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Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur

Vincent Gimeno-Pons

Après avoir été éditeur durant de longues années (éditions Jean-Michel Place et Utz) et travaillé dans la communication (Orphelins Apprentis d’Auteuil) puis responsable d’un site de VPC de produits éditoriaux (Cavalivres), Vincent Gimeno-Pons est désormais Délégué général du Marché de la Poésie (Paris) depuis 2004.

Par ailleurs, d’origine espagnole directe, il a traduit du castillan :

in : Anthologie poétique. Cultures hispaniques et culture française, Noesis/Unesco, 1988 ;
L’Obéissance nocturne (roman) de Juan Vicente Melo (Mexique), éditions de la Différence, coll. Les voies du Sud, 1992 ;
in : L’Invention de l’automne de Javier Lentini (traduction de la préface de Ricardo Cano Gaviria), éditions de la Différence, coll. Orphée, 1992 ;
in : Brèves n° 87 « Nouvelles d’Espagne », 2008 (Poisson volant de Eloy Tizón).
- Premier Manifeste nadaïste et Autres Textes de Gonzalo Arango (Colombie), 2019, éditions La Passe du vent

Yves BOUDIER, Président (à droite), Vincent GIMENO-PONS, Délégué général (à gauche), du Marché de la Poésie.

Poèmes choisis

Autres lectures




Le Marché de la Poésie d’après : rencontre avec Vincent Gimeno-Pons

Après deux ans de cessations, entre espoir et interdictions, le Marché de la Poésie de Paris a enfin eu lieu en ce mois d'Octobre. Une édition très réussie, une fréquentation très importante place Saint-Sulpice où le public et les acteurs du métier du livre de poésie se sont retrouvés, enfin. Mais demeurent ces deux années de parenthèses où aucun d'entre eux n'a pu faire connaître ni distribuer donc vendre des publications qui ont été de facto ralenties, voire momentanément interrompues. En 2019 nous avions interrogé Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, à propos de l'interdiction d'organiser le Marché de cette même année, et du combat qu'ils ont mené pour défendre et porter en ces temps de crise sanitaire cette manifestation incontournable et touts les événements annexes, la "Périphérie", qui s'y rattachent (« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons). Aujourd'hui Vincent Gimeno-Pons, Délégué général, a  accepté de dresser un bilan de ces deux ans de cessation, et de la reprise. Nous le remercions d'avoir accepté de répondre à nos questions. 

Vincent Gimeno-Pons, le Marché de la poésie nous l’avons évoqué est un lieu de rencontre entre les éditeurs, les poètes et le public. Quels types d’éditeurs accueillez-vous ? Et combien ? Pour quel type public ?
Le Marché de la Poésie accueille environ 500 éditeurs qui publient des livres mais aussi des revues. Ce sont pour la plupart d'entre eux des éditeurs indépendants qui ne publient pas forcément que de la poésie, mais principalement de la poésie, et je dirais qu’à travers eux ce sont aussi et surtout les poètes que nous défendons. Le public c'est un peu difficile de le cerner, mais enfin, la plupart sont des gens qui qui aiment la poésie. Ce sont des amateurs de poésie qui ont là l'occasion de trouver quasiment toute la production poétique de toutes ces maisons d'édition (même si nous ne sommes pas exhaustifs). 
Le rôle du marché de la poésie c'est aussi cette prise directe entre le producteur et le « consommateur » et ça c'est essentiel : les éditeurs qui sont présents le sont réellement et non pas à travers un réseau de distribution. C'est ce qui plaît aussi aux lecteurs, avoir ce contact direct avec celui qui produit un livre mais aussi avec celui qui l’a écrit. Nous essayons de tout faire, tous les ans, pour attirer un public plus large, et plus diversifié. Nous y arrivons petit à petit. Nous avons remarqué cette année qu’il y avait une fréquentation  plus importante qu’à l’ordinaire de gens un peu plus jeunes.

Journal Marché des lettres de la 38ème éditions du Marché de la Poésie.

Ce sont peut-être également les effets de la crise car pendant deux ans personne n'a eu accès à cette production ou très peu. Là les gens avaient l'occasion de voir ces éditeurs qui malgré la crise ont quand même sorti pour le Marché de la Poésie à peu près 700 nouveautés ! Malgré l'impact de la crise économique sur leur travail ils ont quand même continué à produire ce qui est remarquable !
Cette fréquentation a-t-elle évolué en termes de qualité et de quantité ?

La fréquentation a évolué depuis 1983 en termes de qualité et de quantité d'éditeurs mais aussi de public, bien entendu. En 1983 il y avait à peu près 50 éditeurs qui étaient présents sur le marché. On est à dix fois plus aujourd'hui. Pour le public c'est la même chose. Je crois que le marché de la poésie est devenu comme vous le disiez incontournable. C'est un lieu magique. Cette magie-là opère on ne sait comment… Sûrement grâce au travail des éditeurs qui sont vraiment des gens extraordinaires. Et puis il y a une telle ferveur de la part des poètes aussi pour faire avancer la cause de la poésie qu’on ne peut que les soutenir. Cette année était particulière puisque ça faisait 28 mois que le Marché de la Poésie n'avait pas eu lieu donc la fréquentation a été miraculeusement haute.

Il y a une scène sur laquelle on fait une trentaine de rencontres, de lectures et de tables rondes qui proposent des débats sur la poésie contemporaine. Nous nous sommes  aperçus que le public est en demande. Nous avions créé les États généraux de la Poésie pour cette même raison,  donc nous essayons de développer ces manifestations. Nous avons aussi d'autres événements qu'on appelle la Périphérie du Marché de la Poésie. Ce sont des rencontres que nous organisons un peu partout en France et à l'étranger et qui permettent à des publics moins accessibles parce que géographiquement plus éloignés de participer aussi.  Nous continuons cette opération jusqu'à la fin du mois de novembre cette année. Nous sommes aussi allés à la rencontre de personnes détenues. Nous travaillons avec un groupe d'autistes qui s'appelle "Les Turbulents", depuis quatre ans maintenant, et nous organisons des ateliers d'écriture et des rencontres avec des poètes. Ces ateliers et ces rencontres donnent lieu à  un spectacle. Nous développons nos partenariats à l’internationale. Nous allons cette semaine en Allemagne. C'est une collaboration que nous avons entérinée il y a déjà de deux ans (mais il ne faut pas oublier que nous avons eu un arrêt de deux ans). Avec la Maison de la Poésie de Berlin nous avons décidé de mettre en place des échanges , qui d'ailleurs aboutiront  à ce que l'Allemagne soit l’invitée d’honneur du Marché de la Poésie. Ce que nous souhaitons c'est faire le tour du monde pour découvrir les poésies du monde entier et les faire découvrir au public. Nous désirons également créer des échanges.

Peut-on dire que c’est un pôle économique important pour les acteurs du métier de l’édition de poésie ?

Il y a énormément d'éditeurs qui font une grande partie de leur chiffre d'affaires pendant ce marché de la poésie et cette rencontre est une rencontre directe entre le « producteur » et le « consommateur ». Ce sont des termes que je n’hésite pas à employer parce qu’il faut aussi considérer l'aspect économique des choses, il n’y a pas que les échanges intellectuels qui peuvent se faire au Marché de la Poésie.

Il faut bien que les éditeurs qui produisent des livres puissent les vendre ne serait-ce que pour continuer à en publier. Bien entendu nous ne maîtrisons pas le chiffre d'affaires global ! Mais quand nous voyons le sourire que peuvent avoir les éditeurs à la fin du Marché nous nous doutons que l'activité a été conséquente. Chaque année nous avons de plus en plus de demandes ce qui pose aussi un problème d'espace sur la place Saint-Sulpice. Et si chaque année nous avons de plus en plus de demandes c'est aussi parce que tout le monde se rend compte que le Marché de la Poésie est un moment essentiel de l'activité économique.
La crise sanitaire et les confinements ont entraîné l’annulation de deux Marchés de la Poésie, sans oublier la fermeture des librairies, des théâtres, des lieux où on pouvait écouter des poèmes et rencontrer les auteurs … Quelles sont les conséquences économiques de ces restrictions et interdictions ?
Il est vrai que cette crise a eu un impact catastrophique pour tous ces éditeurs parce que la plupart d'entre eux ne vivent que grâce aux rencontres qui peuvent se faire soit autour de lectures soit à l’occasion de manifestations comme le Marché de la Poésie. Pendant deux ans ils n'ont pas eu accès à leur public. On a beau essayer de compenser par des ventes sur internet etc… ce n’est absolument pas la même chose !
De plus les gens ont aussi besoin de rencontrer ces éditeurs qui ont une production généralement artisanale donc de grande qualité. On a besoin aussi de voir et de toucher ces livres !  Donc ça a été une période compliquée ! Nous avons essayé de les soutenir mais il est bien évident qu'on ne peut pas faire un Marché de la Poésie virtuel sur internet ça n'aurait aucun sens ! Pour la plupart ces éditeurs ont survécu. La plupart d'entre eux ont continué leur activité ralentie voire stoppée puis reprise. Nous avons retrouvé une production de nouveauté qui a été assez exceptionnelle pendant cette année 2021, sans parler des initiatives sur internet avec des lectures ou bien des rendez-vous pour des débats ou autres. Cela n’a bien évidemment pas remplacé l'échange humain qu'on peut avoir traditionnellement. Chacun a donc survécu comme il pouvait mais a survécu, à quelques exceptions près, ce que bien sûr nous déplorons !

 

Périphérie #40, "Panthéon (Paris)". Table ronde Poésie et engagement. Rencontre avec Michel Deguy, Armelle Leclercq, Bernard Noël, Florence Pazzottu et Alexis Pelletier. 16 juin 2017.

Quels sont les professionnels du livre qui ont été les plus touchés ?
Toute la chaîne du livre a été totalement impactée par cette crise, que ce soit les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les bibliothèques ou le simple lecteur, tout le monde a été touché. D'abord parce qu'il y a des lecteurs qui n'avaient pas accès aux nouveautés. Nombre d’éditeurs ne vivent que grâce aux rencontres qu’ils organisent autour de leurs publications. Donc pendant deux ans ça a été très compliqué.
Mais, vous savez, la poésie est en crise permanente même d'un point de vue économique. Il ne faut pas oublier que dans le secteur de la librairie la poésie ne représente que 0,3% des ventes ! Donc on est en situation de crise permanente. Ça veut peut-être dire qu'on arrive mieux à résister à la crise qu'on a pu subir ces dernières années même si humainement ça a été très difficile ! Nous avons été surpris de constater que la plupart des éditeurs que nous défendrons au Marché de la Poésie ont tenu le coup. Il y a peu de librairies qui consacrent véritablement un rayon à la poésie et dans les grandes enseignes il faut quand même insister pour trouver où est la poésie. C'est problématique et de toute façon ça a toujours été le cas de figure. Certes dans les années 80 c'était plus facile car il y avait plus de libraires donc un plus grand nombre qui acceptaient d’accueillir les ouvrages que présentaient ces éditeurs de poésie. Aujourd'hui c'est beaucoup plus compliqué, si on n'est pas en plus dans le circuit de la chaîne du livre, avec son distributeur et son diffuseur, généralement les libraires ne prennent pas de livres de poésie. Je dis bien généralement parce qu'il y a fort heureusement encore beaucoup d'exceptions et de libraires qui font un travail extraordinaire par rapport à la défense de la poésie et de la liberté de création. Aujourd'hui il faut rentrer dans des cases pour exister ce qui n'est pas le cas de la plupart des éditeurs que nous accueillons au Marché de la Poésie. C'est peut-être justement ce qui fait le succès de cette manifestation. Je vous avouerais que nous préférerions de notre côté que le marché de la poésie ait moins de succès et que ces éditeurs soient représentés à longueur d'année  un peu partout, mais malheureusement ça n'est pas le cas, alors il y a le Marché de la Poésie, mais aussi d'autres manifestations, qui existent pour défendre leur travail. Et j'espère qu'il y en aura de plus en plus pour montrer ce travail extraordinaire, j'insiste car les éditeurs sont des gens formidables qui ont une passion, que nous partageons, et que nous essayons de partager avec le public. Et comme généralement nous avons un public de passionnés aussi, c'est un grand moment de partage.
C'est vrai que la chaîne de distribution qu’il s’agisse des distributeurs ou des grandes enseignes qui vendent sur internet demande quand même des marges assez importantes que les éditeurs indépendants peuvent d'autant moins se permettre de payer maintenant. Il y a les marges, il y a les retours, enfin il y a tout un tas de problématiques… Il faut faire des tirages plus conséquents pour être présents dans le réseau de la librairie. Donc ça n'a pas non plus beaucoup de sens de demander à ces éditeurs qui font un travail artisanal avec généralement une grande qualité dans les choix des papiers, des maquettes, des typographies, de leur demander de rentrer dans le cadre traditionnel de cette chaîne du livre. Bien entendu il y a un certain nombre d'éditeurs qui sont présents au Marché qui font cet effort mais on ne peut pas le demander à tous ces éditeurs parce qu'il y a des petites maisons d'édition qui tiennent vraiment grâce à une personne et qui n'existeraient pas sans le travail de cette personne. Ça serait beaucoup trop difficile de pouvoir tenir le choc.
Tous ces paramètres rendent d'autant plus nécessaire la présence et la réalisation de ces rencontres avec le public. Et si vous me permettez aussi de porter l'accent sur un point : pendant cette période très complexe qui a duré deux ans il ne faut surtout pas oublier qu’il y a eu un soutien que ce soit au niveau du Ministère de la Culture ou bien au niveau des Régions : des mesures ont été mises en place. Elles ont sans doute permis à la plupart de ces éditeurs de passer le cap. D’une façon générale en France il y a eu un soutien étatique relativement conséquent par rapport aux petites entreprises pour leur permettre de continuer à exister. Même si maintenant on va sans doute avoir l'effet boomerang de l'impact de la crise, dans son ensemble. Mais en tous les cas jusque-là ces mesures ont permis à ces éditeurs de pouvoir continuer à tenir la tête hors de l'eau, surtout pour ce qui concerne les éditeurs qui ne publient que de la poésie. Ils ont été plus touchés que des éditeurs qui diversifient leurs types de publications. Je pense qu'à partir du moment où on est une petite maison d'édition indépendante, quel que soit son type de production, cette crise a été difficile à traverser, mais fort heureusement les mesures d’aides ont globalement permis la survie de cette tranche de l'édition.
Pensez-vous que l’édition indépendante, la publication et la diffusion de la poésie soient menacées ? Qu'il y aura des impacts futurs de cette crise ? 
Je ne sais pas ce que donneront les mois qui viennent par rapport à une crise économique d'ensemble. Le Marché de la Poésie qui vient de se dérouler a été une réussite aussi parce que les lecteurs ont acheté des livres. Mais là de manière générale on s'aperçoit que les prix sont en train de monter énormément et que l'inflation va galopante. Donc je ne sais pas quel va être l'impact de ces données économiques, dans l'avenir, sur les ventes que peuvent effectuer ces éditeurs. Il est évident qu’en ces périodes difficiles on dépense plus facilement pour acheter des produits alimentaires que pour aller vers la culture. Donc en ce cas il risque d’y avoir un impact sur la diffusion de la poésie et sur le travail de ces éditeurs.

 

Périphérie #24, Maison
 de la Poésie/Scène littéraire, De nouvelles écritures. Températeur : Éric Dussert. Avec : Michaël Batalla, Sereine Berlottier, Sophie Loizeau, François Matton, Sandra Moussempès, Cécile Portier.

Mais pour le moment c'est encore un peu prématuré pour le savoir. Il est évident que même si le gouvernement parle de relance économique on s'aperçoit qu’on est en train de commencer à payer le coût de la crise. Espérons alors que cela ne se répercutera pas trop sur la culture d'une façon générale et sur le travail de ces éditeurs indépendants en particulier.
Il faut aussi souhaiter que la crise sanitaire soit passée. Car si on commençait à interdire à nouveau un certain nombre de manifestations culturelles là ça serait un coup dur pour l'ensemble de cette profession. Donc il faut espérer qu’au niveau du Ministère de la Culture et des Institutions Régionales on continue à surveiller avec une grande attention ce qui se passe aujourd'hui et ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Parce que je pense que même si ces éditeurs ont l'habitude de vivre une crise permanente, à un moment donné cela devient beaucoup trop !
Le CNL et les régions nous l'avons déjà souligné ont quand même débloqué des subventions pour aider les acteurs du métier du livre, alors certes les dossiers étaient assez complexes à mettre en place mais nous sommes dans un système de bureaucratie et de technocratie qui fait que quand on veut avoir un soutien il y a des dossiers un peu complexes à remplir... Mais ils l'ont fait et de leur côté les institutions ont bien accueilli ces demandes. Elles ont aussi soutenu des manifestations comme le Marché de la Poésie, parce que deux ans sans existence, pour nous, c'était aussi délicat d'un point de vue financier. Ces institutions nous ont soutenus pour que nous puissions continuer mais aussi pour que nous puissions indemniser les auteurs qui devaient participer à des manifestations et qui n'ont pas pu le faire. Parce que nous sommes en train de parler des éditeurs mais il y a aussi tous ces auteurs qui à longueur d'année font des lectures, des ateliers d'écriture, etc…  et qui n'ont pas pu pendant toute cette période faire quoi que ce soit. Pour eux ça a été aussi une période délicate voire encore plus compliquée que celle qu’ont vécu les maisons d'édition.
Vous avez créé les États généraux permanents de la poésie en 2017. C’est le lieu d’une interrogation théorique et pragmatique sur la poésie et sa place dans notre société contemporaine. La poésie est un genre qui est peu représenté dans les grandes chaines de distribution. Le Marché de la Poésie et d’autres manifestations contribuent à la rendre accessible au public, à la rendre visible, et audible. Ces problématiques inhérentes à la crise ont-elles changé cet état de fait ? Quel est l'avenir de la poésie ?

Les Etats généraux de la poésie # 01, Bibliothèque municipale de Lyon La Part-Dieu, 2017.

Nous avons organisé les États généraux de la poésie pour la première fois en 2017. Nous avons essayé de faire un état des lieux de ce qu’il en était aujourd'hui pour la poésie. Puis nous nous sommes aperçus à la fin de cette première année qu’il fallait continuer cette réflexion en tout premier lieu parce que le Marché de la Poésie est un lieu de réflexion autour de la poésie, donc autant utiliser ce cadre pour continuer cette réflexion, avec chaque année une thématique différente.
Et comme le Marché de la Poésie est le lieu naturel de cette réflexion, les États généraux de la Poésie sont devenus permanents pendant le Marché de la Poésie. Cette année nous avions choisi comme thématique « Les finalités du poème ».
Nous nous sommes vraiment rendu compte qu’il y a une réelle demande du public qui vient au Marché de la Poésie, ce qui rassure aussi, car il ne s’agit pas seulement de gens qui viennent acheter des livres de poésie. Ce sont vraiment des gens qui ont envie de réfléchir sur cette poésie contemporaine et sur ce qu'elle apporte dans notre société. La poésie c'est un outil de réflexion permanente sur la société dans laquelle on vit. C’est un regard sur ce monde qui nous entoure. C'est important justement de l’interroger aussi, d’évoquer ce qu’elle est et quel est son avenir. C'est ce que nous essayons de mettre en place depuis maintenant quatre ans. La poésie c'est une parole ouverte à une pluralité sémantique. Est-ce que la place de la poésie va enfin être plus importante ? Je ne me fais pas d'illusions sur ce point, elle sera toujours en marge, mais je pense que la poésie est faite pour être en marge. Ça peut être rassurant autant qu'inquiétant. Mais ce qui serait d'autant plus inquiétant c'est que la poésie devienne un phénomène de mode parce que cela signifierait qu’elle risquerait de changer son fusil d'épaule. Mais je pense qu'on en est loin, ou alors, si la poésie devient un phénomène de mode, c'est que les lecteurs ont changé leur fusil d'épaule et qu'ils ont envie d'accéder à une autre vision du monde.
Bien sûr nous espérons tous que le public et que les lecteurs de poésie soient de plus en plus nombreux avec le temps. Nous faisons tout de notre côté pour essayer d'être la meilleure vitrine possible de ce travail autour d'elle. Nous avons de plus en plus de public et c'est un public intéressé par la poésie. C’est gratifiant pour les poètes et pour les éditeurs. Et effectivement il y avait une très belle fréquentation le week-end de ce dernier Marché de la Poésie, à tel point que nous avons été obligés de fermer nos portes à un moment donné puisqu'on avait largement dépassé les jauges qui sont autorisées pour les rencontres publiques. C’est aussi dû à cette attente de plus de deux années pour que ces rencontres soient à nouveau possibles. J’insiste bien sûr ce terme, celui d'une rencontre, d'une rencontre humaine, d'un échange humain.
Vous savez 38 années d'existence de ce Marché de la Poésie ça n'est pas rien, mais il y a encore énormément de travail à faire pour l'avenir. Donc aux alentours du mois de juin de l'année prochaine nous allons essayer de fixer un cadre qui soit un peu plus habituel et en l'occurrence en 2022 nous recevrons le Luxembourg comme invité d'honneur. Nous essaierons de retrouver les traces de ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. Quand nous avons décidé de faire ce marché de la poésie au mois d'octobre sans en avoir vraiment le choix nous avons été un peu inquiets sur les retours que nous en aurions.  Il se trouve que ça a été très positif et tant mieux. Mais en tous les cas nous restons vigilants sur l'avenir et sur tout ce qui reste à construire !

Voici l'émission littéraire L'ire du Dire n°3, diffusée sur Fréquence paris Plurielle 106.3 FM le mercredi 24 novembre 2021. Carole Carcillo Mesrobian reçoit Vincent Gimeno-Pons. Un entretien qui a précédé cette Rencontre "Le marché de la poésie d'après" et en a été le support.

Présentation de l’auteur

Vincent Gimeno-Pons

Après avoir été éditeur durant de longues années (éditions Jean-Michel Place et Utz) et travaillé dans la communication (Orphelins Apprentis d’Auteuil) puis responsable d’un site de VPC de produits éditoriaux (Cavalivres), Vincent Gimeno-Pons est désormais Délégué général du Marché de la Poésie (Paris) depuis 2004.

Par ailleurs, d’origine espagnole directe, il a traduit du castillan :

in : Anthologie poétique. Cultures hispaniques et culture française, Noesis/Unesco, 1988 ;
L’Obéissance nocturne (roman) de Juan Vicente Melo (Mexique), éditions de la Différence, coll. Les voies du Sud, 1992 ;
in : L’Invention de l’automne de Javier Lentini (traduction de la préface de Ricardo Cano Gaviria), éditions de la Différence, coll. Orphée, 1992 ;
in : Brèves n° 87 « Nouvelles d’Espagne », 2008 (Poisson volant de Eloy Tizón).
- Premier Manifeste nadaïste et Autres Textes de Gonzalo Arango (Colombie), 2019, éditions La Passe du vent

Yves BOUDIER, Président (à droite), Vincent GIMENO-PONS, Délégué général (à gauche), du Marché de la Poésie.

Poèmes choisis

Autres lectures




« États généraux permanents » de l’urgence : entretien avec Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons

De rebondissements en annulations, nous l’avons cru possible, proche voire effectif, ce 38ème Marché de la Poésie de Paris. D’abord en juin, date habituelle de l'événement, attendu par le monde de la Poésie francophone et international. La crise sanitaire a mené à la décision de remettre cette édition à la rentrée. Octobre, dit-on à Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons. Mais nous apprenons pour la seconde fois son interdiction, peu de jours avant le début de cette manifestation si importante. Peu importe que des éditeurs aient prévu une logistique parfois périlleuse pour venir, que des auteurs aient préparé des lectures et des conférences, peu importe le travail titanesque des organisateurs, peu importe le public : ce 38ème Marché de la Poésie est décidément interdit. Rappelons qu’il se déroule en plein air, dans le cadre de la Foire Saint-Sulpice, sur la place du même nom. Rappelons que les éditeurs sont installés sous des tentes ouvertes. Rappelons que les allées sont larges. Rappelons qu’aux mêmes dates de ce mois d’octobre s’est tenu le Salon d’Art contemporain du Carreau du Temple, bâtiment avec portes et fenêtres, donc fermé. Quelles sont les raisons qui ont motivé ces décisions ? Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons ne cessent pas le combat, et s’expriment, alors que leurs courriers aux instances décisionnaires sont restés sans réponse.  

Le Marché de la Poésie est un rendez-vous attendu par les éditeurs et poètes francophones mais aussi internationaux. Depuis quand a-t-il lieu ? Quelle fréquentation attendez-vous chaque année ?
Même s’il est difficile pour nous de le chiffrer, faute de moyens pour le faire, l’estimation est de l’ordre de 50 000 visiteurs chaque année. Unique en France, et ce pendant cinq jours.
Cette 38ème édition du Marché de la Poésie a été interdite par décision du Préfet de police de Paris. Il devait se dérouler en plein air sur la Place Saint Sulpice comme cela fut le cas chaque année. En plus de ce paramètre non négligeable car le lieu n’est pas un endroit fermé, vous aviez pris toutes les dispositions pour que les normes sanitaires soient respectées. Comment cette décision a-t-elle été justifiée ?
Cette décision n’a pas été justifiée, c’est bien là le problème majeur. Notre manifestation n’a pas été officiellement interdite, mais nous avons décidé de l’annuler faute de réponse du Préfet de police. Maintenir l’ouverture du 38e Marché, c’était courir le risque de nous mettre en difficulté légale et de fournir des arguments à ceux qui voudraient voir disparaître la Foire Saint-Sulpice.

 

Selon toute apparence d’autres manifestations sportives et artistiques ont été autorisées aux mêmes dates, et se sont déroulées pour certaines dans des espaces fermés (par exemple « Les galeristes » au Carreau du Temple, rendez-vous dédié à l’Art contemporain). Comment comprendre cette différence de traitement ?
Ce serait plutôt au Préfet de police de Paris de s’expliquer sur ce point, et c’est précisément ce que nous lui avons demandé. Peut-être que le Marché de la Poésie, tout comme le Salon de la revue, L’Autre Livre ou Page(s) ne sont pas suffisamment « commerciaux » à ses yeux et regardés d’un œil de mépris pour leur dimension culturelle. Pourtant nous y mêlons ces deux aspects, sans honte aucune : la culture a également le droit de vente.

Vincent Gimeno-Pons, juin 2015.

Lieu d’échanges et de rencontres, lieu de croisement de cultures et de voix, lieu de fraternité et de richesse tant humaine qu’artistique, le Marché de la Poésie est un rassemblement où se croisent et s’échangent des idées, où se nouent des amitiés et des collaborations qui donnent lieu à des réalisations artistiques. C’est donc un moment incontournable où s’élabore la dynamique de créations futures ?
Il s’opère au Marché de la Poésie une magie que nous ne maîtrisons pas, et c’est tant mieux. Né d’une volonté initiale de rassembler en un même espace tous ceux quasiment qui font vivre la poésie contemporaine, (nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité toutefois), les fondations de ce Marché se sont bâties autour des éditeurs et des revues, ce qui lui a certainement offert et lui offre encore une plus grande et solide assise que celle d’autres rencontres sur la poésie et la création littéraire. Ce sont les participants eux-mêmes du Marché qui lui donnent vie en y invitant leurs auteurs, leurs publics, tout comme les professionnels du livre qui s’intéressent à ce domaine. Et le public du Marché de la Poésie ne cesse de grandir d’année en année. Nous ne sommes qu’une vitrine, un écrin, et le succès constant du Marché prouve l’intérêt d’une telle manifestation.

 

Combien d’éditeurs indépendants participent à cette manifestation ? En quoi venir au Marché de la Poésie est vital pour nombre d’entre eux ?
Près de 500 éditeurs et revues y participent ou y sont représentés.
La plupart des publications présentées pendant le Marché ont généralement peu de visibilité auprès du grand public. Une grande partie des éditeurs (et revuistes) qui y participent ne sont pas parisiens. C’est l’occasion pour eux de rencontrer leurs auteurs, d’échanger avec d’autres éditeurs (nombre de coéditions sont nées au Marché). L’activité de la seule vente représente sans nul doute environ la moitié de leur travail sur place. Le reste concerne l’échange et la convivialité. S’il paraît quelque 400 nouveautés au moment du Marché, nous pouvons sans nous tromper en conclure que c’est un moment essentiel dans la production littéraire éditoriale de création.

Communiqué de presse suite à l'annulation du 38ème Marché de la Poésie.

Quels seront les impacts économiques causés par cette interdiction ?
Nous ne connaissons pas encore l’impact de cette interdiction. Sans doute va-t-il se révéler dans les mois qui viennent. Depuis mars dernier, nombre de ces éditeurs et revues n’ont pu aller à la rencontre de leurs lecteurs, du public, de leurs auteurs. Leur déficit de vente est important et la pérennité de leur activité est parfois mise en péril.
La poésie, aujourd’hui si peu présente en librairie, va sûrement voir l’espace qui lui est maigrement dévolu se réduire encore. Certes, l’univers de l’édition de poésie (et de création) est en crise permanente, mais une crise comme celle-ci, c’est assurément une crise de trop.
Quelles sont les conséquences pour la vie de la Poésie, sa visibilité, sa diffusion ?
Comme vous pouvez le penser, elles sont très graves. Et n’oublions pas leurs effets sur les poètes eux-mêmes, les auteur.e.s qui ont également grandement perdu dans la « bataille » : plus de rencontres, plus de lectures, plus d’ateliers. Beaucoup vivent, voire survivent, tout au long de l’année grâce à ces événements qui n’ont pu avoir lieu, et qui ne reprendront pas avant longtemps, de toute évidence. Et au-delà de cette dimension économique non négligeable, la rencontre avec les lecteurs et le public est essentielle dans l’univers de la poésie. Sans rencontres, pas de dialogues, de contradictions, de création vive.
Cela fait déjà longtemps que la poésie est en souffrance au niveau de sa diffusion, de sa perception dans notre société.  Il serait désormais grand temps que ceux qui sont en charge d’organiser la vie sociale et culturelle prennent conscience que la poésie est essentielle à la création littéraire, essentielle au développement et à la survie de la langue, sous toutes ses formes. Grand temps qu’ils respectent ceux qui œuvrent pour une véritable éducation populaire d’exigence.
Vous avez écrit au Préfet de police de Paris pour lui demander des explications. Avez-vous reçu une réponse ?
Non, et malheureusement nous n’attendons pas plus de réponse de Monsieur le Préfet de police de Paris que de Madame la Ministre de la Culture aux lettres ouvertes que nous leur avons envoyées il y quelques jours. Les institutions « responsables » se complaisent dans le silence, c’est la politique de l’autruche, la tête dans le sable, en attendant que passe la tornade.
Peut-on parler de censure plutôt que d’interdiction ?
 Lorsqu’aucune réponse ne vient, malgré nos relances acharnées, tout peut prêter à confusion, non ?
Et maintenant, que faire ?
Pas d’autre choix que de continuer notre action, de résister, de se battre. Ne pas baisser les bras, lire, écrire, écouter, vivre en poésie… en solitude et solidarité.

 

Denis Pourawa. Photo c_i_r_c_é - Marché de la Poésie, octobre 2020.

 

A lire, les Lettres ouvertes, communiquées au Préfet de police de Paris et à Madame la Ministre de la Culture :

Lettre ouverte au Préfet de police de Paris

lettre ouverte à Madame Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Culture

Présentation de l’auteur

Yves Boudier

Né en 1951 en Basse-Normandie. Vit à Paris. Professeur de Lettres jusqu’en 2012 à l’université Cergy-Pontoise, Iufm (Espe) de l’Académie de Versailles.

Président de l’association c/i/r/c/é - Marché de la Poésie. Administrateur de la Biennale internationale des poètes (2006-2017), président de la Maison des écrivains et de la littérature (2012-2015), membre des comités de rédaction des revues Action poétique (1978-2012) et Passage d’encres (1996-2014).

Publie notes critiques et poèmes en revues. Participe à des lectures et rencontres publiques. Activités radiophoniques. Collaborations avec des musiciens et des plasticiens. Contribue à différents colloques sur l’écriture et la poésie, en particulier au Collège International de Philosophie et à la Mel.

Derniers livres parus

Vanités Carré Misère, « Propos d’Avant » de Michel Deguy, L’Act Mem, 2009.

Consolatio, postface de Martin Rueff, La Mort au carré, Argol, 2012.

La Seule Raison Poème, ouverture de Liliane Giraudon, coll. « Action poétique », Le Temps des cerises, 2015.

Silentiaire, préface de Pierre-Yves Soucy, La lettre volée, 2020.

Crédit photo Francois Flohic

BibliographieDerniers livres parus

Vanités Carré misère, Propos d’Avant de Michel Deguy, L’Act Mem, 2009.

Consolatio, postface de Martin Rueff, La mort au carré, Argol, 2012.

La seule raison poème, ouverture de Liliane Giraudon, coll. « Action poétique », Le Temps des Cerises, 2015.

Silentiaire, préface de Pierre-Yves Soucy, La lettre Volée, 2020.

Poèmes choisis

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Vincent Gimeno-Pons

Après avoir été éditeur durant de longues années (éditions Jean-Michel Place et Utz) et travaillé dans la communication (Orphelins Apprentis d’Auteuil) puis responsable d’un site de VPC de produits éditoriaux (Cavalivres), Vincent Gimeno-Pons est désormais Délégué général du Marché de la Poésie (Paris) depuis 2004.

Par ailleurs, d’origine espagnole directe, il a traduit du castillan :

in : Anthologie poétique. Cultures hispaniques et culture française, Noesis/Unesco, 1988 ;
L’Obéissance nocturne (roman) de Juan Vicente Melo (Mexique), éditions de la Différence, coll. Les voies du Sud, 1992 ;
in : L’Invention de l’automne de Javier Lentini (traduction de la préface de Ricardo Cano Gaviria), éditions de la Différence, coll. Orphée, 1992 ;
in : Brèves n° 87 « Nouvelles d’Espagne », 2008 (Poisson volant de Eloy Tizón).
- Premier Manifeste nadaïste et Autres Textes de Gonzalo Arango (Colombie), 2019, éditions La Passe du vent

Yves BOUDIER, Président (à droite), Vincent GIMENO-PONS, Délégué général (à gauche), du Marché de la Poésie.

Poèmes choisis

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