La passe-frontière des étoiles : Rencontre avec Cécile Oumhani

Née à Namur d’une mère écossaise et d’un père français, longtemps partagée entre la France et la Tunisie, Cécile Oumhani a fait du franchissement des frontières – géographiques, culturelles et intimes – la matière vive de son écriture. Poète, romancière, nouvelliste, elle a reçu le Prix européen francophone Virgile en 2014 pour l’ensemble de son œuvre après avoir été distinguée, entre autres, par le Prix littéraire européen de l’ADELF pour Le Café d’Yllka (2009). Ses textes, nourris d’errance, d’exil et de métissage, circulent aujourd’hui dans plus d’une vingtaine de pays, portés par des traductions, des résidences littéraires et de nombreuses lectures publiques. 

Après le recueil de poèmes La ronde des nuages – finaliste du Festival de la poésie de Montréal 2023 – elle a publié en 2024 le roman Les tigres ne mangent pas les étoiles (Élyzad) et le recueil bilingue de nouvelles Like Birds in the Sky(Red River Press, Delhi), confirmant sa manière singulière de donner voix aux silences de l’histoire et aux identités plurielles.

Nous la rencontrons aujourd’hui pour explorer son art du tissage entre mémoire et imaginaire, sa place de « passe-frontières » dans la littérature francophone et anglophone, et la façon dont ses engagements – qu’il s’agisse de traduire la poésie afghane interdite ou de faire dialoguer les rives de la Méditerranée – nourrissent son travail. Avec Cécile Oumhani, chaque page devient un pas vers l’autre ; cet entretien est l’occasion de comprendre comment se construit, livre après livre, cette géographie sensible où les voix des migrants, des femmes et des oubliés résonnent comme un chant de résistance.

Tu écris indifféremment de la prose, et de la poésie. Indifféremment ? Ou bien est-ce que ces deux modalités de mise en œuvre du langage correspondent à des nécessités ?
 L’écriture nous traverse. Elle vient de très loin et implique des territoires de nous-mêmes sur lesquels nous n’avons pas toujours prise. Il y a ces paroles et ces silences qui ont franchi des générations pour arriver jusqu’à nous, sans que nous en soyons conscients. Leurs échos nous remuent, même à notre insu. D’une certaine façon, je crois que nous portons tous l’histoire de l’humanité, ses peurs, ses espérances. Tout cela s’entremêle en nous avec ce qui nous a touchés, heurtés, nourris. C’est comme si nous nous penchions au-dessus d’une rivière, captés par ces reflets mouvants, qui surgissent de très loin ou en quelques heures. C’est la profondeur de ce lit que nous ne comprenons pas toujours, parce que tant de choses d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui s’y mélangent. Tout cela pousse à tenter d’élucider, de faire résonner les mots, d’explorer leur mélodie secrète.
Oui, dans mon cas, il y a alternance de la poésie et du roman. Cela tient aux expériences que je viens d’évoquer. L’une ou l’autre m’appelle, me surprend avec ce que ce mystère a de séduisant, de puissant.
Le roman peut rejoindre par instants la densité, l’intensité du poème. Mais l’un et l’autre se déploient selon des temporalités différentes. Le poème existe selon une fulgurance qui lui est particulière. Mais l’écriture d’une manière générale n’est-elle pas vouée à déplacer ses propres frontières pour explorer plus loin de nouveaux espaces où tout se redéfinit ?

Cécile Oumhani, Les Tigres ne mangent pas les étoiles, Elyzad, 2024, 160 pages, 16€50.

Ton engagement humaniste t’a conduite à venir en aide à des auteur-e-s en danger, à porter leur voix, à veiller à ce que leur vie soit sauve. Est-ce que pour toi cet engagement va de pair avec l’écriture ? Est-ce qu’écrire c’est combattre ? Comment t’a-t-il été possible de prendre position et de lutter ?
Écrire un poème ou un roman, ce n’est pas écrire un manifeste ou un pamphlet. La part de l’imaginaire et sa liberté échappent au raisonnement, à la prise de position délibérée. Elle est plus vaste, voire insaisissable. 
Alors où intervient l’engagement, le cri de protestation ? J’écris aussi parce que je suis interpellée, bouleversée par des personnes, par les situations qui leur sont faites. Ce sont des moments spécifiques sur mon chemin d’écriture.
Être écrivaine, poète ne signifie en aucun cas que je ne suis pas aussi une citoyenne, une citoyenne du monde. Être lu donne potentiellement un poids aux mots que nous écrivons. Nous avons une responsabilité, une place à donner à ces mots-là. Oui, ils peuvent avoir leur effet. Sinon pourquoi tant d’écrivains, de poètes seraient-ils depuis toujours et un peu partout empêchés, réduits au silence, voire emprisonnés ? C’est donc que les mots que l’on écrit peuvent dire, voire changer les situations. Ils ont en tout cas le pouvoir de rendre une visibilité à celles et ceux que l’on voudrait effacer.
Peux-tu évoquer ton dernier roman, Les Tigres ne mangent pas les étoiles ? Quelle place occupe-t-il dans ton œuvre ?
Il s’agit de deux femmes, qui a priori n’avaient pas de raison de se rencontrer. La narratrice européenne est en route vers l’Inde, où son père, récemment décédé, a passé les premières années de sa vie, pendant le Raj britannique. Elle rate sa correspondance au Moyen-Orient et croise par hasard une Afghane, exilée en Allemagne, en chemin vers Kaboul, pour voir son père malade. C’est une rencontre entre les langues et les lieux. L’une et l’autre sont assombries, mais parvenir à se parler va les aider à traverser les ombres.
Ce roman est né de la conviction que cette humanité qui est la nôtre peut nous rapprocher, parfois dans les circonstances les plus inattendues. J’ai délibérément donné une place à la poésie en ponctuant les chapitres de citations de poètes du monde entier. L’Irakien Es-Sayyâb, l’Afghan Majrouh, Rose Ausländer, Rabindranath Tagore… Est-ce dans la mélodie secrète de la poésie que se rejoignent les imaginaires ? J’ai été souvent étonnée de constater dans les festivals internationaux que j’étais touchée par des poèmes dits dans des langues que je ne parle pas, mais dont la musique portée par une voix me touchait.
J’évoque aussi Berlin, à l’époque du Mur qui séparait la ville en deux. Le roman paraît bientôt en allemand et ce que m’ont dit ma traductrice et mon éditeur de cette partie allemande du livre m’émeut beaucoup. J’ai ressenti en écrivant l’urgence de faire vivre ces bribes gardées  de mes fréquents séjours à Berlin dans les années 1980.
Penses-tu que la parole romanesque touche plus que la parole poétique ? Ou bien est-ce différent, et en quoi ?
Je ne dirais pas que l’une touche plus que l’autre. Elles le font différemment et chacune dans la temporalité qui lui est propre. Ce qui prime, c’est le rapport à l’écriture, l’incandescence que l’on cherche à donner aux mots, les variations d’intensité que l’on cherche. De plus, les frontières entre l’une et l’autre sont en constante redéfinition. L’écriture est aussi une expérimentation avec les mots que l’on fait bouger, migrer,  pour qu’ils vivent, pour en explorer les zones inconnues.
Penses-tu que la littérature permette de fédérer, de former une communauté planétaire capable de lutter contre les injustices criantes et les exactions commises dans de trop nombreux pays aujourd’hui ?
Merci !
La littérature nous rapproche. Les mots ont le pouvoir de franchir les frontières. Leur souffle nous ouvre sur ce que nous ignorions, au-delà de nos indifférences, de nos aveuglements. On rejoint ici à nouveau l’intimité que les mots créent avec des expériences que nous n’avons pas vécues directement. Un poème, un roman ont parfois la force de pulvériser les cloisons qui nous séparent les uns des autres. Oui, en ce sens, la littérature peut changer le monde et c’est pourquoi elle fait peur. C’est pourquoi des livres ont été brûlés, interdits et le sont encore, avec des écoles, des bibliothèques, où des titres sont bannis du jour au lendemain.
Écrire, lire sont des espaces de liberté irremplaçables, à défendre coûte que coûte.

Présentation de l’auteur

Cécile Oumhani

Poète et romancière, Cécile Oumhani a grandi entre l’anglais et le français. Auteure d’une thèse de doctorat en littérature britannique consacrée à Lawrence Durrell, elle a été enseignant-chercheur à l’Université de Paris-Est Créteil. Son écriture aime à investir des lieux et des cultures autres. Elle participe à de nombreuses rencontres et festivals en France et à l’étranger. Elle est membre du comité de rédaction de la revue « Apulée ».

Parmi ses recueils de poèmes : Passeurs de rives, Mémoires inconnues et le dernier, La ronde des nuages, paru chez La Tête à l’Envers en 2022.  Elle collabore aussi avec des artistes, comme Maria Desmée, Wanda Mihuelac, ou encore Daphné Bitchatch, pour des ouvrages en tirage limité, dont des livres pauvres chez Daniel Leuwers.

Parmi ses romans : Une odeur de henné, Les racines du mandarinier ou encore Tunisian Yankee chez Elyzad.

Elle a reçu le Prix européen francophone Virgile 2014 pour l’ensemble de son œuvre.

Parfois traductrice, elle a récemment traduit une partie des poèmes de l’anthologie réunie par la poète afghane Somaia Ramish, protestation poétique de poètes issus de nombreux pays, contre l’interdiction de la poésie et des arts en Afghanistan. À paraître prochainement aux édition Oxybia.

@Thierry Hensgen/Institut français

Bibliographie 

Poésies
1995 : A l’abside des hêtres, Centre Froissart, Paris
1996 : Loin de l’envol de la palombe, La Bartavelle
1997 : Vers Lisbonne, promenade déclive, Encres Vives
1998 : Des sentiers pour l’absence, Le Bruit des Autres
2003 : Chant d’herbe vive, poèmes, avec des dessins de Liliane-Eve Brendel, Voix d’Encre
2005 : Demeures de mots et de nuit, Voix d’Encre
Automne 2008 : Chant d'herbe vive et Demeures de mots et de nuit, traduction en russe par Elena Tounitskaïa, aux Editions Kommentarii à Moscou.
2008 : Au miroir de nos pas, Encres Vives
2009 : Jeune femme à la terrasse, prose poétique, bilingue anglais-français, livre d'artiste avec trois originaux de Julius Balthasar, Al Manar
2009 : Temps solaire, avec des peintures de Myoung-Nam Kim, Voix d'encre
2009 : Los instantes silenciosos, traduction espagnole de Rodolfo Hasler, Pen Press, Ediciones, New-York/Buenos Aires
2011 : Cités d'oiseaux, accompagné des monotypes de Luce Guilbaud, La Lune bleue
2013 : La nudité des pierres, Al Manar
2015 : Passeurs de rives, La tête à l'envers (2ème édition en 2017)
2018 : Marcher loin sous les nuages, éditions APIC, Alger

Obtention du Prix Naji Naaman 2012, Liban, (poésie)

Nouvelles
1995 : Fibules sur fond de pourpre, Le Bruit des Autres
2008 : La transe et autres nouvelles, Collection Bleu Orient, Éditions Jean-Pierre Huguet

Romans
1999 : Une odeur de henné, Paris-Méditerranée (Paris) et Alif (Tunis)
2001 : Les racines du mandarinier, Paris-Méditerranée
2003 : Un jardin à La Marsa, Paris-Méditerranée
2007 : Les racines du mandarinier, traduction en croate de Mihaela Vekaric, Éditions Lvejak à Zagreb (Croatie)
2007 : Plus loin que la nuit, Éditions de l’Aube
2008 : Le Café d'Yllka, éditions Elyzad (Prix littéraire auropéen de l'ADELF 2009)
2009 : Koreni Mandarine, traduction serbe des Racines du Mandarinier par Olivera Jezdimirović, Stylos Art, Novi Sad
2010 : Il caffe di Yllka, traduction italienne de Francesca Martino, Barbes Editore, Florence.
2011 : Plus loin que la nuit, collection poche, Chèvre-Feuille Etoilée
2012 : Une odeur de henné, collection poche, Elyzad, (Prix Grain de Sel 2012)
2012 : L’atelier des Strésor, Elyzad, (Mention spéciale du Prix franco-indien Gitanjali, Prix de la Bastide 2013)
2013 : Café d’Yllka, traduction grecque par Barbara Papastavrou, Koukkida, Athènes
2013 :Tunisie carnets d’incertitude, Elyzad
2016 : Tunisian Yankee, Elyzad
2017 : Prix Maghreb-Afrique Méditerranéenne de l'ADELF pour "Tunisian Yankee"
2017 : Tunisian Yankee, finaliste du Prix Joseph Kessel
2018 : parution d'une traduction allemande de "Tunisian Yankee" par Regina Keil-Sagawe chez Osburg Verlag

Essais
2004 : À fleur de mots : la passion de l’écriture, Chèvre-Feuille Étoilée

Collectif
2007 : À cinq mains, nouvelles, avec Emna Belhaj Yahya, Rajae Benchemsi, Maïssa Bey et Leïla Sebbar, Éditions Elyzad (Tunis).

Prix
Prix européen francophone Virgile 2014 décerné pour l’ensemble de son œuvre.

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