1

Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge

Si les « Peaux rouges » sont déjà entrés dans la poésie française par Les Natchez de Chateaubriand ou par « Le bateau ivre » de Rimbaud (« Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles / Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs »), c’est grâce au dernier livre de Florence Saint-Roch qu’ils réapparaissent aujourd’hui pour apporter un don d’énergie à la vie comme à la poésie.

Mais avec Florence Saint-Roch, c’est moins « l’Indien » exotique qui est convoqué que « l’indien en chacun de nous », notre « indien intérieur ». Car, même si nous l’ignorons, nous avons tous un « indien intérieur ». Ces pages nous le font découvrir, ce livre est l’éveilleur de « l’Indien » en nous.

Composé de dix « chants » en vers non ponctués, porté par des strophes courtes et denses, ce recueil monochrome donne la parole aux « Indiens » qui, dans une forme de prosopopée libre et joueuse, parlent d’eux-mêmes à la première personne du pluriel (« nous ») ou par l’entremise du pronom indéfini (« on »). Ce dispositif ingénieux permet peu à peu l’identification des lecteurs aux « Indiens » qui, dans une relation spéculaire, sont de plus en plus nous-mêmes.

Baudelaire rêvait d’une œuvre où « la couleur pense par elle-même ». C’est ce qui a lieu ici où la couleur « rouge », qui déjà encadre le titre, semble douée d’une force autonome grâce à laquelle elle a l’ascendant sur le langage. Mais qu’est-ce que le « rouge » pour Florence Saint-Roch ? Couleur emblématique des « Peaux-rouges », pour lesquels elle est dotée d’une force magique et thaumaturgique, le « rouge » ici a pour vocation de revivifier le mot et le monde. Le « rouge », qui submerge tout (« Rouge dedans rouge dehors », « Rouge esprit / Infusé en tout »), incarne la vie par excellence. 

Florence Saint-Roch, Rouge peau rouge, Le Castor Astral, 2021, 88 pages, 12 €.

« Vivre » « rouge » : tel est l’enjeu. Détachée à la fin du poème initial en italiques, l’expression « on vit rouge », où le verbe « voir » et le verbe « vivre » effacent leurs dissemblances, est à la fois un art poétique et un art de vivre auquel nous invite Florence Saint-Roch. Ce don de vie à nos « mondes décolorés » est encore souligné par la dissémination du signifiant « vi » dans tout le livre : « vit » / « vif » / « vite » / « souvient » / « vivre » / « vibrations » / « vivant ». Comment résister à une telle perfusion de vie par le « rouge » ?

Si notre « Indien intérieur » exacerbe la vie en nous, qui en manquons trop souvent, cette exacerbation est encore accrue par la plénitude des cinq sens (en particulier l’olfactif : « Aussitôt on flaire les pistes ») démultipliée par les synesthésies. L’union sans cesse célébrée des quatre éléments (« Ciel et terre s’embrasent ») fait de Rouge peau rouge une poésie élémentaire qui travaille à l’avènement d’une éthique de « l’Indien intérieur » : éthique du mouvement ( « Aérien notre élan »), de l’osmose de l’être et du monde (« On gagne les hauteurs de l’arbre / Qui grandit en nous »)  et de la confiance dans l’avenir (« D’avance on fait alliance / Avec ce qui viendras ») ; éthique du peu (« On n’a pas grand-chose entre les mains »), du transitoire (« Nos campements sont provisoires ») et du départ (« Alors vite partir sans tarder »). Il y va de l’invention d’un nouveau rapport au temps et à l’espace (« Se dessine un autre temps dans le temps / Dans l’espace un autre espace ») à vocation thérapeutique (« Soigner et guérir ») où l’acte de vivre et de « danser » coïncident enfin (« On danse à l’aplomb du haut mât ») dans une invitation à la légèreté (« Notre usage du monde / Tenu et léger »). Ce que répare Rouge peau rouge, c’est la « peau » de l’être, qui engage à la fois la surface et la profondeur. Comment ne pas se rappeler, à la lecture de ce livre, d’une pensée de Valéry : « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » ?

C’est bien à la métamorphose de l’être qu’œuvre ce livre, pour lequel Florence Saint-Roch invente une langue qui claque comme le « vent » qui traverse les pages : langue où les « pigments » de la couleur libèrent aussi le rythme ; langue qui travaille la matière sonore (« Syllabes rugueuses menées réfractaires ») ; langue qui revivifie les proverbes ( « Pas de fumée sans feu », « Fi du commerce de peaux / On ne vendra ni celle de l’ours/ Ni la nôtre ») ; langue dans laquelle le langage quotidien puisant sans cesse sa force dans l’oralité  (« On est des drôles d’Indiens ») alterne avec la saveur sonore de mots rares , botaniques ou gemmologiques, souvent groupés par triades scandées ( « Echinacée onagre hamamélis / Lobélie sassafras géraniums », « Jaspe calcite cornaline », « Amarante cadmium vermillon »).

Qu’est-ce que vivre en poésie ? N’est-ce pas libérer « l’Indien » en nous ? Car ces « Indiens intérieurs » ressemblent aux poètes. Comme les poètes, ils vivent de « signes » (« Les signes arrivent / brefs et urgents »), ils ont le sens de la tribu (« La tribu scellée / Grande âme vivante »), ils unissent les « mots » aux « choses » (« les mots jamais plus grands que les choses »), ils sont accordés aux « songes » (« Nos songes / Leur sens si aigu de la réalité ») et à l’« énigme » (« On s’endort on part / Rejoindre l’énigme »). Surtout, comme les poètes, ils identifient vie et « risque » : « N’importe / On se risque. Aussi le dernier vers du livre est-il fondé sur un travail de distorsion grammaticale du verbe « oser », qui en sort doté d’une énergie nouvelle : « Dans les yeux de ceux qui regardent plus loin / Qui s’osent plus avant ».

Dans notre modernité inquiète et instable, nous avons besoin de ce que j’aimerais appeler l’œuvre au rouge de Florence Saint-Roch, forme originale et neuve d’écopoésie qui, réveillant « l’Indien » en chacun de nous, invente une façon de répondre de la terre, d’en être enfin responsable.

Présentation de l’auteur