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Tristan Cabral : Quatre poèmes à dire

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral aux éditions Chemins de Plume

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe…
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude… Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
“À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! “.

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient…
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 




Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

Hommage à un poète libertaire que son état de santé ne nous a pas permis de rencontrer autrement que par téléphone ou par le truchement de son infirmière, nous vous proposons la lettre de Dominique Ottavi adressée à Tristan Cabral, qui a suscité notre intérêt, et quatre poèmes choisis par Jean-Michel Sananes, éditeur de son dernier livre à paraître fin mai -  ainsi que l'ébauche d'un portrait, née de la lecture émue de deux de ses textes autobiographique, les remarquables  :  Juliette ou le chemin des immortelles((éditions du Cherche Midi)), consacré à sa mère,  et H.D.T, Hospitalisation à la demande d'un tiers((éditions du Cherche Midi)) livre inclassable (mélange de récits, de poèmes et de témoignages) au titre transparent. 

 

© Didier Leclerc

Tristan Cabral, est un poète hanté – il vit avec des morts, et leur redonne vie, tandis qu'il perd - ou plutôt qu'il sacrifie la sienne : dans un parfait parallélisme, une tentative de suicide par naufrage provoqué en 2004 clôt le livre de Juliette, dans lequel il évoque sa mère et sa jeunesse, tandis que la « naissance » du poète Tristan Cabral, et son premier recueil, salué par la critique ((Ouvrez le feu ! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974)) prétend être l'oeuvre posthume d'un poète nommé Tristan Cabral, oeuvre recueillie et présentée par le préfacier, un certain Yann Houssin, professeur de philosophie...

Peut-on faire plus belle entrée dans le monde des mots qu'en s'annonçant déjà mo(r)t - en s'attribuant le prénom de Tristan, comme dans la légende d'Yseult - Yseult-Juliette, la toujours aimée, et le patronyme de Cabral, en hommage au révolutionnaire guinéen Amilcar Cabral ? Les deux axes de la vie - et de l'inspiration, intimement mêlées - du poète sont dés ce moment tracés.

Yann Houssin, est né à Arcachon le 29 février 1944, dirait-on de façon prosaïque. « Né d'une erreur entre le vent et la mer » dira son double, Tristan Cabral - et des amours de Juliette et d'un médecin militaire allemand, dans une période troublée par les passions. Ce qu'elle paya très cher : femme tondue par les excès de l'épuration à la Libération, elle apparaît fantôme éternellement saisie dans sa promenade avec l'enfant, sur ce chemin des immortelles le long du mur de l'Atlantique où l'évoque Tristan, ou dans le silence et la honte de la maison Florida, avec deux autres enfants nés d'un triste mariage de convenance, dans le souvenir de l'amour jamais effacé pour l'homme qui, de son côté, a refait sa vie au point de ne reconnaître pas Tristan lorsque ce dernier tentera de le retrouver...

On porte certains souvenirs comme une croix, ils vous survivent comme ces fleurs séchées cueillies autrefois dans le sable... Les dire ou les écrire n'en délivre pas, et il faudrait « ne pas rater son naufrage » comme l'écrit le poète... Ne pas rater cette sortie, qui vous amène dans les lieux évoqués au fil de H.D.T, où les souvenirs recueillis de tous les exclus de la vie, les aliénés, les méprisés, les exploités, les bafoués... bourdonnent et répercutent l'insupportable existence de toutes les injustices : "Le RÉEL est un CRIME PARFAIT" (p.25)

Tristan Cabral n'est pas un poète lyrique penché sur sa douleur : il vibre pour l'homme accablé par un destin injuste, se range auprès des opprimés, parcourt le monde, soutient les mouvement révolutionnaires, et fera même de la prison en 1976, pour avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l'armée française »((on conseille l'excellent article de Christophe Dauphin, dans Les Hommes sans épaules : http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Tristan_CABRAL-260-1-1-0-1.html))...

 

Tristan Cabral, Juliette ou le chemin des immortelles, Le Cherche Midi éditeur, Collection Récits, 2013, 112 pages, 10 €.

Si le Recours au Poème a un sens, plus que jamais, comme nous le croyons, c'est à travers des voix comme celle de Tristan Cabral - voix insoumise même au profond de la souffrance et de la misère - qu'il faut les écouter, et les transmettre.

Tristan Cabral, HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers,Le Cherche Midi éditeur, collection Poésie et chanson, 2015, 8,99 €.

 

 

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral 1

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe...
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude... Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
"À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! ".

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient...
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 

 

 

 

Un Mot de l'éditeur - Jean-Michel Sananes

TRISTAN CABRAL est l'homme des révoltes et de la tendresse ardente. Ses textes naissent de son regard posé sur la douleur des hommes. Il a le cri impartial, aucune souffrance ne lui est étrangère, aucune de ses indignations n'est sélective. 

Dans son nouveau recueil : POÈMES À DIRE, publié aux Éditions Chemins de Plume, le poète fait profession de foi en quelques mots : J’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps ! Pourtant rien des douleurs du jour ne lui est épargné, ni de savoir "Nathalie" tombée au Bataclan en plein Paris, ni le sang de "Charlie" Seulement un stylo pour écrire tous vos noms. Il a l'âme prise dans l'internationale des douleurs, il sait celle de l'humain et de l’enfant : Moi, dit l’enfant, je sais qui m’a tué, Yo sé quien me mato.

Du Chili à Tarbes, de Djénine à Alger, de Calais à Birkenau, en passant par Sarajevo, Tristan Cabral décline l'impatience d'aimer dans l’affligeant spectacle du monde. Dans cette désolation, aucune haine, aucun larmoiement, il est de tendresse communicante : Deux hommes beaux sont morts /Qui signent d’un Silence…,  ces mots déterrent les silences posés sur toutes les violences, c'est un déroulé d'images que l'on regarde, impuissant. La force de sa poétique nous aide à supporter l'insupportable. 

Tristan Cabral le poète, est l'œil posé sur le monde, l'homme du cri, l'homme de la question.

Dans ce monde de violences incompréhensibles, il et aussi celui qui s'interroge jusqu'aux frontière du doute : Parmi les milliards de mains / Ma main /Qui es-tu ma main ? Donnes-tu ? Sais-tu saisir une autre main ? Apportes-tu toujours la bougie ? 

Au seuil de l’infini, il nous dit :  J’attends la vague immense/  Qui m’ouvrira les yeux !

 

 

___________

Notes : 

1 - Le livre de Tristan CABRAL : "Poèmes à Dire" est en souscription aux Éditions Chemins de Plume

- au prix de 10 €, frais de port offerts.

- ou au prix de 12 € avec un livre de Tristan Cabral offert : "La petite route", ainsi que les frais de port offerts,  après paiement de l’ouvrage acheté sur le site de Chemins de Plume, achat par Paypal ou carte bancaire, ou par l’envoi d’un chèque à l’ordre de Poètes & Co, à envoyer à : Éditions Chemins de Plume - 156, Corniche des Oliviers V30 - Hameau de St Pancrace - 06000 Nice

Son prix public, hors souscription, sera de 12 euros.

Chez Chemin de plume, Tristan CABRAL a déjà publié :

- Requiem en Barcelona, un poème d’amour 
- La petite route

"Poèmes à Dire" sera présenté au Salon de Livre de Nice, le 31 mai 2019. 

Présentation de l’auteur

Tristan Cabral

Né à Arcachon en 1944, Tristan Cabral (nom de plume de Yann Houssin) enseigne la philosophie pendant 30 ans au lycée Alphonse Daudet de Nîmes. Il participe à de nombreux mouvements de contestation politique : celle du comité anti-militariste l’amène quelques mois en prison, à La Santé, en 1976.

Son premier recueil de poésie, en 1974, Ouvrez-le feu, d’un poète suicidé à 24 ans, Tristan Cabral, est salué par la critique. Yann Houssin en signe la préface – ce n’est que plus tard qu’on apprendra qu’il en est aussi l’auteur.

Principales publications :

Ouvrez le feu! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974

Du Pain et des pierres, par Tristan Cabral, précédé d'un entretien avec François Bott et Pierre Drachline, ed. Plasma, 1977

Ouvrez le feu ! par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, ed. Plasma, 1979

Demain, quand je serai petit / Tristan Cabral, ed. Plasma, 1979

Et sois cet océan !, par Tristan Cabral, ed. Plasma, 1981

Et sois cet océan !, par Tristan Cabral, ed. Plasma, 1983

La Lumière et l'exil : anthologie des poètes du Sud de 1914 à nos jours publié par Tristan Cabral, ed. le Temps parallèle, 1985

Le Passeur de silence, par Tristan Cabral, ed. la Découverte, 1986

Manifestes pour la sixième République par Jack Oriac, Tristan Cabral, Hervé Sintmary, ed. la Mémoire du futur, 1987

Sonnets par Alin Anseeuw, Jean-Pierre Bobillot, Xavier Bordes, Tristan Cabral, et al., ed. Ecbolade, 1989

Le Quatuor de Prague : 1968-1990, par Tristan Cabral, ed. de l'Aube, 1990

Le passeur d'Istanbul : poèmes, par Tristan Cabral..., dessins de Ianna Andréadis, ed. du Griot, 1992

Le désert-Dieu : journal de Jérusalem sous l'Intifada, par Tristan Cabral, ed. l'Alpha l'Oméga, 1996

Mourir à Vukovar : petit carnet de Bosnie, par Tristan Cabral, mis en images par Martine Mellinette, ed. Cheyne, 1997

L'enfant d'eau : journal d'un égaré, 1940-1950, par Tristan Cabral, ed. les Cahiers de l'égaré, 1997

La messe en mort, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 1999

L'enfant de guerre : 999-1999, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 2002

Les chants de la sansouïre, avec Michel Falguières, photographies de Didier Leclerc, Atelier N89, 2011

Si vaste d'être seul, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 2013

© Didier Leclerc

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Si vaste d’être seul, Tristan Cabral

Nomade pour l'éternité ... 

 

  Une émotion puissante plane sur l’œuvre de Cabral tant la rage de vivre face à tout ce qui indigne le poète grave le recueil d’une force tellurique ; recueil au cœur duquel résident aussi une présence insaisissable, une impuissance face à l’espoir et une fissure souvent proche de la rupture.

   En effet, découvrir la nature tragique, absurde, dérisoire de l’humain, c'est affronter son ombre portée, c'est l'éclairer pour tenter de s’en arracher. Mais un cri de haine, un geste violent sont aussi difficiles à imiter qu'une aurore au ciel, que l'océan apaisé, aucun mot n'aura donc le pli de l’évidence. L’intention de l’auteur est de parvenir à s’emparer de la face obscure du monde, de pointer du verbe les injustices multiples et les tragédies quotidiennes. Cabral parcourt ainsi la terre par la tempête qui la traverse,  par le bouillonnement des eaux démontées, par les falaises et les rochers déchiquetés :

 

« Je suis plein de nuits blanches ;
Des rafales d’étoiles mortes
M’ont couché sur le sable ;
Des bêtes aux yeux d’amantes
Roulent parmi les vagues ;
C’est encore la guerre… » (P22)

 

  Le poète aurait certes pu simuler ce désastre grâce à une parole entièrement maitrisée, mais il préfère l'assombrissement pour marquer un ciel en colère. La présence sonore extrêmement forte des  guerres passées et présentes résonne en des phrases de révoltes clouées aux pages comme des rouleaux prêts à éclater contre les récifs. Tout poème, qu’il soit d’alexandrins ou de maximes, est une plongée sur la terre où s'échouent les vagues intempestives du monde. Arrachée à l’adversité, au milieu de cette tempête ontologique, glisse une écume blanche de mots à peine visible qui nait de l'union d'une esthétique précise et d'un aléa du sensible. En approfondissant la métaphore filée de la mer omniprésente, l'écume apparait peu à peu comme l’homme perdu au large et bousculé par des rouleaux gigantesques, coupable ou non, peu importe, sa rencontre avec le réel suscite un sentiment de vérité et renforce la certitude d’une humanité insensée où règne l’odeur âcre du sang : « Ici l’eau ne fait plus /que du ciment /on ne peut plus la boire /mais quel mur pourrait /retenir le sang ? » (« MUR », p 69)

   L’œuvre de Cabral est placée de la sorte sous le signe d'une passion ardente. Parcourue de tensions, elle intervient au cœur de mutations diverses, dans l'interstice ou plus précisément la faille entre monde ancien et société industrielle, matérialisme et sacré, persistance du mythe et conscience révolutionnaire. Le poète transforme sa nostalgie en arme critique. Il ne se désempare pas de l’intime, il le renforce en  engageant un vécu. Sa poésie invoque le réel, disant la blessure, la fragilité de tous, le lieu commun d’une nostalgie sans doute fraternelle. Chacun de ses poèmes permet d’aller plus en avant, jusqu’au bout du voyage, dans le souffle de la partance, jusqu’à la vaste solitude des  mers,  recueillant ainsi de lointaines âmes perdues. Et si son œuvre prend toutes les formes de l'insaisissable et de l’insurrection, c'est pour s'acharner contre l'impossibilité de changer le réel, sur quoi nous continuons à buter. La parole dit en conséquence l'informe, l'incorporel et son mouvement, la violente nature et la menace qu'elle fait naître. Le poète ne s'arrête pas aux images d'un monde défait, il en montre la progression, la tourmente et explose en une nature cambrée de douleurs ; nul « matin sans cicatrices » quand l'océan et le ciel s'obscurcissent de rouge sang !

  En somme, le cœur de l’innommable est suggéré par un sentiment d'enfermement, d'étouffement et de disparition. Le poète dessine des reliefs insoumis pour créer des plongées aux quatre coins d’un univers englouti. Ses visions font naitre des peintures d'où ressortent principalement la grisaille, la substance et les remous. Son œil a besoin d'une loupe à grossir le bruit du temps pour découvrir que le hurlement confus du monde se décompose, dans une réalité plus saisissante, en une foule de souffrances très différentes, jamais entendues : une apocalypse de cris.  Le poème devient alors cette voix où quelque chose chante inlassablement l’absence blessée, une voix qui se fige, se cristallise et se brise. Les soufflements incessants de ses mots nous plongent au cœur même de la vérité. Il ne s'agit plus d'écouter mais de ressentir.

   Ainsi le grand large envahit le texte et se confond avec la couleur du ciel (dont la ligne d'horizon est également floue); la masse grisâtre domine les rares vues dégagées et renforce l'effet d'enfermement. Mais ces claustrations successives tendent à circonscrire un domaine autant qu’elles constituent un itinéraire. Chacun de ces chemins, ou poèmes, fait ainsi l’épreuve d’une interrogation mêlée au souffle violent du monde jusqu'à en être recouverte. L'œuvre débute sur le vent et ses incidences, la parole exerce un va-et-vient irrégulier sur la végétation bretonne et la ligne d'horizon des guerres lointaines. Ces images représentent aussi bien la face errante du souffle invisible que le point de vue d'un objet, des branches chahutées par le vent, les poèmes restituent par là-même une solitude concentrée, un désastre où nul repos n’est permis pour qui saigne, crie ou écrit : «Toujours plus d’hommes/ Pour enterrer les hommes !/ La terre n’en peut plus ! » (P16)

  La parole de Cabral s'apparente toujours et encore à une lutte entreprise contre la violence immaîtrisable du réel.  Dire le voir devient donc dire l'invisible le plus terrifiant. Cette poésie traduit la force mystérieuse qui pousse à l'acte créateur de l’homme révolté : saisir l'insaisissable du Mal. Mais le poète le sait, l'individu, en présence d'un milieu perdu et gigantesque, est face à une réalité qui le dépasse. Si le rouge cendré sert de toile de fond aux mots du poète, si l'espace n'existe plus, les humains n’ont donc plus aucune voie de respiration, comprimés de force entre deux figurations du ciel et de la terre, la claustration se renforce jusqu’à l’évaporation de l’être, et c’est la nuit qui se referme sur les visages…Le poète approche ainsi une partie du mystère des ombres filantes en ne faisant qu'un avec elles ; sans quitter les horreurs du monde, sans dépasser la hauteur des branches, il devient une minuscule silhouette dont la voix prend en ampleur. Seule la façon dont ses mains crient indique qui il est. Et si Cabral paraît être là de façon accidentelle, au milieu de ce monde incohérent, si les couleurs assombrissent son regard, sa parole sait éclairer avec fougue la nature de la Vie et de la Mort : soit le jour est simplement tombé, soit l'obscurcissement justifie l'approche du chaos évoqué.

    Si vaste d’être seul est donc un recueil de poèmes à vif qui résonnent en plusieurs sens. Le lyrisme y est sans concession, s’engouffrant dans le bleu insolent de la mer ou s’écrasant à même le rouge sang de la terre. Voilà pourquoi l’apparent identique et le juste leitmotiv dominent la structure du recueil, ces représentations sont calquées sur l’agitation toujours recommencée du monde fait à l’image des hommes. Les vagues ne naissent-elles pas, ne grandissent-elles pas, n’éclatent-elles  pour mourir et se recréer de nouveau ? De ce fait, l'Ailleurs reste interdit, nul lieu d’exil, nul repos, à peine quelques rives chargées de mémoires dont nous ne percevons plus que de fugaces ombres. Le ciel, à l’instar des oiseaux de Cabral, demeure définitivement muet et tombe sur le monde. Tout ce qui forge un tant soit peu l’humanité est terre de silence. Dans cet univers de perdition, le temps n’en finit pas de mourir, la vie s’immobilise et, pourtant, le lyrisme sauvage et abrupt de Cabral fait  trembler un incessant et presque imperceptible désir :

 

« J’écris les yeux fermés ;
J’écris mon livre à genoux,
Aux yeux de l’amour et de la mort
Je n’ai pas mon pareil
J’écris avec sur le cœur
Une petite main de sang
Les mots qui sauvent les mots qui perdent
Je les trouve au buisson ardent… » (« Mon livre », P23)

 

    En effet, par un singulier amour,  Cabral nous arrime à sa tribu. Le poète est celui auprès duquel peuvent s'agréger tous ceux qui sont  agités par le cauchemar de l’espérance. Le paradoxe de cette situation est décrit comme la confrontation du sujet à ce qui le dépasse et lui échappe, ce devant quoi l'homme ne peut que mesurer sa fragilité, mais aussi ce à quoi il peut se raccrocher, un entretemps poétique où s’expriment sa faculté de résistance et la luminescence de sa force intérieure. Les jours s’en vont, nous « demeurons »…..