1

Gérard Mottet, Par les chemins de vie

Dès l’ouverture du recueil, une question lui donne sa tessiture : «  La poésie : quoi d’autre que cette voix qui tente éperdument d’apprivoiser l’incertitude ? ». Philosophe de formation, Gérard Mottet, porte en lui cet amour de la question qui le pousse à interroger inlassablement notre essentielle fragilité. A travers ses textes, le temps semble se diffracter en de multiples miroitements où persistent quelques scintillements de l’enfance :

Où vont nos pas dans les poussières

De ces chemins trop incertains

Où vagabondent nos regards

Qui s’usent aux éclats du monde

Retrouverons-nous jamais la mémoire

Perdue de nos contrées originaires. 

Gérard Mottet, Par les chemins de vie, éditions Unicité, 2017

Si à chaque instant la mort est inséparable de la vie et que chaque pas nous en rapproche, il nous faut cependant essayer de rendre « à notre âme l’élan perdu de ses désirs ». La contemplation du monde et de la nature peut ainsi ouvrir la voie à une sorte d’apaisement et de consentement à notre éphémère destin :

 

 Vois comme les rivières et les fleuves

Aiment aller se perdre dans la mer immense

Et tout le firmament de la nuit venir s’y refléter.

Ouvre vaste ton seuil à la nature laisse la venir.

 

Ainsi nous marchons en « ces chemins secrets vers cet ailleurs qui est toi-même », en quête à la fois de nous-mêmes et d’accomplissement, pour maintenir ouvert le champ des possibles, comme un écho « au deviens qui tu es » de Nietzsche : « préfère ce qui n’est pas encore advenu mais le devient. […] préfère ce qui vient à ce qui est déjà venu et ne t’arrête pas en chemin connu […] Laisse-toi devenir. » Alors parfois peut surgir un bref instant de grâce, comme une épiphanie, pour panser notre mémoire endolorie :

 

Connaîtras-tu comme autrefois enfant

Juste la grâce d’un instant

Le pur jaillissement d’une étincelle

Qui te fera soudain renaître

Dans la coïncidence de toi-même. 

 

Si nous nous sentons parfois comme prisonniers d’un « ici » morne et monotone et que « lourds nous semblent nos pieds attachés à la terre », déchirés entre notre besoin d’appui, de stabilité et notre désir de nous envoler avec au cœur cette soif inextinguible d’immensité, toujours l’ailleurs nous appelle à nous dépasser nous-mêmes pour enfin « faire danser toute la terre, danser la vie et danser la lumière, toi voltigeur de l’infini. ». La parole en définitive s’avère être le seul véhicule de cette envolée furtive :

 

Les mots parfois

Ouvrent leurs ailes de colombe

Et s’envolent au loin

S’échappant d’entre les barreaux

Du quotidien. 

 

Mais le désir étant sans fin, le bonheur est toujours autre part, insaisissable, nous enchaînant à une sorte de déambulation forcée car nous ne sommes faits que « de l’étoffe du temps » et seul l’instant présent est en définitive riche de notre éternité. Ceci nous détermine à être à la fois présents et absents à nous-mêmes, à la fois « ici-ailleurs » en même temps dans ce jeu de la vie où s’allient les contraires et les paradoxes. C’est pourquoi la thématique de la marche et du pas fait sans cesse retour car elle est l’essence même de la vie et de notre nomadisme existentiel :

 

En chacun de tes pas

Il y a un chemin impossible

Que tu n’emprunteras pas […]

Es-tu rien d’autre que ce mirage là-bas

Qui te tourmente

Que cette ligne d’horizon

Imaginaire

Que tes pas ne pourront jamais atteindre.

 

L’homme en sa finitude à la beauté d’une « fleur suspendue au bord de l’abîme », mais vaine est sa tentative de fixer l’instant, d’arrêter le flux et reflux du temps à travers l’écriture, seul compte le mouvement d’aller vers ce que l’on ne connaît pas encore et qui reste toujours à inventer, à définir :

 

Laisse Laisse courir la vie en liberté

Ne tente pas de l’arrêter car accomplie

Ne sera ton œuvre de vie

Que lorsque te sera donné d’enter

Dans ton ultime vérité.

 

Alors la vague que nous sommes peut enfin revenir « au flux incessant de la mer » et le vieil homme se reposer « comme s’il eût reçu sa part d’éternité. »

Ainsi en ces « Chemins de vie », Gérard Mottet nous emporte dans une profondeur sans concessions, nulle place ici pour l’artifice, il ne reste plus que l’essentiel en de fulgurantes métaphores ou paradoxes où s’allient les contraires, à l’image même de notre humaine condition. Un très beau recueil à découvrir absolument.

 

 

 

 

 




Janine Mitaud, Soleil multiplié

A travers cette anthologie (1958-1969), les éditions Rougerie nous proposent de découvrir l’œuvre de Janine Mitaud, saluée par Seghers et René Char en son temps. La préface de Barbara Carnerro nous donne quelques éléments biographiques utiles pour comprendre l’œuvre : la mort prématurée des parents lorsqu’elle a quatorze ans, la seconde guerre mondiale, son goût pour les mots hérité de son père puis ses études à l’école normale et son engagement politique contre le nazisme et le franquisme dont certains de ses premiers textes se font l’écho.

Janine Mitard, Soleil multiplié, Rougerie, 2017

Janine Mitaud, Soleil multiplié, Rougerie, 2017

Ce qui domine dans ce recueil est l’enracinement à la terre, à ses racines paysannes ou agricoles qui ensemencent le mot qui devient ainsi une promesse de germe ou de floraison. Le texte est labouré, sillon après sillon, avec amour et patience :

Pense au labour me dit l’été
A la semence
Rêve au travail secret que les épis
Couronnent

Cette sève qui coule dans ses veines est ainsi la source de toutes les promesses, de naissance et de créations à venir…Cette « vérité volupté de vivre ». Mais après ce « soleil de blé » vient le temps de la colère et du déchirement. La mort de l’enfant confronte la parole à sa part d’ombre et non plus de germination :

La parole affronte la mort Le Verbe crie
Son besoin d’une terre et d’un magnificat
Mais encore une fois l’apaisement viendra de la nature, de l’enracinement dans les saisons et les champs :
Encor l’enfance Non la terre
        Mère
                Chair
Puis-je nier mes racines
Dans la profondeur grasse où dorment bêtes et cailloux

Une sorte de douceur vespérale se dessine où « chaque jour est un choix. Vivre ne jamais s’habituer ». L’éternité est pour elle cette épiphanie de bleu dans le soulèvement des blés. Cette voie humble et légère voyage ains« de l’histoire à l’image d’une création du monde. Sans venir à bout du fruit, sans choisir : de la soif sensorielle allègre au défi mystique. » La question demeure ainsi toujours ouverte et permet au poème de se déployer en une sorte d’aube toujours renouvelée. Le poème se faisant alors délivrance contre l’absence et la blessure devient une « soif créatrice de sources » où les mots sont des silex, source d’embrasements et de défrichements.

Ainsi sous l’apparente simplicité de ces textes, se dissimule une profondeur cachée que Janine Mitaud, sans doute injustement oubliée, nous demande de traverser comme un écran pour atteindre la profondeur du mystère en son cri :

L’écran

Pour connaître et survivre
Tu as imaginé des mondes
Ressuscité des dieux
Et te voici
Abasourdi
Par la beauté
Des mots et des musiques
Par la présence de la terre
Vienne ton dernier jour
Applique l’oreille au mystère
Des violences créatrices
Passe l’écran
Le seuil de sang
Saisis le cri

 

 




Brisures de mots : la poésie de Françoise Hàn

Écrire de tout notre corps, et que tout soit présent ((F. Hàn, Profondeur du champ de vol, Nîmes , Cadex, 1994, p. 8))

La lecture de l’œuvre de Françoise Hàn nous entraîne vers les abîmes immémoriaux d’un temps et d’un espace revisités par l’écriture en une sorte de troisième lieu médian.

En cet espace poétique qui semble n’être que l’anagramme de l’inconnu, le mot épouse le corps à travers la perception d’un présent rendu unique par cette incarnation fugitive. Le langage n’est que l’écho d’une question, un fragment et parfois même un ossuaire pour toutes les voix perdues ou négligées de l’histoire qui semblent habiter la page : « Nos voix font effort pour se raccorder.

Françoise Hàn

Françoise Han

 Les paroles que nous prononçons tâtonnent pour se rejoindre. Beaucoup se perdent. Beaucoup sont mâchées par les poissons carnivores. Et celles qui survivent, nous ignorons où elles vont. Du commencement et de la fin des choses, nous ne savons rien. Le tracé s’interrompt, le dessin d’ensemble nous reste inconnu. Mais la fracture toute fraîche, l’arrachement, ou l’infime sillon de l’érosion, par nos cinq sens nous les percevons ((Ibid, p. 9)). »

La seule prétention du poème n’est peut-être que cette captation de l’instant qui parfois nous fait le don de l’oubli à travers ce pur accueil de la présence sensorielle : « Nous, qui de mémoire d’homme connaissons plusieurs écroulements, nous tentons cette gageure : dans le poème, saisie de l’instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration, la chute vers les grands fonds de nos débris, sédiments futurs((Ibid, p. 9)). » Voués à la chute, il nous reste toutefois en partage ce sillon de la matière à creuser avec l’espérance d’une légèreté aussi ignorante que « le chant d’un oiseau, à l’aube au bord d’une fissure((Ibid, p. 9)) » et la saveur de« ces soirs d’été où nous avons cru être au monde. » Si cette grâce de l’inconscience propre au monde animal ou végétal nous est refusée, elle est toutefois le fondement même de notre liberté : « Nous sommes là où nous ne pourrons jamais nous atteindre. L’évolution a produit en nous l’inquiétude, comme chez d’autres la nageoire ou l’aile. Avec sa symétrique : toucher les fleurs, l’argile, les coquillages. Peindre, pétrir, chanter. Lancer une sonde sur la planète Mars. Crayonner la création sur les murs de Lascaux ou d’Altamira((Florilège paru dans la Revue d’Art et de Littérature, Musique n°77, novembre 2011, « L’évolution des paysages », p. 45, www.lechasseurabstrait.com/revue.)). » Cette douloureuse lucidité n’est en fait que le ferment de toute création dont il ne restera cependant en toute humilité que quelques « vocables dessouchés », quelques brisures. A la conscience de cette vie fuyante comme de l’eau s’oppose donc l’impermanence du rocher qui était là « bien avant le ruisseau » et qui surtout « ne se souvient plus d’avoir une histoire((F. Hàn, Ne pensant à rien, Remoulins, éditions J. Bremond, 2002, p. 23)). » Comme l’indique le titre du recueil d’où est tiré ce vers « Ne sachant rien », si l’arbre de la connaissance nous est refusé, peut-être pouvons nous apprendre un peu de cette quiétude ignorante d’elle-même. Car il y a au cœur de la roche un éclat retenu que les mots tentent de capter comme un fragment de quartz. La rivière en son creusement peut elle aussi « se charger de minéral, recréer là-dessous, dans le resserrement un chemin d’étoiles((Ibid, p. 25)). » En ce gai savoir de l’abîme, l’homme comme le texte qui le représente n’est qu’un fragment livré au manque et l’univers qui l’entoure est cette énigme inscrite sur la face d’un dé dont « Les faces visibles se nomment : Attente – Rencontre-Adieu – Longue Route – Barques perdues en mer – Mer de sérénité – Effacement. Sur la septième face, il n’y aurait pas de nom. [Puisqu’elle est l’ensemble de tous les noms, de ceux-là aussi qui ne sont pas prononcés.]((Profondeur du champ de vol, op. cit., p. 32))

La parole est donc une sorte d’éternelle première fois qui se réinvente à travers chaque homme qui n’est lui-même qu’une parcelle ou un éclat de cette vérité dont la totalité nous est refusée. Ce manque est toutefois la condition même de notre désir : « Chaque mot comme le premier mot qui fut prononcé, le premier mot, celui peut-être qui désigne l’eau pour la soif((Ne pensant à rien, op. cit., p. 15
)). » Ce pourrait être aussi un point ou encore cet intervalle qui permet à toutes choses d’exister à la fois «ensembles et séparées». C’est pourquoi dans un article consacré à l’idéogramme((Florilège paru dans la Revue d’Art et de Littérature, Musique n°77, novembre 2011, « Devant l’idéogramme », p. 16-17, p. 45, www.lechasseurabstrait.com/revue.)), Françoise Hàn nous décrit la représentation du mot « interroger » qui nous semble être en définitive le paradigme ou le fil conducteur de l’ensemble de ses écrits. Le caractère bouche est formé devant le caractère porte. Derrière la porte ne se trouve que la page blanche ou le vide où les énergies circulent. La bouche elle-même « encadre un vide plus petit », « comme une tentative de prononcer en une seule syllabe le fond de l’univers. » Mais cette tentative est vaine car un signe limité et circonscrit ne peut dire le Tout, la fermeture s’oppose à l’ouverture infinie que seule un trait ininterrompu pourrait peut-être représenter. En sa brisure même l’idéogramme toutefois épouse ce mouvement ou ce rythme de l’univers marqué par le sceau de la temporalité et donc de la coupure.

Le poème est donc cet « espace ouvert » où résonne indéfiniment l’écho d’une voix, sans que l’on sache vraiment d’où elle vient ni à qui elle appartient réellement, en ces paroles uniques et universelles à la fois qui peuplent la page : « Quelqu’un te demande si sa voix est la tienne, quelqu’un t’apporte son silence et s’en va, les uns déposent leur fardeau et s’effacent, d’autres se tiennent immobiles la pierre sur la tête, les plus exigeants sont les absents, ceux qui ne miment pas [...]((11 L’espace ouvert, Paris, Librairie Saint-Germain des prés, 1970, p. 29)) » Le mot détourné de son utilité, tend à atteindre ce quelque chose d’essentiel qui nous est toujours refusé et que seul le cosmos ou la nature semblent en définitive posséder : «plantes et planètes, lents mûrissements et révolutions sans phrases, le signe essentiel est ailleurs, toute la démesure, dans la main qui s’ouvre et se ferme, ici commence et ne s’achèvera jamais l’aventure. » Seuls les atomes disséminés de la langue poétique peuvent peut-être s’approcher de cette cosmologie atomisée de particules et d’étoiles. Cet amour de la question porte donc toute l’œuvre qui n’est sans doute que le reflet de ce ciel inversé que nous habitons à travers ce chemin de signes où brille un peu de l’éclat de cette lumière inconnu de la « matière incréé » : « Dans les flaques, la constellation des mots dessine sa Grande Ourse, pas exactement la même que celle là-haut. Quelques années-lumière de décalage, une libation à l’invisible. Avec nos doigts, dans la boue, nous traçons des questions. Elles bâtissent, friables, changeant, instable, un autre réel((12 Profondeur du champ de vol, op. cit., p. 7)). »

 

Présentation de l’auteur

Françoise Hàn

Poète et critique littéraire, née à Paris en 1928. A travaillé longtemps dans l’édition scientifique. Collaboratrice de la revue Europe et des Lettres Françaises. Une vingtaine d’ouvrages publiés depuis Cité des Hommes (Seghers) en 1956. Derniers titres : Un été sans fin (Jacques Brémond, éditeur, 2008) ; Le double remonté du puits ((Jacques Brémond, éditeur, 2011). à paraître : Ce pli ouvert (Jacques Brémond, éditeur).

Françoise Hàn

© Ambre Nolen

Autres lectures




Brigitte Maillard, L’Au-delà du monde

Dans ce recueil intitulé, L’au-delà du monde,  Brigitte Maillard interroge cette tension permanente entre le réel et son envers et en définitive entre la vie et la mort dont toute existence porte la déchirure à la fois éblouissante et tragique. Ce texte envoûtant et profond se propose donc d’aller « au-delà », dans cette zone frontière entre le visible et l’invisible que la poésie, selon sa propre définition, ne cesse d’interroger :

Au-delà du monde
Il y a quelque chose de grave et d’inattendu dans la
Vie.
Il y a un lieu dans le monde, certains diraient une utopie, où il n’y a pas….C’est un au-delà du monde.
Un fruit au cœur de l’arbre.  (p.5)

Brigitte Maillard L'Au delà du monde, Librairie Galerie Racine septembre 2017, 15 €

Brigitte Maillard, L'Au delà du monde, Librairie Galerie Racine septembre 2017, 15 €

En explorant ainsi la limite, on se situe « au bord de l’univers » en un étrange voyage où se dévoile une autre dimension de la réalité :

où il n’y a pas de forme, de son, de parfum de goût, de toucher ni d’éléments, dit Le Sûtra du Cœur. Un autre monde se dévoile. Avec le temps se dégage la réalité des représentations illusoires. La lutte est souvent rude contre la présence extravagante du Monde. C’est un renversement complet qui nous attend. (p.6)

Ainsi délestés de tout leurre par l’épreuve du temps, seule en nous demeure la pure sensation d’exister que scandent inlassablement quelques phrases épurées dont l’économie de moyens ne vise qu’à atteindre l’essentiel :

Ne plus vivre la vie
Mais la vie devenir.  (p.9)

Comme une terre inconnue, cet au-delà du monde reste bien sûr impossible à appréhender puisqu’il ne peut s’atteindre qu’au prix de notre propre disparition. Cet échec toutefois est aussi un vecteur d’éblouissement qui nous porte à aimer la vie davantage encore à travers son éphémère fragilité :

De cette grâce familière
Ne veux-tu pas tenir le monde
Jusqu’à plus soif
Jusqu’à plus rien (p.10)

Ainsi perdus au milieu de nulle part, il s’agit de faire danser la beauté et d’accepter que « la réalité ne soit qu’un masque pour le devenir » avec pour seule boussole cette aspiration permanente à la lumière :

Revenons au soleil
A la joie de l’éclair
Au passé furtif
Du boulevard
Des rêves. (p.37)

Si tout n’est qu’adieu et perte, il y a là cependant matière à créer « un gai savoir » porteur d’un brin de légèreté et d’ironie :

Vivre le temps d’un fruit (p.39)

Ainsi pour Brigitte Maillard, le but ultime de toute poésie est de se heurter à cet impossible Réel « tracé par les lignes » qui parcourent sans répit ce fil ténu « au bout du rien » où douceur et douleur ne font plus qu’un. En définitive cet arrière-monde parce qu’il demeure celé nous renvoie toujours  à « l’ici », seul territoire que la parole parvient à parcourir :

J’ai cherché des langages pour
Entendre le monde, m’entretenir avec lui. (p.46)

Le poète n’est plus alors qu’un simple témoin qui porte la soif d’une inatteignable transcendance. Mais cet échec même, cette fracture est ce qui nourrit l’écriture poétique dont ce texte constitue un vibrant hommage où se devine la richesse de tout un cheminement intérieur.  En sa forme, il mélange harmonieusement réflexion, aphorismes, citations et même si certaines formulations sont beaucoup plus saisissantes que d’autres, il contient de très belles et saisissantes fulgurances. L’originalité de la construction, en ses ruptures de style, crée une sorte de vertige qui nous conduit progressivement vers une sorte d’épure à travers laquelle filtre cependant l’espoir d’une clarté soudaine :

Bientôt je serai dans la lumière
Pour créer le jour. (p.29)

Ce très beau recueil, nous conduit donc à cheminer vers l’inconnu, cette œuvre de toute une vie, que nous parcourons dans les pas de l’auteur jusqu’au seuil infranchissable de cet Au-delà du monde :

Je ne suis que limites tracées par des lignes
Qui suivent le cours des choses. Ligne de vie, de
Rêve ancien, qui me relie au dessin du monde.
Jusqu’à la limite singulière, au bord du monde : là
Est un visage où se dévoile la ligne imaginaire : Au-
Delà du monde.




Eric Poindron, Comme un bal de fantômes

Éric Poindron, qui a dirigé les éditions Le Coq à l'âne avant de créer la collection "Curiosa &caetera" au Castor Astral est journaliste littéraire et auteur de nombreux écrits comme L'étrange questionnaire, De l'égarement dans les livres, Ricardo Frera, un pirate à caméra.

Ce texte intitulé Comme un bal de fantômes se présente comme une ballade littéraire ou une sorte d'inventaire à la Prévert qui recense à la fois les choses aimées, traversées, rencontrées. Par certains côtés, il évoque un peu les "Notes de chevet" de la poétesse japonaise Sei Shônagon où il s'agit de fixer le vertige de l'instant. Le texte file et se déroule aussi comme un voyage en transsibérien où l'on prend le temps de rêver ou de s'égarer à travers des villes réelles ou imaginaires, comme un remède à la mélancolie peut-être : "Un jour et toutes les nuits, habiter dans les trains qui filent comme des comètes". Il se présente aussi comme une sorte de canevas entremêlé de multiples citations où références bibliophiliques et de sensations vécues, comme si l'existence jamais ne pouvait se départir du littéraire, car pour le poète "les mots ont bien toujours le dernier mot".

Eric POINDRON, Comme un bal de fantômes, Castor Astral, collection "Curiosa & Caetera" , 2017 , 256 pages, 17€.

Tous ces fantômes que l'auteur ne cesse de d'invoquer représentent peut-être à la fois les disparus rencontrés et aimés mais aussi ces compagnons littéraires qui ont su guider ses pas qu'ils soient illustres ou pas. Il se réfère en premier lieu à Reverdy pour qui " Rien ne vaut d'être dit en poésie que l'indicible". Au Japon, cet indicible se nomme le Yügen, presque le mystère ineffable. Pour Eric Poindron, à l'instar de l'enfance, l'écriture toute entière est Yügen :

Souvenez vous de cet instant Yügen, qui ne se raconte pas, que vous n'avez jamais su décrire, qui ne peut être en capture, le rayon de soleil, l'amour qui musarde, la glace qui fond, le frisson sans raison un frémissement dans un arbre comme une chanson ancienne, l'extase devant la paysage. Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse l'incandescence, le magnifique l'unicité, oui, ce moment ainsi juste et inouï, Le vivre et s'en souvenir, et se "promettre de ne jamais l'oublier."

La poésie est ici toute entière Yügen et ceci nous paraît être un des passages les plus réussis du livre car parfois la multiplicité des citations qui reviennent hanter le texte comme de furtives présences viennent parasiter ou disons évincer un peu la parole singulière de l'auteur.Toutefois ce recueil aussi frémissant, délicat et sensible que les ailes de papillons qui en ornent la couverture, propose un style original qui mélange tous les genres en un savant dosage. En ce sens il reste inclassable et donc novateur à la façon d'un palimpseste. Il y a différentes strates ou niveaux de lecture proposés : à la fois ballade nostalgique, promenade dans les souvenirs, voyages, notes de lecture.

Ainsi ce "bal de fantômes "apparaît plus, en définitive, comme une vibrante ode à la vie et à la littérature qu'il ne cesse de célébrer, en une étrange danse à la fois nostalgique et joyeuse d'où ne sont pas exclus un peu de dérision, d'humour et beaucoup de tendresse pour "tous les gens qui se perdent, les inspirés que l'on ne connaitra jamais". Car il s'agit bien ici de cheminer dans l'inconnu avec beaucoup d'érudition mais aussi de tendresse. Un beau recueil qui, en son envol frémissant, ne peut laisser indifférent, et nous propose un voyage à la fois littéraire et sensoriel.




Jean Onimus, Qu’est-ce que le poétique ?

 Jean Onimus, dans son dernier essai posthume et inédit, interroge la fonction du poétique. Il oppose la poésie à la prose, pour lui par définition essentiellement prosaïque et fonctionnelle :

 Le poétique semble donc procurer une sorte de plénitude dans l'intensité de notre présence au monde, tandis que le prosaïque impose une frustration, une réduction, nécessaires sans doute, pour l'action, mais blessantes pour nos consciences.  (p.53) 

A la différence de la prose conceptuelle conçue comme la recherche d'un savoir, la poésie est essentiellement ouverte au questionnement et surtout à l'expérience sensible, à l'instant présent qui par définition est unique. Selon lui la poésie vise le réel, c'est à dire, "ce qui ne se répète pas" : 

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Jean ONIMUS, Qu'est-ce que le poétique ?, éditions Poésie, 2017

Le poétique est l'existence même, lorsque, dans un spasme d'identité, elle se met à frémir, à trembler d'angoisse, à danser de joie, à chanter. (p.15 )

 C'est donc, selon lui, une façon de s'ouvrir au monde et à soi-même. Seul le poétique serait dès lors, capable de nous donner cet espace spirituel dont nous avons besoin pour échapper à l'aliénation technicienne que nous impose notre civilisation. Il se réfère ici à René Char  qui définit la poésie comme "la partie de l'homme réfractaire aux projets calculés". (p.38)  dans ce qu'il a de plus infime ou de quotidien :"Il n'y a pas, il n'y a sans doute jamais eu de grand poète (...), de poète si sombre, si désespéré qu'il soit, sans qu'on trouve au fond de lui (...) le sentiment de la merveille unique que c'est d'avoir vécu dans ce monde et dans nul autre." ((J. Gracq, Préférences, Corti, 1961)) Il situe d'ailleurs l'origine du poétique dans cet capacité d'étonnement et de célébration. A ce titre le haïku lui paraît emblématique de cette capacité à "incarner l'infini dans l'infime, le mystère dans le banal, l'illimité dans le borné et de se rendre capable de donner à voir". (p.130)

La poésie est donc pour lui la quintessence de cette transcendance qu'il définit comme ce qui, en tout domaine, "s'ouvre sur de l'illimité et attire vers quelque horizon qui s'eloigne toujours." (p.97) Il passe donc en revue quelques unes de ces formes de transcendance comme le besoin d'évasion, la recherche de l'essence ou du sacré pour finir par comparer le poétique dans sa spécificité aux autre formes d'art comme le roman, le cinéma, la photographie  la musique. L'ouvrage se termine sur une analyse du lien entre la poésie et les mythes, tel celui d'Orphée et  son rapport à la religion. On pourrait toutefois objecter que le roman peut également occuper parfois cette fonction de transcendance ou la fiction de façon plus générale. Mais pour Jean Onimus, ce travail lapidaire et si particulier de la langue est ce qui rapproche le plus la poésie de la création  ou de la cosmogonie dans son sens le plus large dont elle ne serait que le reflet. Il oppose ainsi l'espérience sensible toujours singulière et unique à l'universalité réductrice de l'abstration ou de la technique.

 Si les idées avancées ne sont pas toujours des découvertes ou peuvent sembler parfois utopistes selon le parti pris que l'on adopte,  le style est élégant et de très belles citations émaillent le texte comme celle de Jacottet par exemple :

Il m'a semblé parfois (...) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie n'était que des moments pour lesquels j'avais su trouver une expression un peu plus juste, comme si devenir poésie, si peu que ce fût me conférait plus de réalité ou plus précisément encore les révélait, les fixait, les accomplissait (...) La parole juste donne à qui l'entend comme à qui la trouve le préssentiment d'une plénitude si grave qu'il n'est pas superflu d'y penser. En ce sens la poésie fait reculer nos horizons. ((P. Jacottet paru dans la revue Pour l'art en 1952, cité par J. Onimus, p. 166))

Jean Onimus en définitive parvient à nous faire partager les lectures de toute une vie et cette passion pour  cet art si particulier. Nous terminerons par cette belle phase que l'on peut lire comme son testament littéraire et qui célèbre justement ce pouvoir d'émerveillement du regard poétique comme notre dernière chance peut être d'échapper à la barbarie d'un univers totalement fonctionnel et robotisé où le pouvoir de créer, semble, à ses yeux, être seul en mesure de redonner un sens humain au progrès technique ou tout au moins un peu d'espoir :

Contemplez, interrogez du regard, déchiffrez et ne vous lassez pas d'admirer. Pour moi, c'est cette beauté du monde qui fonde toute mon espérance; elle m'aide à vivre, inépuisable trésor de toute espèce de joie. Le sentiment de l'absurde n'a plus prise en présence d'un tronc de chêne ou de châtaignier plein de force et de sève. Le monde, dit Bonnefoy, est une demeure de signes. (p.189)




Christian Saint-Paul, Toiles bretagnes

Christian Saint-Paul, toulousain d’origine, nous propose ici un voyage en terre bretonne. Chaque ville traversée fait l’objet d’un texte qui entrelace à la fois  des descriptions de lieux, des rencontres, des sensations ou images fugitives avec des citations empruntées à tous ces poètes bretons qui accompagnent ses pas : G. Perros, Arman Robin,  Max Jacob, Yvon Le Men par exemple. Ainsi le cheminement réel se double d’une pérégrination littéraire. L’imaginaire accompagne cette réalité  rugueuse et âpre en sa sauvage beauté où il s’agit de se laisser guider et enseigner par le ressac de la mer quelques vérités parfois amères :

Il nous fallut encore apprendre la mer
Cette mer qui va et vient et repart
Vers des énigmes d’îles et de tempêtes
Et s’endort faussement paisible du sommeil
De l’après-désespoir. (p.13)

 

Christian SAINT-PAUL, Toiles bretagnes, Préface Alem SURRE GARCIA, Monde en poésie éditions, 2017, 12 €

Christian SAINT-PAUL, Toiles bretagnes, Préface Alem SURRE GARCIA, Monde en poésie éditions, 2017, 12 €

Ce recueil se présente également comme une sorte d’hymne ou d’ode à la mémoire de tous les disparus dont certains monuments portent encore la trace : naufragés, morts à la guerre, écrivains disparus dont on suit les traces. Tous ces absents accompagnent et guident le poète dans son apprentissage de cette terre bretonne qui « veille dans sa parole » :

Dans l’épaisseur du temps
Les goélettes coulent au fond
Leurs cargaisons d’hommes et de morues
Par milliers leurs noms se gravent
Sur les « Mémoires ». (p.35)

Ainsi escorté par quelques présences spectrales, la houle du vent et des vagues fait écho également à l’onde des souvenirs  et l’on devine que ce voyage s’accompagne d’une quête intérieure presque initiatique à l’image de cette citation empruntée à Perros lors du passage à Douarnenez :

C’est l’avenir qui m’intéresse
Ecrire que nous allons vivre
Est vraiment très aventureux.
La menace sévit toujours (p.29)

Le titre du recueil, Toiles bretagnes, renvoie à la fois à sa structure puisque chaque poème est conçu comme un tableau mais aussi fait l’écho à l’enfance. En effet, cette Bretagne fascinante et aimée lui fut révélée  à travers une peinture accrochée aux murs de l’école primaire :

Un nuage monte et colore
Ces ciels de Bretagne
Qui font accourir les peintres
Et les poètes
Plein de mots qui brûlent (p.66)

Il y a donc plusieurs bretagnes à découvrir comme nous l’indique cet intitulé. Elle se révèle aussi changeante que ces ciels et ces marées, aussi diverse et incertaine que la vie elle-même sans doute et cette enfance « liquide » qu’il évoque au détour d’une phrase. Parfois la marche prend des allures de pèlerinage et de nombreux lieux consacrés sont évoqués :

Ne pas regarder négligemment vers Dieu
Est-ce vie soumise celle d’une seule espérance ? (p.32)

Dans une conférence publiée à la fin du texte, l’auteur développe sa conception de la poésie comme une forme de résistance  et de révolte face à notre fragile destin dont sans doute il aura su trouver un écho métaphorique à travers ses landes ou ses îles bretonnes où affleure sans cesse l’image de quelque naufrage ou danger imminent accoudé à la splendeur des paysages. On peut donc supposer que pour lui Bretagne et poésie se confondent ou se rejoignent. Cette terre étrange du bout du monde est elle-même déjà un poème :

La poésie est une réponse à la détresse de la condition humaine. Elle signe la révolte face à notre finitude. L’acte même d’écrire est une forme de liberté. « …même au creux du fond du noir, écrire ou lire un poème est encore un geste de vivant », affirme Antoine Emaz. Ce geste est un geste de résistance. La poésie niche dans la résistance. (p.123)

C’est à cette affirmation que font écho les vers suivants qui donnent peut être la clé de cette ferveur bretonne auquel C. Saint-Paul rend un riche et vibrant hommage, malgré parfois, peut-être, un petit effet de surabondance dû à la multiplicité des sites dont il veut nous rendre compte. Toutefois la qualité du style et des images compensent cet effet et c’est bien vers un véritable voyage poétique que l’auteur nous embarque contre « vents et marées » :

Des voiles frivoles ce jour
Ne tuent plus que l’ennui
Et détournent l’horreur
De tout ce qui est mort (p.39)