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Luca Ariano, Demeure de Mémoires (extraits inédits)

Voici une poésie que j’ai plaisir à traduire et à présenter parce que la nostalgie y est une force active : il ne s’agit pas en effet, dans l’univers poétique de Luca Ariano,  de cette attitude passive de déploration d’un passé supposé meilleur, mais d'une infinie tendresse pour les souffrances passées, les misères tues, les violences cachées, que l’Histoire balaie, ne gardant que le souvenir des Grands Evénements, bons ou mauvais, négligeant la petite histoire des humbles qui pourtant la constitue. 

Luca Ariano, depuis ses premiers recueils,  rend leurs voix aux oubliés, ainsi que le titre son dernier ouvrage, La Memoria dei Senza nome – s'y meuvent tous ces anonymes dont il incarne la parole, pour lesquels il trace ces silhouettes de paysans, de citadins, d’ouvriers des rizières, de jeunesse déclassée aux vaines espérances, de  filles violentées autant par le capitalisme que le patriarcat…

Ses souvenirs d’enfance teintés de mélancolie – odeurs, musiques, gestes du quotidien, fêtes de famille, lits défaits après l'amour – se mêlent à des bribes de souvenirs tels que nous en avons tous, qui nous traversent plus qu'ils ne nous appartiennent,  et ainsi nous unissent – tel air de musique marquant une époque, qui parfois nous revient, un drame dont on a parlé à la télé, la trame d'événements liés aux lieux où l'on vit... tout le kaléidoscope de la mémoire où tout se mêle, images et mots, faisant écho à la douleur actuelle d’un monde impitoyable à l’humain.

Luca Ariano parle depuis un lieu précis, la région située près du Pô, les alentours de Milan, de Parme, de Bologne - mais il parle de temps lointains qui sans cesse irriguent le présent : la région qu'il évoque est marquée depuis l'antiquité par des invasions, des guerres de conquête, des luttes politiques .évoquées au fil des poèmes .où se devine une identité de résistance et d'accueil à l'autre - cet autre toujours présent dans un jeu mobile de pronoms qui empêche l'identification de devenir identitaire, créant un réseau de communication, comme un rhizome ... et je ne peux m'empêcher de penser que cette implantation des textes dans une zone rizicole a quelque chose de prédestiné - le riz dit "sauvage" est en effet un bon patronage pour cette poésie humaine, de culture, et de lutte.

 

introduction et traduction : Marilyne Bertoncini

Quelle mattine – a casa da scuola

con la febbre, profumavano di latte

e miele, di terra d’orto portata

in casa con le ciabatte.

Rumore di vapore e ferro da stiro

tra vecchi film senza colori

e poi biciclettate in campagna

con l’odore di animali prima della pioggia.

Ancora non le conoscevi le nuove stagioni,

il fumo delle ciminiere bucare l’aria

e rotoli d’asfalto lucidi di afa.

Teresa seduta su una panchina piange

per quel gioiello rubato, i suoi piccoli

segreti violati ma domani – a San Giorgio,

passeggiando per le bancarelle il sole

asciugherà gli occhi e tra le mani

il profumo di una rosa da regalare.

Per te quel giorno è sempre il rimbombo

di spari lontani dietro le colline

e il vecchio sul viale alla stessa ora,

ha il volto di Parri e claudicante

cerca un filo d’ombra dietro grandi occhiali.

Ces matins à la maison – pas d’école

avec la fièvre,  ils sentaient le lait

et le miel,  la terre du jardin rapportée

à la maison sous les pantoufles.

Bruit de vapeur et de fer

parmi les vieux films en noir et blanc

puis balades à vélo dans la campagne

avec l'odeur des animaux avant la pluie.

Tu ne connaissais pas encore les nouvelles saisons,

la fumée des cheminées qui perce l'air

et les rouleaux d'asphalte brillants de touffeur.

Teresa est assise sur un banc et pleure

pour son bijou volé, ses petits

secrets violés mais demain – à San Giorgio,

se promenant parmi les étals le soleil

séchera tes yeux et entre tes mains

le parfum d'une rose à offrir.

Pour toi, ce jour est toujours le grondement

de coups de feu lointains derrière les collines

et le vieux sur l'avenue au même moment,

a le visage de Pâris qui claudicant

cherche un fil d’ombre derrière ses grandes lunettes.

*

L’Ada, donna d’un altro secolo,

a quasi novant’anni è l’ultima arzdora

che ancora fa la pasta in casa.

Moglie d’un marito dal nome garibaldino

– antica tradizione romagnola,

emigrato per fare le scarpe prima della guerra;

se n’è andato una sera di geloni

con ancora il brodo fumante.

Ammira la vetrina di quel pasticcere

e ritorna bambina: babà, cannoli,

pastiera, sacher e sfogliatelle …

ma la glicemia va tenuta sotto controllo

tra scatole di pillole e ricette.

Il suo vicino pasteggiava a broccoli e carote,

pomodori – ben cotti, insalate, omega tre

e the verde: è sbiancato quando il dottore

gli ha dato pochi mesi per una leucemia fulminante.

Osservi quel sensuale passo di jeans

ma a guardarlo bene potrebbe essere tua figlia

e hai voglia ad aspettare quella telefonata

tra quei primi fiocchi d’un inverno rinsavito.

Ada, femme d'un autre siècle,

à presque quatre-vingt-dix ans, est la dernière arzdora*

qui fait encore les pâtes à la maison.

Épouse d'un mari au prénom garibaldien

– ancienne tradition romagnole,

émigré avant la guerre pour faire des chaussures;

il est parti un soir d’engelures

la soupe encore fumante.

Elle admire la vitrine de ce pâtissier

et redevient enfant : babà, cannoli,

pastiera, sacher et sfogliatella…

mais la glycémie doit être contrôlée

entre les piluliers et les ordonnances.

Son voisin mangeait brocoli et carottes,

tomates – bien cuites, salades, oméga trois

et thé vert : il s’est décomposé quand le médecin

lui a donné quelques mois pour leucémie fulminante.

Tu observes la sensualité de ces jeans qui passent

mais si tu regardes bien, ça pourrait être ta fille

et tu as envie d'attendre ce coup de fil

dans les premiers flocons d'un hiver renaissant.

 

 

*ménagère – dialecte romagnole

*

Certo che quando l'Emilio iniziò

a tradurre versioni dal latino e dal greco,

a memorizzarsi l'atlante storico

non immaginava certo di star lì a ciondolare

in attesa di una telefonata: si vedeva professore

in qualche Università a decifrare il mistero

della lingua etrusca, a scavare nel Peloponneso

alla ricerca di nuove civiltà.

S'è alzata la via Emilia e la tua casa affonda

nella polvere però val sempre la pena

di vedere cupole e torri struccarsi di rosso

per le luci della sera.

Alla prima ombra davanti al Tardini

quei vecchi se la contano

su come andrà quest'anno il nuovo Parma

e ogni domenica c'è qualche poltroncina vuota

per un colpo di tosse troppo forte.

Tu c'eri quando Don Leandro e Don Lorenzo

predicavano in un angolo, te li ricordi pregare

anche per te e non sai s'è rimasto almeno

un po' di marmo s'un muro per Fausto e Iaio.

Quest'anno non hai visto le risaie gonfiarsi

e stai ancora cercando nell'orto le tue farfalle,

le conti e le riconti ma i colori non tornano.

Evidemment, quand Emilio a commencé

à traduire du latin et du grec,

à mémoriser l'atlas historique

il n'imaginait sûrement pas qu'il traînerait là

en attente d'un coup de fil : il se voyait professeur

dans une université pour déchiffrer le mystère

de la langue étrusque, fouiller dans le Péloponnèse

à la recherche de nouvelles civilisations.

La Via Emilia a  monté et ta maison s’enfonce

dans la poussière mais ça vaut toujours la peine

de voir des dômes et des tours se maquiller de rouge

aux lumières du soir.

Dès la première ombre devant le stade Tardini

les vieux se racontent

comment se déroulera le nouveau Parme cette année

et chaque dimanche une nouvelle place vide

à cause d’une toux trop violente.

Tu y étais quand Don Leandro et Don Lorenzo

prêchaient dans un coin, tu les revois en train de prier

aussi pour toi et tu ne sais pas s'il y a au moins encore

un peu de marbre sur un mur pour Fausto et Iaio*.

Cette année tu n'as pas vu se gonfler les rizières

et tu cherches toujours tes papillons dans le jardin,

tu les comptes et recomptes mais les couleurs n’y sont pas.

 

* Le 18 mars 1978, deux jours après l'enlèvement d'Aldo Moro, deux garçons de dix-huit ans sont tués à Milan, à quelques mètres du centre social Leoncavallo. Il s'agit de Fausto Tinelli et Lorenzo « Iaio » Iannucci, assassinés par trois tueurs à huit coups de feu.

*

A marzo nel chiostro di San Giovanni

lì dove studiò fra Teofilo, quel giorno

c'era una strana luce e Pilàr non sapeva

che i passi sarebbero stati frettolosi

come un bacio inatteso lontano dall'ombra.

Accanto al parco si vedono le mura,

crollate dopo l'Unità, antiche orme di battaglie,

di eserciti all'assedio a depredare tesori.

Vanni, uno di quei ragazzi del Trentasei,

partito per lottare nel POUM, da settant'anni

racconta di quel compagno scrittore, quello là famoso

della Fattoria e sua nipote s'è stancata d'ascoltarlo

e fresca di tatuaggio sulla schiena con un low cost

vola verso le Baleari profumata di cocco.

La ragazzina sa come farsi desiderare,

come strappare una sera in spiaggia d'ombrelloni chiusi

e bassa marea, e Gianni – a farsi la stagione per pagarsi

l'inverno – già agli amici pavoneggerà il suo sapore.

Lorena ha imparato presto che il suo nudo profilo

allo specchio vale oro e quei seni sono un girotondo;

passano rapidi i treni merci di notte in un unico sobbalzo

sul cuscino ma domani il tuo letto sarà d'un caldo silenzio.

En mars dans le cloître de San Giovanni

Là où étudiait frère Teophile, ce jour-là

il y avait une lumière étrange et Pilàr ne savait pas

que tout aurait été si vite

comme un baiser inattendu sorti de l'ombre.

À côté du parc, on peut voir les murs,

effondrés après l'Unification, trace d’anciennes batailles,

d'armées assiégeantes pour piller des trésors.

Vanni, l’un de ces garçons de 36

partis combattre avec le POUM*,  parle depuis 70 ans

de ce célèbre compagnon-écrivain, celui

de la Ferme**,  et sa petite-fille fatiguée de l'écouter

avec un nouveau tatouage sur le dos en vol low-cost

part vers les Baléares au parfum de noix de coco.

La jeune femme sait comment se faire désirer,

comment arracher une soirée sur la plage aux parasols fermés

à marée basse, et Gianni – qui “fait la saison” pour se payer

l’hiver – se fera gloire de ce qu’elle était bonne.

Lorena a vite appris que son profil nue

dans le miroir, vaut de l'or et que ses seins sont un manège ;

les trains de marchandises passent vite la nuit une seule secousse

sur l'oreiller mais demain ton lit sera silencieusement chaud

 

 

 

*Parti ouvrier d'unification marxiste qui a combattu durant la guerre d’Espagne contre le franquisme

**(Animals Farm – George Orwell)

Présentation de l’auteur

Luca Ariano

Nato a Mortara (PV) nel 1979, Luca Ariano vive ora a Parma. Ha pubblicato la raccolta di poesie Bagliori crepuscolari nel buionel 1999. Numerose sue poesie sono apparse su riviste, blog e siti letterari su internet. Collabora con le riviste «Atelier», «Racna» ed è redattore de «Le Voci della Luna». Nel 2005 è uscita una sua plaquettene La coda della galassia(Fara) e la sua seconda raccolta di poesie Bitume d’intorno, con la prefazione di Gian Ruggero Manzoni, per le Edizioni del Bradipo di Lugo di Romagna. Con Enrico Cerquiglini ha curato per Campanotto l’antologia Vicino alle nubi sulla montagna crollata(2008). Nel 2009 una parte della sua plaquette Contratto a termineè stata pubblicata ne La borsa del viandantecurata da Chiara De Luca (Fara). Sempre nel 2009 ha curato con Luca Paci l’antologia Pro/Testo(Fara). Nel 2010 per le edizioni Farepoesia di Pavia è uscita la plaquette Contratto a terminecon una nota di Francesco Marotta. Nel 2011 con Marco Baj per Officine Ultranovecento ha pubblicato il libro d’artista Tracce nel Fango. Sempre nel 2011 con Ultranovecento all’interno del cofanetto Mappeper un altroveha pubblicato Tempi sospesi - Temps suspesos(4 poesie di Luca Ariano, traduzione in catalano di Imma Puig Cuyàs e 1 Fotolitografia da originale pastelli su carta di Gabriella Di Bona) e 5 gradi prima del ritorno con Martino NeriNel 2012 per le Edizioni d’If è uscito il poemetto I Resistenti, scritto con Carmine De Falco, tra i vincitori del Premio Russo – Mazzacurati. Nel 2014 per Prospero Editore ha pubblicato l’e-book La Renault di Aldo Morocon una prefazione di Guido Mattia Gallerani. Nel 2015 per Dot.com.Press-Le Voci della Luna ha dato alle stampe Ero altrove con una postfazione di Salvatore Ritrovato e note di Ivan Fedeli e Lorenzo Mari, finalista al Premio Gozzano 2015. Nel 2016 presso la Collana Versante Ripido / LaRecherche.it è uscito l’e-book di Bitume d’intornocon una nota di Enea Roversi. Sue poesie sono tradotte in francese, spagnolo e rumeno.

 

 

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Une épopée du quotidien : la poésie de Luca Ariano

Nouvellement réédité en Italie, Contratto a termine est le noyau central de la trilogie de Luca Ariano, qui sera développé dans les volumes successifs : Ero altrove et La Mémoria dei senza nome. La [...]




A Casa di a Puisia — maison sans murs de la poésie — entretien avec Norbert Paganelli

Si tous les chemins mènent à Rome, certains mènent à la poésie. C'est le cas en Corse, où la jeune maison de la poésie vient d'inaugurer, avec son président Norbert Paganelli, le Chjassu di a puisia – sentier de la poésie – initiative  reprenant le projet de la poétesse Sylvie Reffe, en Alsace, et dont l’objectif est de mieux faire connaître la création de poésie contemporaine-

A Casa di a Puisia di a Corsica s’est inspirée de cette idée pour mettre en valeur le patrimoine littéraire de l’île : la plupart des œuvres sont en langue corse, avec la traduction française, sans négliger l'ouverture envers le patrimoine artistique et linguistique commun. Voici donc l'occasion de découvrir cette maison singulière, à travers l'entretien que nous accorde son fondateur, Norbert Paganelli.

inauguration du chemin de poésie en Corse
Quand et comment as-tu rencontré la poésie ?
Une première rencontre eut lieu à l'âge de 13 ou 14 ans avec les poètes romantiques que je découvrais à l'école et par mes lectures vagabondes. J'y étais sensible, je tentais de les imiter mais je sentais confusément que cela ne passait pas, je pense que j'en avais conclu qu'on ne pouvait plus écrire de poésie...
La révélation est arrivée en classe de 1°, nous avions un professeur un peu vieillot mais qui était un très brave homme et qui avait compris qu'il fallait interesser la classe par un apport de sang neuf. il avait donc sollicité de jeunes étudiants qui préparaient de CAPES afin qu'ils puissent s'entrainer devant nous. Ces jeunes futurs profs nous ont fait découvrir Apollinaire, Supervielle, Ponge, le surréalisme...Ce fut un véritable choc pour moi ! D'emblée je compris que les véritables clefs qui me manquaient se trouvaient bien là, que la poésie n'était pas morte et qu'elle devait se vêtir d'une autre manière pour parler au monde contemporain. À partir de ce moment la poésie ne m'a plus quitté, elle est entrée dans ma vie et l'a bouleversée au point que je puis dire sans hésiter que je vis en poète 24h/24.
Peux-tu nous parler de ton parcours poétique et de ton engagement ? (en lien avec ton activité professionnelle, ton action politique, ton insertion géographique....?)
Dès mes 17/18 ans j'ai donc commencé à écrire une poésie que je qualifierai de "contemporaine" débarrassée des pesanteurs du "classicisme" (mètre régulier, rime, sujets traditionnels...). J'ai eu l'immense chance d'être présélectionné pour le Prix François Villon qui était, à l'époque, un prix prestigieux fondé par José Millas-Martin. Je n'ai pas obtenu le prix mais cela m'a conforté dans l'idée que j'avais trouvé ma voie (voix ?).
Mon premier ouvrage date de cette époque, il s'intitulait SOLEIL ENTROPIQUE et avait été publié par José Millas Martin. Je dois dire que mon engagement pour la poésie cohabitait avec un engagement politique très fort (je vivais à Paris et mai 68 n'était pas très loin). L'un de mes livres de chevet était : OUVREZ LE FEU de Tristan Cabral. Il y avait dans ses écrits toute la révolte de cette époque et j'y étais particulièrement sensible.
À l'époque, j'écrivais en langue française, l'idée d'écrire en langue corse ne m'a même pas effleuré mais ayant découvert les premiers ouvrages de Marie Ange Sebasti (qui me paraissait une vieille dame puisqu'elle devait avoir une trentaine d'années lorsque je n'en avais même pas 20...), je me suis demandé pourquoi, alors qu'elle célébrait la Corse, elle n'avait pas tenté décrire dans la langue de l'île. De cette langue, dont j'avais la maitrise orale, je n'en savais pas grand chose et je connaissais encore moins la production littéraire insulaire mais j'ai, de suite, tenté de combler mes lacunes. Je fus largement déçu par mes premières lectures : la poésie que je découvrais me renvoyait à une conception archaïque de cette dernière où "le temps d'avant" était magnifié d'une manière traditionnelle qui m'ennuyait très fortement. Mais, quelques temps après, je découvris les textes des fondateurs du Riacquistu (mouvement de réappropriation culturelle) : Jacques Thiers, Jacques Fusina, Lucia Santucci...Tous, avec leurs personnalités diverses, pratiquaient une poésie en langue corse qui, d'une certaine manière, cassait les codes anciens et ce fut une nouvelle révélation : je me devais, pour participer au combat pour la reconnaissance de la langue, écrire moi aussi en langue corse !
Si je ne connaissais pas encore la graphie de cette langue, je la possédais parfaitement car j'ai passé ma prime enfance avec mes grands-parents et que, par la suite, mes parents l'utilisaient au quotidien. Je ne l'ai pas "apprise", c'est elle qui m'a pris et depuis bien longtemps...
Vinrent ensuite les premiers textes, les premières plaquettes, les prix et les distinctions diverses qui ont confirmé que mes choix étaient les bons : ne pas céder aux slogans venus de la tribune, conserver ma liberté de jugement et de ton, justifier les nobles causes et l'élévation de la pensée sans tomber dans l'angélisme....
- comment ton activité poétique t'a-t-elle amené à créer une maison de la poésie. Celle-ci est singulière - puisqu'elle n'a (n'avait) pas de local dédié - peux-tu nous expliquer pourquoi ce choix, et comment elle fonctionne ? (nous parler de vos activités et projets, mais aussi très matériellement de la façon dont elle est gérée, les subventions, les bénévoles...)
À la fin de mon activité professionnelle, j'ai choisi de rentrer en Corse et de me consacrer à ma passion pour la poésie. Avec mon ami Henry Dayssol qui est un poète occitan résidant à Bastia, nous avons donc décidé de créer une association (PERFORMANCE) destinée à mieux faire connaitre la poésie d'ici et d'ailleurs. Nous avons donc sélectionné un certain nombre de textes, acheté un matériel de base (micros, amplis, lumières de scène...) et avons sillonné la Corse pour faire connaitre la création poétique contemporaine. Je crois que nous avons dû faire une bonne cinquantaine de lectures de ce type que ce soit en salle ou lors de balades au grand air. À plusieurs reprises nous avons même migré sur le continent.
Mais il me fallait autre chose, l'activité de PERFORMANCE devait déboucher sur quelque chose de plus ambitieux et c'est à ce moment qu'est née l'idée d'une maison de la poésie...
J'en ai parlé autour de moi, beaucoup étaient intéressés mais peu étaient vraiment décidés à passer à l'action si bien que mon idée est demeurée en jachère pendant quelques années et j'en étais arrivé à me demander si c'était réellement une bonne idée. Un jour, de manière fortuite, j'ai fait la connaissance de Gaston Bellemare qui pilote l'un des plus grands festivals de poésie au monde : le festival international de Trois-Rivières au Québec. D'emblée il me posa la question : "Mais comment se fait-il qu'il n'existe pas de Maison de la Poésie en Corse ?". J'ai réalisé alors qu'il y avait une nécessité et avec l'éditeur Jean-Jacques Colonna d'Istria, nous sommes allés rencontrer le responsable de ce secteur à la Collectivité de Corse qui nous avoua : "Nous attendions cette initiative, une telle structure manque à la Corse. Allez-y on vous soutiendra..."
Le problème c'est que nous n'avions pas de plan d'actions et qu'il fallait déposer un dossier de financement dans le mois...J'ai expliqué qu'il nous fallait un peu de temps et qu'il était préférable d'attendre l'an prochain..."Non, nous a-t-on répondu, c'est le moment ! Vous avez eu l'idée, n'attendez pas !" Nous nous sommes lancés en constituant rapidement un conseil d'administration et en imaginant un programme d'activités pour l'année.
Et la Maison de la Poésie est née...
Disons que la première année fut un peu chaotique puisque dès le mois de mars nos avons été confinés et aucune manifestation n'a pu avoir lieu au premier semestre...Nous étions décontenancés...tout tombait à l'eau avant même d'avoir commencé.
Un autre point mérite d'être mentionné : la Collectivité de Corse souhaitait que nous ayons un local dédié pour nos manifestations et ce n'était pas notre sentiment. Il y avait donc, malgré l'appui initial, une certaine incompréhension entre eux et nous.
Pourquoi cette volonté de ne pas avoir un local dédié ?
Avoir un local dédié c'est avoir une contrainte budgétaire forte (loyer, charges diverses...) et l'obligation de faire vivre ce lieu. Notre souhait était d'être partout en Corse, là où on pouvait nous offrir un espace, même modeste, comme c'est souvent le cas en milieu rural. On peut difficilement concevoir, dans le même temps, la mobilité et la sédentarisation qui aurait été à Ajaccio là où il existe déjà une offre culturelle conséquente...Nous avons réussi à convaincre nos interlocuteurs sur ce point et nous sommes donc une Maison sans murs ! Je crois que cela peut convenir aux poètes...
Le statut de A Casa di a Puisia est donc associatif...
Tout à fait, il y a un conseil d'administration que nous appelons le conseil stratégique composé de 33 membres venant d'horizons divers (peintres, sculpteurs, musiciens et...poètes, qu'ils soient originaires de Corse ou d'ailleurs et un bureau que nous appelons le conseil exécutif et ces deux instances font fonctionner A Casa di a Puisia. Le Conseil stratégique peut faire, tout au long de l'année des propositions qui sont agrégées par le Conseil exécutif et présentées en assemblée générale pour mise en oeuvre après validation. C'est aussi simple que cela.
Comment est financée la structure ?
La collectivité de Corse assure 50% de son financement, le reste est alimenté par des partenariats avec d'autres collectivités publiques ou privées et par nos fonds propres qui sont constituées des contributions des membres mais aussi de prestations facturées comme les animations dans les écoles, les balades poétiques dans les communes, les animations pour d'autres associations.
Quelles sont ses principales activités ?
Au bout de quatre années d'existence nous avons trouvé un rythme de croisière qui structure notre activité. Nous avons, en premier lieu, notre prix annuel qui comporte de sessions, l'une en langue corse et l'autre en langue française. Ce prix remporte un réel succès et il donne lieu à l'édition d'un recueil. Ensuite, la journée PUETISSIMU qui se déroule sur la côte orientale de l'île, dans le petit village de Ventiseri, est une rencontre entre le monde de la création musicale et celui de la poésie. Au cours de cette journée, les enfants des écoles de la microrégion sont associés et des récompenses remises. Nous installons également, chaque année, avec l'accord des communes choisies, des chemins de la poésie composés de panneaux inaltérables sur lesquels des textes poétiques rehaussés d'un motif tramé sont imprimés. Une dizaine de ces sentiers sont déjà installés et nous allons poursuivre notre effort. En fin d'année, à l'occasion de la remise officielle des prix, une rencontre entre poètes et peintres ou photographes est organisée, elle donne lieu à une exposition et à un spectacle scénique. Entre ces manifestations qui ponctuent l'année civile, quelques Cabarets poétiques viennent compléter le dispositif.
Des projets ?
Oui, bien sûr...nous avons commencé cette année à les réaliser mais nous devons les amplifier : premier projet : recevoir un poète en résidence, nous l'avons fait avec Maram al-Masri et ce fut un réel succès.
Nous avons également mis en place une master-class de lecture en public qui a été plébiscité... ce n'est qu'un début...
Il nous faut imaginer 3 axes de développement : mieux faire connaître la poésie insulaire à l'extérieur de la Corse, chercher une synergie avec les structures existantes et faire se rencontrer les éditeurs de poésie qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs... Tous ces projets sont déjà en gestation, le temps de l'avènement viendra.

 

 

 

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Printemps des poètes 2023 - Ventiseri - "Puetissimu"

Printemps des poètes 2023 - Ventiseri - "Puetissimu"

3ème anthologie - Printemps des poètes 2023

remise des prix, 3ème anthologie.

Norbert Paganelli et Maram Al Masri, invitée en Corse par A Casa di a Puisia, où elle a présenté son dernier livre « Elle va nue la liberté/Si ni va nuda a libartà », traduit en corse par Norbert Paganelli.




Une maison pour la Poésie 3 : Maison-pont de la poésie : conversation avec Michel Dunand et Christine Durif-Bruckert

Plusieurs fois programmée et remise la visite à la Maison de la poésie d’Annecy, fondée et dirigée par Michel Dunand, c’est au cours d’un festival que j’ai finalement la possibilité de m’entretenir avec lui. Michel Dunand est de ces poètes-passeurs discrets, que l’on côtoie sans le connaître vraiment, tant il est éloigné de l’esbrouffe qui anime tant de nos contemporains.

C’est lors d’un colloque animé par Norbert Paganelli pour la Maison de la poésie de Corse que j’ai eu l’occasion de l’écouter, et d’échanger dans le calme d’un dialogue impromptu, au petit-déjeuner où nous n’étions que deux.

Michel Dunand est un homme qui ne se paie pas de mots, car il en sait la valeur, il les pèse . Auteur de dix-sept recueils, d’un CD et de nombreux livres en collaboration avec des artistes, sa poésie se situe exactement sur le fléau d’une balance suspendue dans le vide dont il dit se « nourrir essentiellement » - vide-espace des marges et de la mémoire qu’il explore, auquel il s’abandonne pour qu’y surgisse l’épiphanie d’un sens.

Le poète est également, discrètement, un homme engagé - ainsi que je l’ai découvert à la lecture de son émouvant recueil Rawa-Ruska, Le camp de la soif (éd. Voix d’Encre) - président de l'association "Ceux de Rawa-Ruska et leurs descendants" (section Savoie-Dauphiné). Rawa-Ruska fut un sinistre camp de représailles, en Ukraine (Stalag 325). Son père y a été interné durant la Seconde Guerre mondiale.

 

Je ne suis pas seule quand je retrouve Michel Dunand, à Sète, où il est « poète-animateur » des Voix-Vives. Il rejoint la table où je prends un café avec Christine Durif-Bruckert dans l’ambiance festive des  matinées animées par les concerts sur la place. Il sort de sa mallette les notes préparées pour moi, une feuille dont j’aurais aimé faire la photo, tant elle semble un plan couvert de signes et d’écritures, comme un dessin, et quelques-uns des trésors dont il va nous parler. Michel Dunand est un homme de parole, il n’a pas oublié le projet de parler de la maison de la poésie qu’il a fondée en 2007 – il est prêt !

MB - Michel, cela va être une conversation à bâton-rompus, avec Christine et moi - dans le bruit ambiant, il sera difficile d’utiliser l’enregistrement que j’avais imaginé – je transcrirai donc cet entretien, pour lequel Christine prend aussi des notes. Mon idée, c’était très simplement que tu nous parles de toi, de ton travail, de la façon dont tu es arrivé à la poésie, de la manière aussi dont ce parcours t’a mené à créer la maison de la poésie, et que tu nous expliques la façon dont ça fonctionne.
- … parler de moi m’est difficile – il y a un entretien récent avec Reha Yünlüel, où je dis quelques mots sur moi - c’est toujours compliqué parce que, même si je force un peu en disant cela, il y a un fond de vérité : je ne sais pas qui je suis – je ne sais pas ce qu’est la poésie – c’est pour cela d’ailleurs que je n’ai pas accepté sans appréhension d’être poète-animateur ici à Sète, c’est un plongeon dans l’inconnu. J’essaie de donner une nouvelle définition de moi à chaque fois, une nouvelle définition de la poésie, mais pour ce lieu, c’est différent. Je sais ce que j’ai fait et où je vais, pour le reste, c’est difficile. Je suis une énigme aussi pour les autres…
MB - La poésie, où et quand, comment l’as-tu rencontrée ?
- Oh ! Moi, je dis que je suis poète avant ma naissance… et je suis très sérieux – après, j’en ai pris conscience à certains moments, mais je crois que c’est inné… je suis né poète et c’est comme ça. Il faut que je fasse avec, ce n’est pas toujours simple, à la fois bénédiction et malédiction…
J’ai pris conscience d’abord que j’étais un récitant – je me souviens bien du moment : en CE2, sur une estrade, je dis un texte et apparemment, il y a de l’écoute. Et j’en fais un peu trop, c’était un texte de Théophile Gautier, je crois, à un moment je dis « et nos greniers comblés » - je ne sais plus dans quel texte c’est ((note de la rédaction : en fait, il s’agit du poème de Charles  Péguy, « La Tapisserie de Notre-Dame » : Étoile de la mer voici la lourde nappe/,Et la profonde houle et l’océan des blés/Et la mouvante écume et nos greniers comblés, Voici votre regard sur cette immense chape )) j’ouvre les bras et je frappe le tableau de chaque côté, tout le monde se met à rire, et les enfants aimant bien mettre des étiquettes, on m’applique celle de récitant. Après, ce fut l’étiquette « Brassens » - on m’appelait Brassens, parce que je l’imitais, dans «Les Copains d’abord» (Michel imite la trompette) - après on m’a appelé « poète »…  La poésie, c’est bizarre, j’en ai eu la révélation avec un texte en prose, et c’était une dictée, curieusement – la dictée, elle n’a vraiment pas que du mauvais ! – c’était un extrait de L’Assommoir, de Zola,  ce gars qui est sur le toit ((note de la rédaction : Coupeau, ouvrier zingueur, qui sera victime d’une chute)), je me suis dit :mais c’est le poète, ce gars qui est sur le toit, au bord du vide – et qui répare la maison, et dans le fond, c’est aussi la maison intérieure… A partir de là, je me suis plongé dans toute l’œuvre de Zola…
Enfin, il y a eu la rencontre, si je puis dire, avec Rimbaud, avec Verlaine, voilà. Et tout ça s’est fait à travers un prof – l’importance des profs ! – qui a écrit sur le livret scolaire « élève qui a le don de poésie » et ça vraiment, ça encourage. Mais comme j’ai dit, j’étais déjà poète, ensuite, il y a quelqu’un qui confirme…
MB - Quand as-tu commencé à écrire de la poésie et comment ça s’est passé ?
- J’ai écrit d’abord de la prose, des nouvelles, que j’ai jetées, que j’ai détruites… Il y a ensuite un premier recueil, que j’avais envoyé aux éditions Saint-Germain des Prés - pareil, j’ai jeté et aujourd’hui, je regrette, car il devait y avoir un ou deux vers de bon tout de même – peut-être un peu plus, mais dans l’ensemble, ça ne valait pas la publication. Mais de façon sérieuse, oui, c’est assez tard, finalement – parce que le premier recueil a été publié par Le Petit Véhicule, en 1989, c’est  Dernières Nouvelles de la nuit  - 89… Je suis né en 1951, c’était tardif… mais je crois que j’ai eu raison de ne pas publier auparavant. Par contre, détruire, là je regrette un peu.
MB - Est-ce que tu ne crois pas que ces vers que tu penses avoir détruits ne sont pas revenus par la suite dans ton œuvre …
- Peut-être, oui – oui, oui, je me souviens simplement d’une image – « dans la lessive du soleil », c’est assez dans le style de « Cadou », tout ça… et c’est l’un des poètes qui m’ont influencé – René Guy Cadou - d’autant plus que j’ai exercé le même métier que lui, j’étais professeur des écoles, instit comme on disait autrefois…
MB - Et l’idée de la Maison de la Poésie, quand est-elle née par rapport à ça ?
- Eh bien voilà, je suis poète, fondamentalement, et je suis aussi serviteur quelque part : pour moi c’est un rôle très noble, et j’essaie de rendre hommage à des auteurs disparus, à des éditeurs disparus, comme Pierre-Jean Oswald hier, je lui ai rendu hommage puisque je recevais un poète palestinien… Il y a donc l’idée de « servir » - servir aussi avec la revue, « Coup de soleil », 40 ans d’existence, et ce n’est pas rien…
MB - C’est beaucoup, 40 ans, je m’en rends compte en pensant aux 10 ans d’existence de Recours au Poème…
Christine – Tu es tout seul pour Coup de soleil ?
- On peut le dire, oui – l’aventure a été parrainée par Jean-Vincent Verdonnet qui a été un parrain efficace, mais la revue reposait sur les épaules d’un seul homme, et il est là… J’ai voulu servir encore par des récitals : comme vous le savez, j’aime beaucoup dire la poésie – c’est pour cela que j’ai accepté ce rôle de poète-animateur – c’est servir aussi. Et servir par une maison de la poésie... : comme je suis un poète qui voyage, c’est important pour moi le mot « maison ». C’est aussi ma maison, en plus d’être maison de la poésie, et chaque fois que j’y mets les pieds, ça me ressource. C’est un petit local, je ne peux accueillir que 30 personnes, mais il est très bien situé, en centre-ville, dans la zone piétonne d’Annecy – et ce qui est particulier, c’est que je suis propriétaire de ce lieu. J’entends dire aujourd’hui que des subventions ne seront peut-être pas réattribuées, mais moi, je ne demande une subvention que pour le Printemps des Poètes, et ce lieu, on ne pourra pas me l’enlever. D’ailleurs, si on me l’enlevait, je crois que je suis sincère, je crois que… ça pourrait pas aller… ça pourrait pas aller – c’est aussi MA maison.
Ce lieu est un lieu de consultation, j’y ai rangé une partie des livres de ma bibliothèque, et des livres qu’on ne trouve pas dans les librairies – j’en ai fait une liste (il consulte son « plan ») ; les mini-livres, les micro-livres, les livres insolites, les livres rares, les livres phares, les très vieux livres, les livres d’artiste, des ouvrages dédicacés… On vient pour consulter, et comme je suis un grand rêveur, au début j’avais prévu 4, 5 tables de consultation, mais je me suis aperçu que beaucoup de gens venaient pour me raconter leur vie, pour me présenter leurs poèmes, pour avoir des informations, et qu’il y en avait très peu, dans le fond, qui voulaient vraiment consulter. Alors maintenant, il n’y a qu’une seule table de consultation, mais je reçois parfois des gens vraiment intéressés, qui rejoignent la grande famille de tous ceux qui fréquentent ce lieu, et ça se fait au compte-goutte, 2 par 2, 1 par 1, 3 par 3, et ainsi « la famille » s’agrandit – ceci dit, Annecy n’est pas une très grande ville…
Dans ce lieu, on trouve aussi des revues, de vieux disques de la collection Seghers (Cadou dit par Daniel Gélin, ou Jean-Louis Trintignant lisant Marc Alyn, etc. ) et une bibliothèque qui regroupe plus de 260 ouvrages parus dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, et beaucoup de choses relatives à la poésie . Il y a également des rencontres avec les poètes, entourés ou pas de musiciens, notamment lors du Printemps des Poètes, que j’organise avec Jacques Ancet. Nous avons reçu des poètes de renom : Lionel Ray, Daniel Biga, Claire Genoux, Annie Salager, Jean Orizet, Yvon Le Men etc.
MB - Comment s’est constitué le fonds ?
De mes livres, principalement, mais j’ai aussi hérité, j’ai pu puiser dans les bibliothèques de deux grands poètes, après leur décès – celle de Jean-Vincent Verdonnet et la bibliothèque de Paul Vincensini. Dernièrement j’ai ramené quelques livres suite au décès d’Andrée Appercelle. Comme le lieu est petit, on n’est pas dans la quantité, mais il y a vraiment des trésors…. Il y a des lettres aussi, écrites à la main, signées Guillevic, Norge ou Tardieu. Un Capitale de la Douleur dédicacé par Paul Eluard etc.
MB - Et les micro livres, les livre originaux, ce sont des choix que tu as faits toi ?
Oui, j’ai fait pas mal d’achats, je ne me suis pas ruiné mais… J’’ai fréquenté par exemple la librairie « Le Pont traversé » de Madame Béalu à Paris, Agnès Béalu, la dernière épouse de Marcel. J’y ai déniché des introuvables, et comme je savais qu’un entretien était prévu, j’ai apporté ceci, l’un des premiers « Poésie-Seghers », même pas numéroté, c’est Elsa Triolet qui nous parle de Maïakovski. J’ai découvert l’existence de cette librairie en regardant une émission de télé, on voyait François Mitterand pénétrer dans cette librairie. Là, j’ai acheté beaucoup de Poésie-Seghers, Ginsberg, Glenmor, des introuvables, vraiment… les chanteurs poètes, et dernièrement, c’est sur un marché que j’ai déniché un Nougaro – je m’étais rendu à la galerie d’Hélène Nougaro qui m’avait pourtant dit que c’était introuvable, et j’en ai trouvé un.
MB - Tu es donc ton propre mécène, fournisseur, animateur, programmateur…
La Maison de la Poésie d’Annecy repose beaucoup et même principalement sur mes épaules. Pour ce qui est du Printemps des poètes, « Partage des voix », cette rencontre pour laquelle j’ai des subventions, Jaques Ancet m’aide d’une manière efficace. J’ai oublié de dire que cette Maison de Poésie est aussi un lieu d’exposition, on peut y admirer des peintures, des estampes, des photographies, des tapisseries, mais je le répète, c’est un petit local– et j’ai souhaité qu’on soit également ouvert à la musique contemporaine, à la musique savante, à la création en ce domaine – ainsi l’association Empreintes sonores y propose des rencontres. Comme je le dis dans l’entretien avec Reha, j’essaie d’incarner cette phrase que j’ai écrite : « L’enseignement par les ponts, sinon, rien. » Tous les ponts, y compris les traductions… ce qui voyage finalement.
MB - La maison est un pont aussi finalement ?
Ch - Cela pourrait être le titre de cet entretien ?
Je voulais te demander aussi : tu n’es pas affilié à l’association des maisons de la poésie ?
  • Non, je ne suis pas contre, j’e l’ai souvent dit à Thierry Renard. J’ai d’ailleurs accueilli, ce printemps, à l’occasion de la sortie de l’anthologie Frontières, Thierry Renard et Bruno Doucey – soirée préparée par l’espace Pandora.
Ch – je voulais aussi demander si des personnes venaient de Lyon ou des villes alentour, à ta maison de poésie ?
Oui, des gens de Genève aussi, Vahé Godel y est souvent venu. On vient de Lausanne, de Lyon, de Grenoble, de Chambéry, d’Aix-les Bains.
MB - Et comme tu n’as pas de subventions, comment sont financés les événements ?
Il y a un petit droit de participation aux frais, 5 euros pour une soirée.
Ch - Et une adhésion ?
Non, non – je ne le souhaite pas – longtemps ça a été gratuit, faire payer m’a longtemps posé problème – mais je m’aperçois qu’à Annecy qui n’est pas une très grande ville, il y a beaucoup de gens qui s’intéressent à la poésie ; s’il y en a peu qui viennent consulter les livres, on aime entendre des poèmes, et souvent les auditeurs entrent totalement dans la poésie par le biais d’une lecture orale. Je me souviens d’un hommage à JeanVincent Verdonnet, à l’occasion du 100ième anniversaire de sa naissance. J’avais confié des textes à un musicien qui me disait « j’ai du mal à entrer dans les textes » mais finalement, c’est plus facile quand on dit les textes, on met une ponctuation qui est souvent absente, c’est une interprétation, on vit le texte. On m’a longtemps critiqué car je faisais lire mes élèves à voix haute, c’était considéré comme un peu directif, voire d’un autre temps, mais cela revient à la mode : concours de diction, lectures à voix haute de prose ou poésie, spectacles autour de grands textes. Moi-même je dis mes textes pour entendre si ça passe, et j’écris sur des cahiers, sur l’ordinateur je n’arrive pas à savoir, mais quand j’écris, laborieusement, là c’est différent.
MB - C’est vrai, c’est dans le corps, la poésie, elle passe à travers le geste aussi…
Voilà, et si on ajoute la musique, pas forcément « sur » les poèmes, ça renforce la ponctuation
Ch - Si peu que ce soit, même de petites percussions, de petits tintements de cloche, « ça porte » une sorte d’élévation, on sent en soit monter quelque chose d’indéfinissable, c’est très curieux.
MB - oui, il y a du sacré dans la poésie, et la musique aide à le faire surgir.
Il ne faut pas oublier par ailleurs que des textes de Paul Eluard ont été mis en musique par Francis Poulenc ; j’ai le CD au local. Je pense à Brassens aussi qui a beaucoup fait pour la poésie des autres en interprétant Victor Hugo, Francis Jammes, Paul Fort etc. N’oublions pas bien sûr Léo Ferré, Jean Ferrat… Signalons que Georges Chelon a mis en musique la totalité des Fleurs du Mal. Quant à Poulenc,ou Boulez, auteur du Marteau sans maître (texte de René Char), pour ne parler que de ces grands compositeurs-là – ils ont fait un travail remarquable.
MB - Tu pratiques un instrument toi aussi ?
Non, juste la voix, mais la voix est un instrument en soi également
MB - Merci Michel Dunand, et merci Christine pour ce moment d’échange.

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" Printemps des Poètes " : 1er avril 2023.
De droite à gauche :Michel Dunand,
Patrick Laupin,François Migeot
et son épouse,Jacques Ancet.

entretien avec Reha Yünlüel pour la chaîne Bachibouzouk




CHEVEUX AU VENT… un projet poético-humanitaire et participatif d’Antje Stehn

Capelli al vento – cheveux au vent,  n'est pas seulement le titre de l'installation d'Antje Stehn, c'est aussi la performance poétique artistique participative en soutien aux femmes d’Iran (lire l’appel à textes ci-dessous) qu’elle propose de créer tous ensemble réunis, femmes et hommes. C’est à ce projet que Recours au poème, comme Jeudidesmots.com s’associent et vous présentent sur leurs sites respectifs, en attendant une présentation conjointe de l'oeuvre d'Antje Stehn lors du marché de la poésie à Paris, en juin 2023.

Artiste visive et poète allemande, née à Fribourg, elle a étudié à l’Accademia di Belle Arti Brera a Milano, avec les professeurs Ferrara et Esposito. Installée en Italie, elle vit et travaille à Naggio, sur le lac de Côme, et à  Milan. En tant que poète, elle fait partie du Réalismo terminale , un mouvement de poètes, artistes, et autres, qui s’inspire du manifeste homonyme publié par Guido Oldani en 2010. Ce mouvement s’ouvre toujours plus largement à toutes formes d’expression les plus variées, réunissant des architectes, des musiciens, des gens de théâtre et du spectacle… Du manifeste de la peinture terminale émerge l’idée disruptive de la “perspective renversée? Antje anime aussi le collectif poétique international Poetry is my passion, qui promeut la diversité linguistique culturelle et le multilinguisme dans le contexte des communautés internationales vivant à Milan. C’est ainsi qu’elle gère la rubrique  « Milan, une cité multilingue » sur le magazine TAMTAMBUMBUM. En tant qu’artiste, elle crée des installations et des performances à partir de matériaux naturels, dont les derniers sont Rucksack (sac à dos) et Capelli al vento.

L’artiste-poète-plasticienne ces deux oeuvres, Capelli al vento et Rucksack, a Global Poetry Patchwork comme dérivant l’une de l’autre. Cette dernière a fait l’objet d’une installation artistique  qui a été présentée au Piccolo Museo della Poesia Chiesa di San Cristoforo, à Piacenza, Italie et qui se compose de deux macro-œuvres : une installation comportant un grand sac, le Sac à dos, fait de sachets de thé séchés et une exposition de courts poèmes. Une installation en boucle audio permet au public d’écouter les voix de poètes récitant dans leur langue maternelle. L’œuvre rassemble un grand nombre de personnes, de lieux, de visions, de langages, soulignant la valeur de la proximité, si significative en ce moment historique marqué par la distance et l’enfermement, par la précarité aiguë du réseau humain.

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Rucksack – Le thé et la poésie : 

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Voici comment l’artiste explique cette première œuvre : 
Les sachets de thé ont une longue histoire qui remonte au XVIIIe siècle, lorsque les chinois ont commencé à coudre des petits sachets carrés pour mieux préserver l’arôme des différents thés. Les sachets de thé continuent d’être l’un des plus petits contenants que nous utilisons et trouvons dans chaque maison. Les sacs de transport ont été parmi les premiers outils utilisés par les femmes et les hommes pour transporter des objets et des souvenirs.

Nos ancêtres étaient des chasseurs-cueilleurs, mais en réalité les cueilleurs étaient prédominants, étant donné que 80% de leur nourriture provenait de la cueillette de graines, racines, fruits dans des filets, des sacs et dans tout type de récipient léger. Les sacs étaient des outils importants pour le transport des marchandises, hier comme aujourd’hui, car on peut voir des sacs utilisés comme conteneurs de courses dans les supermarchés. C’est pourquoi nous avons décidé de placer le sachet de thé au centre de l’attention, comme cœur d’une rencontre culturelle, et le Sac à dos comme trace de notre lien avec la nature et la migration.

Cependant, on ne peut que se demander pourquoi la représentation de grandes scènes de chasse prédomine sur les parois des grottes plutôt que des personnes occupées à récolter et à transporter des sacs pour collecter de la nourriture ? Cette question s’est également posée à Ursula K. Le Guin, une écrivaine de science-fiction qui a écrit la soi-disant théorie de la fiction du sac de transport, basée sur la théorie du sac de transport de l’évolution humaine par l’anthropologue Elizabeth Fisher. Le Guin a noté qu’il est difficile de raconter une histoire sur la façon dont les graines sont extraites de la peau, jour après jour de la même manière. La chasse, en revanche, est une véritable aventure, pleine de dangers et de surprises, son apothéose finale étant la mise à mort, lorsqu’un énorme mammouth, par exemple, tombe à terre. C’est un matériau pour une histoire d’action et c’est ce que nos ancêtres se sont probablement dit assis autour du feu. Mais aussi tragiquement, elle marque le début de la normalisation de la violence et d’un récit centré sur elle.

L’acte de rassembler, en revanche, avait peu de potentiel narratif ; au mieux, il convenait à une poésie traitant du monde en marge, dont peu se soucient. Pourtant, à y regarder de plus près, la poésie nous parle d’un autre regard sur le monde, d’une alternative au monopole généré par une seule histoire.

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Cheveux au vent, un projet féministe intégratif

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Antje, créatrice de ce premier voyage passionnant, lance un appel pour un nouveau projet, plastique et poétique, et livre les deux premiers poèmes qui l’ont amenée à lancer une nouvelle œuvre : voici le premier,

Cheveux au vent

 

Chaque jour avec courage une femme

lâche ses cheveux au vent, brûle son voile

défier les matraques et les balles

pour la liberté de toutes

chaque jour une dictature étouffe dans le sang

celle qui prend la parole pour réclamer une vie digne

dénoncer l'apartheid de genre

chaque jour remontent à la surface les cadavres d'une histoire déjà vécue

et l’une d’entre elles hurle "je suis une femme, je suis une mère, je suis chrétienne,

Je suis le premier ministre, nous sommes les frères d’Italie"

(traduction Marilyne Bertoncini)

La première femme au pouvoir

compare l'avortement au féminicide

et d'autres femmes applaudissent

 

Comment nouer les lambeaux de sens

dans cet enchevêtrement feutré

peut-on devenir encore une plante grimpante?

penser de façon tentaculaire

serpenter

vers le prochain, vers le village

vers l'humanité ?

Ce jardin qui est le nôtre était ici avant nous

avant la semaison

avant de disposer les semis en rangées

avant de séparer les malades et les saines

maintenant toutes poussent dans toutes les directions

elles rivalisent au lieu de fusionner

elles appellent à la paix chacune dans son coin

être un individu n’est pas un privilège

ni penser au singulier

le jardin fut créé

pour l'ensemble

Le second poème d'Antje Stehn,  Femminicidio, a été lu à Milan, à l'auditorium Magnete, le 25 novembre lors de la journée contre les violences faites aux femmes ; vous pouvez l'entendre dit par Antje sur le lien ci-contre :

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C’est enfin un poème d’ELHAM HAMEDI, traduit par Antje Stehn et Mari, qui lance le projet. (Cette poète iranienne, artiste multimédia, conservatrice internationale et membre permanent de l'Association scientifique iranienne des arts visuels, diplômée en recherche artistique de l'Université de Yazd, a eu plusieurs expositions individuelles et collectives en Iran et à l'étranger.)

CESSEZ-LE-FEU

 

Ne tirez pas sur moi !!

Je voulais juste laisser tomber mes cheveux sur les épaules d'un jardin

L'oiseau tombe des fissures de la fenêtre

et le cœur du mur s'écroule dans le pesant battement l de l'anxiété

‏quand ton coup de feu gémit dans mon coeur ‏

 

Ne tirez pas sur moi !!

Ma peau voulait juste sentir un peu de soleil

mes cellules fatiguées voulaient s’abriter à l'ombre d'une fleur

elles voulaient juste embrasser les lèvres de l'eau

 

Ne tirez pas sur moi !!

Le renversement peut devenir une nouvelle création

Une balle en plomb peut être comme la balle d’un enfant

qui joue dans mon coeur

Et ce rêve à l'envers peut être notre rêve éternel,

qui désormais trouve refuge dans les ruelles de l'enfance

à travers les rues de sang.

 

ne  tirez pas sur moi !!

Mes cheveux malades sont morts depuis longtemps

Enterrez les balles de plomb auprès de mes cheveux

peut-être nourriront-ils la terre

et un jour des balles en plastique pousseront-elles

elles savent la technique du jeu des souvenirs

dans les cheveux des poupée.

 

Traduction Marilyne Bertoncini  à partir de la version en anglais Antje Stehn et Mari

 

Appel à contributions : 

Notre « appel aux arts » rassemble tant d'adhésions !

Chers amis du sac à dos de Global Poetry Patchwork,

nous vous invitons à envoyer vos poèmes pour un nouveau projet de performance artistico-poétique qui se déroulera autour de l'oeuvre intitulée

                                                   CHEVEUX AU VENT /CAPELLI AL VENTO, devient une œuvre poético-artistique collective dédiée au courage des hommes et des femmes iraniens et à leur lutte dramatique.

Après le meurtre de Mahsa Amini, une jeune fille kurde de 22 ans battue à mort par la police des mœurs parce qu'une mèche de cheveux dépassait de son voile, des femmes iraniennes ont protesté en se coupant les cheveux et en brûlant des hijabs dans les rues. Capelli al Vento souhaite idéalement les rejoindre et soutenir leur combat, leur cri « FEMMES, VIE, LIBERTÉ ».

il commence maintenant, à l'occasion de la Journée internationale contre la violence à l'égard des femmes, et se terminera le 8 mars avec la première représentation, le parcours créatif de CAPELLI AL VENTO, une œuvre poético-artistique collective dédiée au courage des femmes iraniennes et à leur se battre.

Après le meurtre de Mahsa Amini, une jeune fille kurde de 22 ans battue à mort par la police des mœurs parce qu'une mèche de cheveux dépassait de son voile, des femmes iraniennes ont protesté en se coupant les cheveux et en brûlant des hijabs dans les rues. Capelli al Vento souhaite idéalement les rejoindre et soutenir leur combat, leur cri « FEMMES, VIE, LIBERTÉ ».

Biologiquement, les cheveux n'ont qu'un rôle de "régulateur thermique", sur le plan social, ils jouent au contraire une fonction d'importance fondamentale dans le langage corporel, ils sont un symbole de force et de sensualité, et ont également la capacité d'exprimer un nombre infini de significations dans la sphère culturelle, religieuse, sociologique et anthropologique. L'histoire du voile et des cheveux cachés est très imbriquée au fil des siècles : même dans la culture et la tradition des peuples méditerranéens, la tête des femmes a souvent été cachée par le voile.

Le titre de l'oeuvre, "Cheveux au vent", nous renvoie à un topos récurrent de la poésie allemande. Il a été inventé au début du XIXe siècle par la première poétesse allemande, Annette von Droste-Hülshoff, dans le poème Am Turme, où l'auteur libère ses cheveux et, comme une ménade, les lâche au vent. Un acte jugé rebelle, inacceptable en son temps. Ce topos a été repris par Ingeborg Bachmann (https://www.recoursaupoeme.fr/ingeborg-bachmann-toute-personne-qui-tombe-a-des-ailes/    )  dans Le Chant d'une île (in Toute personne qui tombe à des ailes, Poésie/Gallimard, p.330 et suivantes), et par plusieurs autres poètes.

L'Appel aux arts !

Nous appelons les poètes et poétesses à participer au WIND HATS PROJECT en envoyant leurs écrits, ou vidéos, qui seront exposés avec l'œuvre d'Antje Stehn et en feront partie intégrante.

Tous les participants sont également invités à lire leurs poèmes lors des différentes représentations programmées ; pour ceux qui vivent loin ou à l'étranger, les lectures seront projetées sur un écran vidéo.

 

La première représentation aura lieu le 8 MARS, JOURNÉE DE LA FEMME, à Milan, dans l'espace théâtral QUARTAPARETE, à la gare Porta Vittoria.

 

En mai, l'installation fera partie d'expositions collectives à Milan et Plaisance. D'autres répliques sont prévues pour des dates et des lieux à définir

COMMENT PARTICIPER ?

Envoyez un e-mail avant le 1.2.2023 avec :

  1. un court poème (max 10-15 lignes) sur le sujet, dans votre langue maternelle et, si possible, une traduction en anglais ou en italien par un locuteur natif.
  2. une courte biographie de 3 lignes de vous.
  3. une vidéo réalisée avec un téléphone mobile (horizontalement) où vous lisez le poème avec un son clair. Les vidéos créatives sont les bienvenues.

 

Adressez le mail à :

canoe@inwind.it (ceux qui souhaitent envoyer un manuscrit contactent Antje Stehn par e-mail pour demander l'adresse postale)

Abonnez-vous à la chaîne Rucksack sur YouTube pour avoir une idée de ce qu'ont fait les autres poètes du projet Rucksack.




Un Petit Musée de la Poésie (1) : rencontre avec Sabrina De Canio et Massimo Silvotti

Maison de la poésie, Marché de la poésie… voici que nous ajoutons aux lieux de poésie  le très paradoxal « Musée de la poésie » de Piacenza, œuvre conjointe de deux poètes un peu fous, Massimo Silvoti et Sabrina de Canio qui depuis 2013 animent et soutiennent ce lieu d’exception dont les actions s'étendent bien au-delà de ses murs.

Sabrina et Massimo, vous êtes avant tout poètes, pouvez-vous en quelques lignes vous présenter, avant que nous ne vous donnions aussi la parole pour parler de votre création : comment êtes-vous arrivés à la poésie, d’abord, et à l’idée de ce lieu d’accueil et d’exposition qu’est le Piccolo Museo della poesia ?

 

SABRINA DE CANIO
La fascination pour la poésie remonte à mon enfance, j'exécutais des exercices solitaires sur de petites feuilles dont aucune trace ne devait subsister, une habitude ensuite consolidée à l'âge adulte, celle de faire disparaître toute trace de mon jardin secret. A onze ans j'ai découvert la prose poétique et mystique d'Herman Hesse, et je suis tombé amoureuse de lui, un grand visionnaire (et je m'en suis rendu compte quelques années plus tard) qui s'opposait au projet d'une Allemagne nazie, au rêve d'un nouvel humanisme. Je le considère comme mon premier Maître. Il y a des années, parlant au poète cherokee Lance Henson, un vétéran de la guerre du Vietnam, il m'a dit que la poésie l'avait sauvé de la folie ; je me reconnaissais tant bien que mal dans ces mots, j'étais rentré en Italie après plusieurs années passées dans une Érythrée troublée par des conflits sanglants. A Piacenza j'ai rencontré Massimo que je connaissais depuis mon adolescence et son esprit visionnaire m'a captivée, dans l'extraordinaire aventure du Musée de la Poésie que je n'ai jamais quitté. Dans cette expérience, j'ai eu le privilège de connaître et de traiter avec des poètes d'une grande profondeur culturelle et humaine, parmi lesquels, avec l'admiration indéniable que je cultivais déjà pour Ungaretti et Antonia Pozzi, des sources d'inspiration incontestables étaient Guido Oldani et Giampiero Neri.

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Sabrina De Canio et Giampiero Neri

MASSIMO SILVOTTI
Si on me demande comment je suis arrivé à la poésie, on me pose une question à laquelle j'ai beaucoup de mal à répondre. A fortiori si cette question est liée à une autre, comment êtes-vous arrivé au Musée de la Poésie ? Cependant je peux dire qu'au cours de ma vie deux circonstances particulières ont sans aucun doute eu un impact, la première concerne Michel-Ange, notamment avoir vu les "Prisonniers" à la Galleria dell'Accademia de Florence. Dans cet « inachevé », j'ai ressenti une sorte d'appel, ou une énergie perturbatrice que je voulais retenir, mais je ne savais pas comment ; l'autre circonstance concerne ma première profession d'éducateur. En particulier la phase de travail dans laquelle j'ai traité de la folie. C'était une douleur difficile à décrire, dans laquelle il fallait traverser le délire comme s'il s'agissait d'un pont, et là, dans ce no man's land, on gardait un sens tout à fait semblable à une place assignée au langage de l'art. Les trois grands maîtres du passé étaient et sont toujours Holderlin, Leopardi et Ungaretti, mais j'ai du mal à trouver une raison commune, dans le présent un seul maître, mon ami Giampiero Neri qui nous a récemment quittés, et sa simplicité vertigineuse.

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Massimo Silvotti et Giampiero Neri

Parlez-nous de cette aventure du Musée de la Poésie – et de son lieu extraordinaire :

 

Nous n'avons que deux souvenirs de l’année qui a précédé et préparé le lancement du musée (2013), lorsqu'un coursier a sonné à la porte et nous a livré le numéro un du magazine "Poésia" de Marinetti, et un bout du ruban du Maire de Piacenza, le jour de l'inauguration (17 mai 2014).
Mettre en vitrine la poésie ? C’était un vrai pari, bien au-delà de la limite de l'oxymore. Nous avons pu compter sur de merveilleux compagnons de voyage, tous poètes et/ou artistes d'une valeur et d'un courage incontestés, cette aventure s’est irisée de prégnantes valeurs. Mais le Piccolo Museo della Poesia, encore aujourd'hui, continue d'osciller entre l'impératif visionnaire et l'impératif catégorique. En revanche, on se rend compte qu'expliquer ce qu'est, ou prétend être, un « musée de la poésie » nécessiterait des arguments plus précis, en effet un appareil théorique robuste ne manque pas.
De l'intérieur d'une histoire, celle que l'on vit, les émotions souvent contradictoires prédominent, on la regarde avec les yeux de quelqu'un qui aimerait qu'on lui explique. De l'extérieur c'est différent, tout semble absolument cohérent – d’ailleurs, lorsque les visiteurs reviennent au Musée une seconde fois, c'est comme s'ils rentraient chez eux.
Mais plus qu'une demeure, c'est un authentique palais, un petit Versailles de poésie. Après mille vicissitudes, ou plus précisément des performances dont nous reparlerons plus tard (et constamment sur le point de tout abandonner en raison d'un permanent et total manque de fonds), l'évêque de Plaisance nous a proposé l'église désacralisée de San Cristoforo comme le siège définitif du Musée , également connu sous le nom d'Oratoire de la Bonne Mort (ou Nouvelle Mort).
Dès le premier impact visuel, en regardant la façade inhabituelle de l'extérieur, placée en diagonale "en coin", la singularité architecturale absolue est évidente. En fait, il n'y a pas beaucoup de sanctuaires avec une entrée de ce type. En Émilie-Romagne, nous ne mentionnons que l'Oratoire de la Beata Vergine del Serraglio, à San Secondo Parmense. La ressemblance n'est pas fortuite puisque la paternité de l'Oratoire de Parme appartient à l'architecte, décorateur et scénographe bolonais Ferdinando Galli Bibbiena qui, de toute évidence, a participé à la conception de San Cristoforo avec son collègue Domenico Valmagini, architecte ducal, alors décorateur du dôme , un authentique chef-d'œuvre du quadraturisme baroque. Non seulement le dôme mais l'ensemble de l'appareil décoratif font de ce bijou un exemple rare de stature et de valeur européennes. On observe une multiplication d'effets illusionnistes, d'appareils éphémères, de fausses surfaces, d'objets, de figures, dans lesquels on se perd ou s'enchante en observant l'harmonie des couleurs, la passion portée par les figures et la plasticité souvent paroxystique des corps.
Et la poésie dans tout ceci ? direz-vous. La poésie dans un tel lieu est forcément chez soi.
Le 17 mai 2014, une idée inhabituelle de nécessité urgente a pris forme, avec le nom de Petit Musée de la Poésie les Fissures Infranchissables. Mais comme il n'y a rien de purement raisonné et encore moins de statique dans la Poésie, qui est plutôt humble, fatigante, douloureuse, parfois cinglante, mais aussi civile, courageuse et même physique, il en aurait été de même pour un musée qui aspirait à établir un contact direct entre l'utilisateur et la poésie. Il y avait probablement un peu de folie fertile dans notre projet à l'époque. Depuis, de nombreux poètes et artistes du monde entier nous ont soutenus et stimulés. Parmi eux, comme témoignage de la confiance autoritaire et clairvoyante qui nous a accompagnés jusqu'à présent, Giampiero Neri, président émérite du musée, récemment décédé, puis Guido Oldani (président du comité scientifique), Valerio Magrelli et Omar Galliani.
Ainsi une partie très substantielle d'un monde habituellement lent, autoréférentiel, et souvent réticent à s'approprier les innovations, a relevé avec enthousiasme le défi d'un musée de la poésie, pour la poésie, avec la poésie, bref, imprégné de poésie, de la tête aux pieds, une réalité muséale qui, tout en restant absolument ancrée dans le concept d'un lieu où les collections sont rassemblées et présentées au public, a fait du dynamisme sa marque de fabrique. A tel point qu'un espace imprégné d'histoire est devenu en même temps le lieu de conception, de créativité, de performance artistique poétique, voire parfois explosive, configurant souvent d'authentiques mosaïques poétiques collectives, parfois sauvages mais toujours authentiques en termes de vitalité.
Avant de passer aux considérations théoriques (qui vont former le cœur d’un second article), je voudrais présenter aux lecteurs deux poèmes choisis par vous pour vous représenter :

Sabrina De Canio

Pane

 

Vorrei tenere insieme tutti i pezzi

come il raspo fa con gli acini,

e non perdere né gli anni né gli amici,

né gli amanti a lungo amati

continuare a sentire il profumo

del bucato di mia madre

e del latte a colazione.

Ma questa vita ad ogni morso

è un pane che si sbriciola

se l’appoggi un attimo

qualcuno che sparecchia

se lo porta via.

 

*

 

Come perla

 

Come perla

mi lascio inanellare

dal fragile filo dei baratti con il tempo

scorro

al ritmo delle mie sorelle fino al nodo

non mi oppongo

al corso che mi è dato

dove il prima e il dopo

solo io conosco

sbiadisco

in fila indiana

nel silenzio prigioniera

di un bagliore incatenato

 

Pain

 

Je voudrais garder tous les morceaux ensemble

comme la rafle fait avec le raisin,

et ne perds ni tes années ni tes amis,

ni amants longtemps aimés

continuer à sentir

du linge de ma mère

et du lait pour le petit déjeuner.

Mais cette vie à chaque bouchée

c'est du pain qui s'émiette

si tu le poses un instant

quelqu'un qui clarifie

il l'enlève.

 

*

 

Comme une perle

 

Comme une perle

je me suis laissé accrocher

du fil fragile du troc avec le temps

je défile

au rythme de mes soeurs jusqu'au noeud

je n'objecte pas

au cours qui m'est donné

où l'avant et l'après

seulement je sais

je m'efface

en file

dans le silence de la captivité

d'une lueur enchaînée

 

 

Massimo Silvotti 

dal nebbiaio di una raminga memoria,

di ramo in ramo, cercare

sponda nelle parole eco, manchevoli

poiché intangibile, ma pur sempre

presenze

 

aggiungo, in certa poesia

come per rendere fruttuosi gli ulivi

occorre che passi la luce tra i rami

 

de la brume d'un souvenir errant,

de branche en branche, chercher

banque dans les mots echo, manquant

parce qu'intangible, mais quand même

présence

 

J'ajoute, dans une certaine poésie

comment faire fructifier les oliviers

la lumière doit passer à travers les branches

(trad. M. Bertoncini)

*

 

leçon d'esthétique

 

imagine Pierre

dans le fracas parfumé de la pluie

ou racine, l'eau qui t'apaise

 

ravir ce sens

esthétique de la vie d'hier

comme des claviers sur un piano

surtout, quand il est enclin au silence

(texte original en français)




Roberto Marzano, poète sans cravate

Roberto Marzano, "poliedrico esecutore di pensieri ", ainsi que le définit la préface de son recueil de poésie, Dialoghi scaleni - ou bien "poète sans cravate" comme le désigne sa bio, est bien un poète-compositeur-interprète de textes et de chansons où son art aux multiples facettes débusque les travers et les du monde contemporain, à travers les objets les plus variés, les avancées technologiques… avec un sens de l’humour mêlant grotesque et surréalisme : que dire de l’aubergine amoureuse qui « grille » pour son objet, ou des fourmis élisant domicile dans les chaussures du poète (qui font penser aux fameux souliers du pauvre Van Gogh).

Un monde hétéroclite, d’où le sérieux et le sentiment ne sont pas bannis, mais protégés par cet humour grinçant qui soulève un coin du réel apparent pour dévoiler ce que l’humain aurait de meilleur en lui. C’est enfin une chanson composée pour le projet Hair in the wind, Capelli al vento, que soutient Recours au poème, qui présentera les textes de l’anthologie réunie par jeudidesmots.com – Cheveux au vent, Femmes d’Iran - pour cette action en soutien aux femmes en lutte pour leur liberté, déjà présentée à Piacenza, où a été effectuée la captation de la chanson.

*

 

traductions : Marilyne Bertoncini

Downlove – L’amore ai tempi di Facebook

 

Ti prego taggami

lungo la schiena un browser

copia ed incollami

i file tuoi nell’anima

tesoro mio modificami

sarò il tuo umile server

il tuo disco fisso

la perdizione in bluetooth

io, piccolo mouse che non fugge

sto connesso ed anelo

a loggare i tuoi giga

ammorbidendo il firewall...

 

Ma il downlove non si avvia

non resettarmi la ram

forse il software è obsoleto

s’imporrebbe un upload

ma amor mio mi accontento

di un pdf (anche piccolo)

un media player d’annata

un viaggio su google earth

basta che tu mi dia

la tua mail od un brivido

un sorriso zippato

e che clicchi “mi piace”

condivida il mio post

ma fa presto se no

mi si arresta il sistema

e davvero non so

se poi mi riavvierò…

Downlove - L'amour au temps de Facebook

 

Tague-moi, s’il-te-plaît

le long du dos d’un navigateur

copie-colle moi

tes fichiers dans l'âme

mon chou change moi

Je serai ton humble serveur

ton disque dur

la perdition en bluetooth

moi, petite souris qui ne fuis pas

Je reste connecté et je désire

loguer tes giga

en attendrissant le pare-feu...

 

Mais le downlove ne démarre pas

ne reboote pas ma mémoire vive

le logiciel est peut-être obsolète

il faudrait retélécharger

mais mon amour je me contente

d'un pdf (même tout petit)

un lecteur média vintage

un voyage sur Google Earth

il suffit que tu me donnes

ton email ou un frisson

un sourire compressé

et que cliquant sur "like"

tu partages mon post

mais fais vite sinon

mon système plante

et vraiment je ne sais pas

si je pourrai redémarrer...

 

*

 

Il conguaglio

 

E' stato proprio il conguaglio dell’acqua

a farci annegare la vita

a infradiciare il nostro povero amore

a renderci naufraghi tra le bollette

le nocche nervose dei creditori insistenti

alla porta ferita da gragnuole di pugni

con noi dietro, muti, senza emettere un fiato

confidando sulla loro stanchezza.

 

A nulla è servito barcamenarsi

tra gli sconti e le offerte sempre più audaci

dei supermercati in guerra perenne

per ottimizzare il costo del lavoro

licenziati in tronco da una crisi bastarda

tranciati da un taglio che ci ha mozzato la testa

ora siam qui di fronte alla finestra

indecisi se aprirla e buttarci nel vuoto

o chiuderla bene ed aprire il fornello

trovando nel gas un qualche rimedio

ma facciamolo subito

prima che taglino anche quello!

La régularisation

 

C'est bien la régularisation de l'eau

qui a noyé notre vie

trempé notre pauvre amour

nous naufrageant sous les factures

les jointures nerveuses d’insistants créanciers

à la porte blessée par des grêles de poings

et nous derrière, muets, retenant notre souffle

escomptant leur fatigue.

 

Il n’a servi à rien de naviguer

entre les remises et les offres toujours plus audacieuses

des supermarchés en guerre permanente

pour optimiser le coût du travail

virés sans préavis par une crise bâtarde

tranchés d'une taille nette qui nous a coupé la tête

maintenant nous sommes devant la fenêtre

hésitant si l'ouvrir et se jeter dans le vide

ou plutôt la fermer et ouvrir la gazinière

trouvant dans le gaz une sorte de remède

mais faisons vite

avant qu'ils ne le coupent aussi !

 

*

 

La melanzana innamorata

 

Prendimi, strizzami

scompigliami il peduncolo

vìola il mio corpo viòla

col tuo pugnale adunco

affettami, trafiggimi

intrugliami con l'aglio

riducimi in cubetti

confondimi il cervello

e, dopo, aspergimi

di sale, di prezzemolo

spadellami nell'olio

sfrigolerò d'amore

io, solanacea timida

dei tuoi occhi cotta

oserei dir... son fritta!

se non fosse che per te

qui me ne muoio…

L'aubergine amoureuse

 

Prends-moi, serre-moi

ébouriffe mon pédoncule

viole mon corps violet

de ton poignard crochu

tranche-moi, perce-moi

mélange-moi à l'ail

réduis-moi en petits cubes

embrouille-moi le cerveau

puis, arrose-moi

de sel, de persil

fais-moi sauter dans l'huile

je grésillerai d'amour

Moi, timide solanacée

amoureuse de tes yeux

oserais-je dire... pour toi je grille !

si ce n'était que pour toi

ici je me meurs...

 

*

 

Formiche nelle scarpe

 

Ho le formiche nelle scarpe!

Hanno perso la ragione

e si son convinte

- nessuno glielo leva dalla testa -

che siano, ahimè, la loro casa.

S’inventano così percorsi arzigogolati

tra tomaia, calze e gli alluci perplessi

per tutto quel traffico frenetico

“ti prendo e non ti prendo”

nella penombra umidiccia...

 

Un improvviso movimento sussultorio

mi induce a  procedere a passo di danza

e a supporre che nella loro opaca lucidità

si stiano, lì, accoppiando

avendo probabilmente scambiato i miei piedi

per un… pied-à-terre!*

 

  • en français dans le texte

Des Fourmis dans les chaussures

 

J'ai des fourmis dans les chaussures !

Elles ont perdu la raison

et sont convaincues

- personne ne l’ôte de leur tête -

que c’est, hélas, là qu’elle habitent.

Ainsi elles s'inventent des parcours tortueux

entre tiges, chaussettes et gros orteils surpris

de tout ce trafic frénétique

"Je t'attrape et je ne t'attrape pas"

dans la pénombre moite...

 

Tout à coup un mouvement saccadé

m'incite à engager un pas de danse supposant que dans leur opaque lucidité

elles soient, là, en train de s'accoupler

ayant probablement échangé mes pieds

pour un… pied-à-terre !

 

*

 

Cheveux au vent




Mari Kashiwagi : Papillon (extrait)

Le manuscrit de Mari Kashiwagi m’est arrivé par la traductrice italienne de la poète, qui avait travaillé en lien étroit avec elle à partir de la version anglaise, établie par Mari et son traducteur, Takato Lento, et incluse dans la publication originale.

J’ai suivi d’abord la leçon de la version anglaise, puis me suis confrontée à celle de Lucilla Trapazzo, avec qui j’ai échangé en cours de travail – Mari Kashiwagi laissant carte blanche pour cette traduction, qui est une adaptation d’une langue que je ne parle pas. Les poèmes choisis pour son livre l’ont été parmi plusieurs centaines – l’autrice est passionnée de nature et de papillons en particulier. Le recueil retrace le cycle de la vie éphémère du lépidoptère, avec légéreté, « mine de rien » et cette touche « métaphysique » qui caractérise la poésie japonaise telle qu’on la connaît en Europe à travers les haïkus et ces poèmes aimés de Claudel, qu’on peignait sur les éventails – objet aérien lui aussi. Ici, ce sont de très brefs poèmes également, aux teintes délicates et fragiles comme les ailes transparentes de ces êtres aériens qui sont un pont entre la matière et le ciel…

Marilyne Bertoncini

un papillon

 

aube

prête à glisser hors de la nuit

Beauté impondérable

un papillon

Quand un papillon

donne au matin

son équilibre

ses ailes

débordent

Ce matin-là

Papillon fut simplement

offerte

à ce qui n’est pas papillon

surgissement

Ailes

 

s’ouvrant à l’aurore

 

 

l’air libre est

musique

Papillon

comme la musique

il faut encore

découvrir

ce qui

suivra

La joie de Papillon

l’accompagne

 

palpitante

Drapée de ses ailes

pour la première fois

elle rêve

en papillon

Epanouie

saisie de sa délicatesse

 

Papillon est




Trois poètes et leurs territoires : 1 — Christophe Sanchez

Ce n’est pas le territoire qui t’appartient,
c’est toi qui appartiens au territoire »
Joséphine Bacon

Dans notre monde en crise, où la géopolitique, l’émiettement des empires, la conquête de territoires semblent se substituer durablement à la géopoétique, cette « dynamique de cohérence générale que Kenneth White appelle « un monde », le thème du Printemps des poètes de 2023, Frontières retient particulièrement l’attention, et soulève me semble-t-il, la nécessité, de se pencher sur  la complexité de la notion de territoire– et ses interactions avec la création poétique, en ce qui concerne Recours au poème.

On peut définir le territoire comme un espace informé par les activités humaines qui le façonnent, et que marque une communauté de traces paysagères, langagières, culturelles – ce que Claude Raffestin nomme la « sémiosphère » dans Espaces, jeux et enjeux (1986) . Les frontières bornent les états, le territoire, lui, appelle aux déplacements, aux réseaux, aux franchissements et aux échanges – et au fond, peut-être, à la déterritorialisation étudiée dans Mille Plateaux (1980) par Gilles Deleuze et Félix Guattari – la rupture du lien entre une société et son territoire – la mondialisation capitaliste telle qu’on nous l’impose.

Or, le territoire semble essentiel – consubstantiel à la vie - comme le langage – et Il est des poètes qui plus que d’autres lient leur pratique d’écriture à l’exploration de leur territoire – et qu’importe la dimension : les personnages de Becket eux-mêmes, dans les poubelles de Fin de Partie (1957) ou ensevelis dans un monticule de sable, comme Winnie (Oh, les beaux jours, 1962) se font un territoire – un espace chargé de sens et d’échanges. J’ai choisi de demander à trois poètes contemporains de nous expliciter le lien qu’ils ont avec le territoire que leur pratique nous fait découvrir : Christophe Sanchez, explorateur d’un territoire minuscule, tel Xavier de Maistre dans Voyage autour de ma chambre (1795), Marien Guillé, « poète de proximité » partageant « grolles aux pieds » sa poésie « de plein air », et Serge Prioul, dont l’écriture se nourrit du dépaysement procuré par  l’exterritorialité de ses séjours au Portugal.

Trois poètes, trois parcours, trois portraits/entretiens pour abolir les frontières.

1 – Christophe Sanchez, explorateur de l'infime

Merci, Christophe, d'accepter de répondre à mes questions : tu  explores un territoire certes minuscule, mais comme au microscope. Le premier texte que j'ai lu de toi parlait vraiment de ce qu'on voit du cadre de ta fenêtre, c'était fascinant comme une vue photographique - tu n'as cessé de me surprendre avec une attention toujours renouvelée pour ce microcosme qui t'entoure – ce dont témoignent aussi tes notes sur facebook, et tes vidéos explorant ton quartier - comment et pourquoi t'es-tu intéressé à ce champ d'exploration particulier?  Ton projet est presque philosophique, phénoménologique cette attention au minuscule, à l'éphémère - est-ce présent quand tu écris? 
En parlant de territoire, on ne peut s'empêcher d'évoquer Kenneth White et sa géopétique - est-ce que cette démarche a un lien avec ce que tu fais?
Le territoire : la fenêtre. C’est parce que tu me l’as fait remarquer que j’ai repensé à cette fenêtre. Même si elle est omniprésente depuis plusieurs années, je crois que ça date de « Morning à la fenêtre » écrit en 2015 et paru chez Tarmac en 2016, ou peut-être que c’est plus ancien que cela, que ça a toujours existé dans mon écriture et même avant que j’écrive.
Il y a dans ce « territoire de la fenêtre » une dualité : le dedans et le dehors, qu’on entende ces deux idées du point de vue géographique ou de celui plus intimiste, de la difficulté de vivre, « le métier de vivre » comme dit Pavese, c’est la même chose pour moi. 
La fenêtre est le poste d’observation pour voir le dehors sans s’y risquer vraiment, sorte de camp retranché depuis lequel j’appréhende le monde extérieur avec ses failles et ses mystères. Même si elle est souvent présente, la fenêtre n’est finalement qu’un biais pour parler d’autre chose, pour parler d’autres paysages intérieurs, oniriques, métaphysiques ou alors complètement absurdes. Enfin, en tout cas, à défaut d’y parvenir, c’est dans ce sens que j’explore.
Quand tu écris, as-tu en vue un destinataire précis? Prends-tu des notes que tu retravailles ?comment s'organise ton exploration - y a-t-il un plan initial, des moments que tu privilégies ... ?
Observer, saisir, écrire. Pas de préparation ni de plan. Je vois, je regarde, j’ai l’idée, je prends mon téléphone et je note, ça forme un poème ou pas.
Dans « L’instant à côté » (éditions du Cygne, 2018), on retrouve le même schéma, le dehors, avec l’effet au microscope dont tu parles. Tu cites Kenneth White comme inspiration; sûrement, même si je préfère me référer à l’infraordinaire de Perec : l’instant caché, furtif, une posture, un sourire, ce qui se cache sous l’immédiatement visible… Mais nombreux sont les auteurs à malaxer cette matière qui n’est autre que le vivant sous toutes ses formes.

 

Tu es donc toujours à l’affût ?
Oui en quelque sorte mais je n’y pense plus en ces termes. Ça peut survenir à tout moment, j’ai pris pour habitude de penser : « ça ferait pas un texte, ça ? » puis ça part…  ou pas. Après, il y a tout de même des moments de prédilection : le matin, souvent tôt, c’est là que je me sens le plus prolixe, les idées « bien propres » et le soir aussi avec quelque chose à décharger à ce moment-là. Si on reprend notre thème du territoire, il réside peut-être ici aussi, sorte de territoire temporel avec deux lieux privilégiés, le matin, le soir - non pas d’observation dans ce sens, mais de « digestion » des évènements de la nuit ou de la journée.
« Territoire minuscule » oui, ça me parle dans le sens de l'infraordinaire perecquien, ce qu’il y a au-dessous des choses, des évènements, cet insignifiant de prime abord m’intéresse parce qu’il est souvent révélateur de sens, de poésie. 

Extraits, poèmes et vidéos

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1 – 10 minutes :

 

Série texte + vidéo, écrire en 10 minutes la ville, le lieu, la rue, la place, l’avenue… Ce qui surgit ou se cache.
L’ensemble des textes écrits à date avec leurs vidéos sont disponibles sur Facebook ici il faut cliquer ensuite sur “vue fil” à gauche pour voir les publications) ou sur Instagram ici 

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3 textes en extraits :

 

10 minutes, avec les oiseaux.

 

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont des idiots.

Je le vois

à leurs yeux fins

qui ne pensent à rien.

Des yeux d’irréfléchis.

Des yeux si petits

que sous les plumes

on ne les voit pas.

Mais moi je les vois

« irréfléchir »

ils s’électrisent par les pattes,

se dopent aux megawatts.

Ça leur démantibule les muscles,

leur grille le cervelet.

Les oiseaux

sur les fils électriques

ne savent plus qu’ils sont

des oiseaux

sur des fils électriques.

Je le vois

à leurs mouvements

battement d’ailes

asynchrones, version megastone.

Hop ! Hop ! Je saute n’importe où,

je vole n’importe comment,

je vais je viens

pour me reposer au même endroit.

Puis je pars sans savoir

pourquoi je suis venu.

Les oiseaux

sur les fils électriques

sont beaux

mais totalement cons.

 

***

 

10 minutes, dans le canal

Je file dans la ville, le ronronnement du tram sous les paupières

Station Les Aubes comme si le nom devait me réveiller

Je descends du tram puis dans le canal du Verdanson

Maigre cours d’eau qui charrie vases et petite eau noire

Je descends dans la couleur des artistes de rue ; ici dans le canal

À l’abri des gesticulations urbaines, les bruits de la ville

Deviennent sourds, tombent dans la fosse bigarrée

Je suis leur cortège de lumières légères qui battent froid le gris du ciel

Je songe à la mer plus loin vers laquelle le Verdanson court

Le froid pique ma peau, l’endroit pourrait effrayer mais je suis bien

 

***

 

10 minutes, dans un parc

 

Un petit parc dans la ville ressemble souvent à n’importe quel petit parc. Je ne suis pas expert, ni physio de parcs mais le parc Clemenceau, que je traverse comme une pensée, je le vois depuis toujours et partout.

Une sorte d’image d’Épinal avec ses feuilles mortes serrées le long d’allées circulaires qui donnent le tournis, ses mêmes arbres dont je ne sais jamais le nom et m’intéresse que moyen de le savoir,

des personnes dedans à la diversité toute relative, des arbres des pelouses des aires des clôtures des sièges des fontaines des toilettes, tous ces aménagements qui sont répliques d’autres vus dans les parcs qui peuplent mon imaginaire,

si tant est que j’aie un jour imaginé l’allure d’un parc, que ce soit dans mon sommeil ou dans quelque rêve éveillé.

Bref, et alors ?

Rien.

Arbres, petits et grands,

Allées et venues, rondes et bancs,

promeneurs promenant,

poussettes poussées,

boîte à livres (à unique livre),

tables clouées au sol

sur lesquelles les pique-niques formatent une couche de souvenirs

que l’on verra plus tard ressurgir sous un tas feuilles,

bâillements quand le soir vient,

soupirs d’aise quand le soleil embrasse,

gens cahotant chahutant passant,

les éphémères comme les permanents,

les pressés comme les ralentis du bulbe,

je dois bien l’avouer : j’aime les parcs.

.

2 – Autour de la fenêtre

.

3 extraits sur mes “paysages fenêtre” :

 

Le jour est dans le carreau

Juste à la place où il faut

Forcer un peu

Y mettre un sourire avec les yeux

Pour ce que ça coûte

D’être léger quand tout pèse

Plus que son poids

 

***

 

Il y a des soirs où le calme ne vient pas

Le jour fait ses affaires avec les habitudes

La lumière tombe sensible aux choses

Le monde descend sans rechigner

Mais un bouillon secoue les ombres

Oh rien ne passe qui vaille une histoire

Le visible reste lisible, le commun à sa place

Mais le calme ne vient pas avec le soir

(Celui-ci a fait l’objet d’une vidéo )

 

***

 

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; mes idées dans le coton de la nuit, je tourne autour, du point et des idées.

Ma main tremble, hésite, recule. Je n’écrirai rien, ce matin. Sur la table, le café brulant n’ose pas fumer. Les livres habituellement si loquaces se taisent.

Je regarde par la fenêtre un point sur un balcon voisin ; il se pourrait que ce point soit une fin.

 

 

Derrière ma chambre il y a une lumière
Sans cesse allumée jour nuit elle brûle
La surface du mur paraît irréelle
Certaines nuits quand je la fixe
Elle se trouble devient une plaque
Qui pourrait bouger de son mur
Pour venir sur le mur d’en face
Car sur le mur d’en face sans
Cesse aucune lumière ne brûle

 

Tu la vois
La petite horloge
Comme un œil
Dans le mur ?




Trois poètes et leurs territoires : 2 — Marien Guillé, poète de proximité

Voici comment se présente la prochaine action poétique de Marien Guillé, poète itinérant, empruntant à pied des itinéraires de proximité géographique (ou affective) que nous vous invitons à accompagner dans les lignes qui suivent   :

« Le 2 mai prochain, grolles aux pieds, sac sur le dos, poèmes au bord des lèvres, ce sera le départ de « La Provence à Pied - deuxième édition - marche poétique de village en village ». Comme il y a trois ans, le poète de proximité repart sur les routes de la région pour une tournée pédestre !

Chaque jour, marcher d’un village à un autre, aller à la rencontre de ceux qui vivent dans les lieux traversés, réaliser des actes poétiques au fil du chemin, faire une halte dans un village différent chaque soir, proposer une Veillée Vagabonde, ouverte à la participation de chacun, avec les habitants, les curieux, les passants, les voisins, les amis…pour échanger autour de la marche, de l’itinérance, du voyage, de l’ici et de l’ailleurs, du proche et du lointain.

Bref, être là, vivant, ensemble, chez l’habitant, dans un jardin, une librairie, un café, un parc, une grange, en plein air, sur une place au bord de la fontaine… un moment suspendu pour se rencontrer, se découvrir, se donner des nouvelles de la vie. »

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Marien , peux-tu expliquer la façon dont tu procèdes, les  liens qui s'établissent entre les déplacements et l'écrire - comment ça s'organise, comment tu prends note, comment tu projettes... : 
L'écriture vient pas à pas. Les mots avancent en même temps que moi. Un pied après l'autre. Un pied devant l'autre. Un pied avec l'autre.
Des épines de pin tombent au gré des vents sur les chemins, pareillement les mots tombent sur la feuille. Je m'arrête souvent pour écrire. Ou parfois j'écris avec ma bouche. Je dis à voix haute. Je parle aux arbres et à la terre. Aux oiseaux. J'écris pour eux dans l'air des mots invisibles. Parfois je retiens par coeur ce que je dis, parfois je l'enregistre pour le recopier le soir. Parfois je sors le carnet et j'écris en regardant autour, en regardant ce qui bouge et ce qui reste sans mouvement. Le furtif et l'immobile.
Chaque jour, les notes s'accumulent et forment comme un long poème qui file comme un TGV à travers ses journées lentes. La lecture de ces notes additionnées est chaque jour plus conséquente et tente de rendre compte de la traversée en extra-rapide en s'arrêtant sur des sensations longues comme sur des détails ponctuels. Dire aussi les paysages, nommer les lieux, parfois les renommer ou les baptiser, parler des rencontres, des personnes retrouvées sur le chemin et qui accueillent le marcheur. Prendre le temps d'aller à pied vers quelqu'un provoque nécessairement une rencontre particulière, un espace-temps unique où des temporalités différentes se frôlent, se tricotent.
Dire un peu de leur vie, de leur nid, de leur quotidien. C'est comme si on marchait deux fois : sur le chemin le jour et aussi le soir par la parole partagée et sur le papier qui saisit des instants du chemin, le prolonge avec le stylo.
C'est faire corps avec la présence/le retrait que demande la marche et la présence/le surgissement qu'implique la rencontre
Comment t’est venu la nécessité de marcher ?
Mon rêve de marche a commencé quand j'ai appris que j'avais un père qui venait de loin.
Une manière de rejoindre le lointain et l'invisible. D'aller ailleurs comme au fond de moi.
Deux phrases importantes pour moi : Bobin dit "Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles" et Segalen (à peu près) : "ces voyages au bout du monde qui ne sont que des voyages au fond de soi"
Ma partie indienne, je l’ai découverte véritablement en 2015 mais Mon père restera toujours un silence dans ma vie. Un silence tellement criant que j’en ai fait un spectacle, ça s’appelle IMPORT EXPORT :
J’ai 13 ans. Je regarde la télé. Ma mère est à côté, elle est en train de repasser le linge. C’était sûrement l’été, il faisait chaud.
A un moment, ma mère pose le fer à repasser, elle s’approche de moi, elle me serre contre elle et elle me dit :  Marien, j’ai fait des recherches sur internet pour retrouver ton papa, en Inde. Ça fait 9 ans que ton papa est décédé, Marien, il est mort. Mais sa famille, elle vit encore à Jaipur, et ils seraient très heureux de te rencontrer si tu voulais aller les voir. Sur le coup, je n’arrive pas à ressentir quoi que ce soit, ni de la tristesse, ni de la joie. J’ai 13 ans. Je suis un ado tout ce qu’il y a de plus insensible et banal. Je ne réponds rien à ma mère. Mon quotidien, à cette période, bascule progressivement des jeux vidéo vers l’écriture et le théâtre, c’est un moment charnière. Je laisse tomber Tintin, j’éteins la télévision, je vais dans ma chambre, je pense à tout ça et je me dis : « un jour, j’irai en Inde rencontrer ma famille et ce sera mon pèlerinage intime, et comme tout pèlerinage, je le ferai à pied ». Ouais, Je savais qu’un jour j’irai en inde, mais je pensais que j’irai à pied ! Je me voyais partir de Provence, j’aurais longé la Côte d’Azur, Nice, Monaco, Menton, hop, traverser l’Italie vers le nord-est, la Slovénie, un bout de Croatie au nord de Zagreb, la Hongrie, paf l’Ukraine, tout du long, un bout de la Russie entre la mer noire et la mer caspienne, Kazasthan –l’Ouzbékistan Samarkand, la ville mythique, et puis l’Afghanistan (bon, là, j’avais promis à ma maman de prendre un bus au cas où, ou un avion, plutôt, je ne sais plus ce qui l’a rassuré), le Tadjikistan là ça grimpe, y’a les montagnes du Pamir et corridor de Wakhan, et arriver au Cachemire, mais c’est la guerre aussi là-bas alors…bref, ma foi le pakistan, dont venait la famille avant la partition de l’inde en 1947, passer la frontière à travers le désert du Thar, en dromadaire si c’était trop dur, arriver en inde directement dans le Rajasthan, ou par le Panjab, et enfin, Bîkaner, Ajmer, Jaipur…Jaipur ville de mon père, ça paraissait simple, facile à organiser, limpide. Durant des années, j’ai rêvé d’y aller à pied car c’est quand je marche que je suis capable de voir vraiment les choses comme elles sont. Leur véritable chair. Je vois avec mes pieds, pas avec mes yeux. Mes yeux sont infirmes. Mes pieds sont clairvoyants. Je ne savais pas encore que la marche allait devenir si importante dans ma vie et devenir quelque chose d’initiatique. 
Partir à pied, c’était une manière de prendre le temps de me préparer intérieurement, une manière d’avancer lentement vers le but afin de ressentir au fur et à mesure les changements de cultures et d’état d’esprit, une manière de vivre pas à pas le chemin à la seule force de mon corps, et de ralentir le choc temporel des voyages en avion. Les avions, ça nous fait pas voyager. Ça nous déplace. Mais notre corps ne bouge pas lui, on lui demande même de rester sur son siège, de l’attacher, de remonter la tablette et de savoir activer le masque à oxygène. J’aurais voulu atteindre ma destination par un voyage où mon corps n’aurait pas été seulement déplacé, mais serait resté son propre moteur,
C’est marrant ça, c’est comme si apprendre la mort de mon père, ça m’avait donné envie de marcher, alors qu’avant, la marche, c’était plutôt la punition, la balade qui prolongeait le repas de famille du dimanche, qui retardait toujours le moment de rentrer à la maison.
Bon, Gougeul Mapsss estimait le trajet à environ… 1595 heures de route, 67 jours, sans les pauses, 7842 kilomètres. Ce n’était pas un voyage à faire tout de suite. Je ne pouvais pas à 13 ans partir en Inde à pied, alors au lieu de ça, je suis allé à pied partout où je devais aller. Comme si tous les pas que je ne pouvais pas faire jusqu’en Inde, j’allais les additionner. J’allais faire tous ces kilomètres impossibles à l’intérieur de moi. 
Et je suis devenu complètement drogué de la marche, du fait d’aller quelque part à pied ! A 16 ans, j’aurais pu commencer à apprendre à conduire, j’aurais pu passer le permis, mais non, je voulais continuer à marcher, du moins à faire de chaque déplacement, même de quelques kilomètres, un vrai voyage, à pied, en train, en bus… écrire des poèmes en regardant les paysages, me perdre, trouver une manière chaque fois nouvelle d’atteindre l’endroit où je devais me rendre, pour faire de chaque déplacement,! c’était comme un jeu

restitution publique d'un carnet de voyage à La Ciotat (dessin de Lysey)

Tu tiens lors de ces itinérances, des carnets de voyage dont la lecture  publique est un geste artistique en lui-même – tel que j’avais pu en profiter dans le jardin de Béatrice Machet, où nous étions rencontrés au retour d’une de tes errances…
Pas de meilleure réponse qu'un extrait d'un carnet de voyage : 
Bientôt plus qu'une semaine avant le retour à Marseille !
La pluie continue à me poursuivre, les pas à s'additionner, les visages, les villages, les paysages, tout semble sourire, malgré tout, dans le tumulte climatique de ce mois de mai. La terre accueille la pluie comme une promesse tardivement exaucée, une caresse méritée après tant de mois sans eau. Les sentiers ont l'odeur du temps qui renaît, du printemps qui éclate, du jour qui se tient debout dans la ferveur d'un été proche. Mes chaussures sont pleines de boue et de brindilles, elles se colorent des kilomètres abattus et se nettoient chaque matin dans la rosée fraîche qui éclabousse entre les lacets.
Le passage du Lubéron a été formidable, puis la montée jusqu'à Banon, plus haut point du parcours, avant de redescendre encore deux jours à Reillanne profiter des rencontres et des douceurs d'un village vif et généreux. Manosque avec Mathieu, journée formidable à trouver son chemin dans la garrigue, entre les ruisseaux ensoleillés et les cerises prêtes à mûrir. Le plateau de Valensole et son horizontalité étendue à l'infini. Ce renard dans un champ de coquelicots. Les poèmes qui s'écrivent en chemin. La pluie, encore. Le vert éclatant des éclaircies. Les amis qui viennent passer la pentecôte en chemin. L'arrivée dans le Verdon en petite troupe joyeuse. Artignosc, sa fête du pain, son auberge, son lac glacé qui accueille nos corps harassés. Rafa, Myriam, Marion, Mike, Thelma, Patrick, Cathy, Carole, Dorothée, Boris, Hiram, Amália, Laurent, Annabelle, Mathieu... paroles et gestes fraternels partagés dans l'inestimable présence d'un weekend entre nous, que personne ne pourra dérober, coquelicots sur les oreilles, on a le coeur à chanter dans les buissons !
Puis repartir, sous le pluie encore, marcher, marcher. La Provence Verte, désormais, ces océans de vigne et ces bâtisses de pierre qui offrent le repos. Ces poèmes partagés dans la chaleur d'un foyer. L'accueil. L'accueil de ce qui vit, de ce qui va, de ce qui vient. De ce qui tombe de l'arbre, du ciel, du cœur. De la tête au pied. Les journées s'inventent au fil des pas, s'effondrent joyeusement et renaissent sans crier gare. "Attention, chute de joie sur 170 kilomètres. Restez sur votre voie". Les voisins vigilants n'ont qu'à bien se tenir : s'ils ne prêtent pas suffisamment attention, un poème risque de leur tomber dessus, sans prévenir. Espérons qu'ils auront la main ouverte et le cœur vaillant.
Ce matin, le silence était sans pareil. Les mots sont comme les cerises. Mûrir demande du temps, de l'eau et de la lumière. S'abreuver est une histoire sans fin, nos lèvres ont soif. J'étais assis sur le chemin et j'attendais bientôt que mon corps passe devant moi. En joignant nos pas, le soir avait la couleur de nos yeux. Plonger dedans réclame encore son lot d'ignorance.
Marcher, ça remet les idées en place, ça réveille un corps endormi, ça traque la petite bête qui grignote le temps et nos audaces. Mettre un pied devant l'autre. Et rien de plus.
Est-ce que je suis heureux de marcher, d'être là ? Je ne me le demande pas... la réponse est déjà là, avant la question.
Ce n'est pas d'avancer qui est difficile, c'est de s'arrêter.




Trois poètes et leurs territoires : 3 — Serge Prioul et l’appel de l’ailleurs

C’est à travers tes Carnets du Barroso, paru en 2014 aux éditions Vagamundo. avec un avant-propos de Sylvie Durbec que j’ai découvert ton attachement à ce territoire particulier  qui t’inspire de beaux textes et pour lequel tu utilises de magnifiques photos.
Comment as-tu rencontré ce Pays d’au-delà des monts (que mon clavier insiste à écrire « au-delà des mots » !) qu’est-ce qui t’y attire – depuis combien de temps est-il source de création pour toi ?
Impossible pour moi d'évoquer le Portugal sans associer à cela ma femme Régine, et même la notion de famille, tant le Beau-Pays, comme l'appelle mon ami le photographe Gérard Fourel, découvert en 1995, a finalement pris de place dans notre histoire.
Depuis cette date, presque chaque année, grâce à un camping-car, attirés et retenus par une certaine notion de liberté qu'il nous proposait, nous avons sillonné ce pays, à la découverte des lieux, des gens, et des coutumes.
Fils de tailleur de pierre Breton, pratiquant quelque peu moi-même, ces montagnes et ces villages de granit m'émerveillaient au possible.
En 2011, dans le village de Negrões, presqu'île au bord d'un grand Lac (je tiens à la majuscule) nous avons acheté une vieille maison qu'il faut toujours restaurer. Pied à terre pour continuer à battre les chemins du Trás-os-Montes, ce pays d'au-delà-des monts.
Depuis longtemps, amoureux de l'écriture, comme remède à bien des maux passés, c'est dans cette maison et ces voyages - parfois autour de la chambre - que j'ai vraiment satisfait ma passion pour les mots. Trouvé l'inspiration, et j'oserais dire la respiration, puisque c'est d'un dépaysement calme dont j'ai vraiment besoin, chaque matin, pour écouter ma plume.
Sous la chandelle - puisque l'électricité n'était pas encore de l'aventure - c'est dans cette maison que pendant l'hiver 2013 j'ai écrit mon premier recueil Carnets du Barroso, une histoire simple autour de nos rencontres dans cette région isolée des montagnes du nord.
Comment cela se passe-t-il : est-ce que tu prends des notes –des photos – est-ce que tu écris dans le paysage, ou bien plus tard, en rentrant en France ? Pour qui écris-tu ces textes ou dans quel but ? Quel lien essentiel se tisse entre ce territoire et toi ?
Chaque matin, principalement dans le camping-car, j'écris donc, l'aventure de la veille, au style de l'heure - si j'ose dire. Ici ou là, hasards de la route, sans trop de concessions à la modernité : pas d'Internet ni d'ordinateur, jamais de campings, juste bivouacs au bord des villages. L'été comme en plus.
J'aime beaucoup prendre des photos, des pierres certes, mais aussi des gens parmi les gestes et les pierres justement. Photos avec l'appareil, évidemment, mais aussi au-travers du poème. Brouillons de textes, dirons-nous, mais en sachant bien qu'un poème n'est jamais vraiment fini. Les carnets de l'été s'emplissent et s'entassent J'y reviens seulement au calme des retours et de la table d'écriture. En Bretagne. Autre pays de granit. D'une vieille maison à une autre. Lieu où poser la pensée et chercher le mot juste.
Pourtant mon credo n'est pas d'écrire mais de vivre. Pleinement. L'écriture venant après. Il est même rare que je prenne une note sur le terrain. Seule exception, il y a quelques temps, avec des poèmes ébauchés, autour du mur, pour un recueil ayant trait au travail manuel, avec la présence d'un certain Thierry Metz dont le parcours est si proche du mien - et pourtant si différent.
Ainsi j'écris en écho à d'autres poètes - j'aime prolonger le poème, ai-je coutume de dire. Miguel Torga sur mes chemins Portugais, Thierry Metz dans la poussière, François Villon dans la joie de la langue. Et tant d'autres, évidemment. Anciens et modernes.
Ma femme, comme sur notre chemin, est omniprésente dans mes poèmes. Elle dort là, tout près, tandis que j'écris, et n'est-ce pas l'essentiel pour tenir calmement la plume en regardant la lampe !
Alors, j'essaie d'écrire, au plus près de mon ressenti. Dans l'épurement d'une langue découverte principalement dans les livres et bien peu sur les bancs des écoles.  Allé s’en est, et je demeure, /Povre de sens et de savoir… Le Portugal, ses gens, ses scènes… comme compagnons. Régine, ma femme. Ma vie, qu'il faut dire, mais pas trop - j'ai beau avoir du ventre, j'ai horreur des nombrils !
Ecrire encore sur les routes de France. Devant la Loire, devant la mer, la montagne, dans la lumière d'une terrasse de café aussi.
Regarder. Voilà bien ce qu'il faut. Les mots sont quelque part entre les choses et soi.  
Le Portugal donc, pays connu et aimé, comme tout lieu au regard de l'écrivain voyageur mais aussi un prétexte à l'essentiel : vivre et l'écrire.

 

 

3 extraits des Carnets du Barroso, et des inédits

 

photos de l'auteur

 

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Cet œil noir et mouvant de la chandelle

Où on ne peut plus lire

Plus écrire

Trop près dans l’ombre d’elle-même

J’ai failli écrire chapelle

Chapelle chandelle

Lieux d’ombre et de lumière

 

Tirer un trait comme finit le poème

Cette illusion de croire qu’on passe à autre chose

Intérieur extérieur

La chandelle

Le Lac

Soirs et matins

 

Les villages du Barroso

 

Une jeune femme entrevue hier dimanche

Qui gardait ses chèvres

 

Ces trois hommes

Commis de ferme

Comment dit-on dans le Trás os Montes 

Pas sortis d’un Moyen-Âge

Dans l’euphorie alcoolique du dimanche

Celui-là lorgnait la femme qui passait

L’autre aux rastas parlait à un chien libre qui lui répondait

Dans les nuages de décembre

A Peirezes sur les pavés du village puis la route qui continue vers Montalegre

 

Nous allons marcher jusqu’à Vilarinho de Negrões 

Dit la jolie femme de Morgade que nous connaissons

Elle travaille à la douane

Le dimanche elle se promène

Dans la montagne ou sur les bords du Lac
Sa vie est dans notre poème

Et lui passe

Comme l’ombre d’un grand aigle

Sur la Serra de Larouco

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

 

 

 

Ne jamais rien faire comme les autres en art 

en morale faire comme tout le monde 

Dit Jules Renard avec son cynisme habituel

Mais l’écrire Monsieur Jules c’est déjà ne plus être tout le monde

Jules Renard aligné sur la morale

Tant que sa femme brûlera son journal 

Je prends une photo de ma table de travail 

Qu’éclaire donc cette chandelle 

Un livre ouvert

Deux carnets un de notes un de poèmes

Et puis les bols du petit déjeuner

Le lait le miel du Barroso

Rien de plus sur mon envie d'écriture

Que cette femme qui dort

Si présente dans tout ce que je lis

Comme la Marinette de Jules

Si toujours là dans tout ce que je vis

Nous vivons deux

Nous poursuivons cette vie

Vie d’aventure

Et le mot est au singulier

L’aventure d’une table d’écriture

Et d’un vieil amour

Dans le Trás os Montes

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo – 2014

 

Deuxième jour de l’an

Est-ce que se lever aux aurores voudrait aussi dire qu’on est neuf 

Allumer les chandelles de la chambre

Les murs ont été montés avec les granits des champs

Et presque tous les champs sont devenus le Lac

Le Lac est-il devenu notre Lac 

On ne s’approprie rien

Mais les choses nous viennent

Pourvu qu’on les aime

Nous aimons le Lac

Les granits

Les murs des maisons

Les sources nous traversent 

Un ruisseau rapide longe la maison

Tout d’un coup

Surtout l’été

Il s’arrête de couler 

Les villageois de Negrões retiennent l’eau dans la montagne

Nous ne savons pas trop où

C’est le monde de la montagne

Les mystères de pauvres du Trás os Montes

Heureux déjà que nous accueillent à boire

L’eau des fontaines

Les loups du Barroso

 

Extrait des Carnets du Barroso - éditions Vagamundo - 2014

 

Comme si c'était un jeu

de retrouver des pas laissés

sur le sable mouillé

en revenant sur soi

à partir du poids

très léger de la vie*

 

Être là

En être là

Les traces d'hier pour aujourd'hui

Traces à mener

A demain mener

Moveros est un village frontalier

Le dernier de l'Espagne avant le Beau Pays

Les gens dehors nous regardent passer

Un soir de juin un gros camping-car

Dessinés les chevaux galopant du voyage

Il faut bien cela pour commencer

Celui de cette année

Pour qui sommes-nous

D'un soir les chevaux sauvages ?

Ici on vend des poteries colorées

Des personnages peints

Des animaux de toute sorte

Des vaches de race rigolote

Portant des amphores des temps anciens

Imaginaire au pas

Où était le bonheur

A peine encore dans la trace d'un soir

Pour nous harnachés

Les petits ânes

Retrouvés

 

* Tout cela  - François de Cornière

 

Vila Chã da Ribiera - 23 juin 2022 (inédit)

 

 

Hier soir Izilda râlait

Après les chiens de José Abilio

Qui toute la nuit ont hurlé

José argumentait qu'ils n'avaient pas commencé

Juste répondu

A celui du village qui traînait dans la nuit

Et qu'il n'y pouvait rien

Puis elle continuait

- à cela l'aidait un peu le vin du Douro -

Après ces fichus coqs de Darida

Qui à cinq heures ont pris le relais

En forme oui et en cœur

Treize insistait-elle treize

Et Darida dans l'été et la retenue d'un sourire

Rectifiait

Onze

     onze coqs

                            j'ai seulement onze coqs

 

                            Vila Chã da Ribiera - 26 juillet 2022 (inédit)

 

Des Portugais se sont arrêtés tout à l'heure

Etonnés de me voir là

Tailler le granit

Massette et ciseau en main

Comme autrefois

J'ai dit j'étais maçon et tailleur de pierre

                                                    ajouté plus bas

                                                                            poète

Ils ont parlé du calme du village

Et du silence matinal

J'entends moi le chant des coqs

Le carillon régulier des vaches

Les cris clairs des arrosages de six heures

Et surtout le soir

     ai-je ajouté

                la voix du grand Lac

En regardant vers l'église

Les gens ont continué sans tout comprendre

De cette histoire de cloches et de Lac qui parle

Les outils posés

La pierre scellée

Les mains caressant le sable arraché lavées au ruisseau

Des mots entendus

C'était l'heure

                            Sont venus

                            22 juillet 2014 - 25 avril 2020 (inédit)

 

 

Retour à Negrões

Le Lac est partout

La chandelle est bleue

La poule de l'enfant trempe son granit dans l’eau

J’avais oublié que la maison avait cette odeur

C’est celle de notre hiver

L’odeur des Carnets du Barroso

Je viens de poser le manuscrit sur la table

C’est un retour

Il y a cette joie dans les retours

Comme celle

pas plus

de l’aube

C’est vrai

     Maintenant

Nous avions laissé là

     Du bonheur

Retrouver les riens dans les corbeilles de terre

Ranger les fruits comme la rondeur du plaisir

Ah l’odeur encore

Des mouches d’été aussi visitent

Entrez la porte est toute ouverte

Et l’air du Lac

Le bleu du Lac

Entre qui veut

Je veux tout

 

Negrões - 2 juillet 2013 (inédit)