels sont les enjeux et les risques de la parole ? En quoi le silence est-il plus nécessaire ? Ou, quand la nécessité se fait violente, [...]