1

Adeline Baldacchino, Notre insatiable désir de magie

On entend dire de plus en plus qu’il manque aux politiques une vision, et qu’on craint le pire au point d’en rire jaune sur les ronds points, que les évaluations économistes, les rigueurs de la gestion technocratique nous ont fait perdre le sens. Adeline Baldacchino va plus loin, elle nous invite à l’insensé en politique, elle en appelle à la magie. Tel serait le pouvoir de notre imaginaire : celui d’aller au-delà du sens établi pour inventer un sens nouveau.

Vous me direz : mais que vient faire la politique dans une revue de poésie ? C’est, tout d’abord, qu’A.B. est poète, publiée chez Clapas, Les Venterniers, Rhubarbe – et qu’« en même temps » (une locution qu’elle ne cesse de railler à propos de Macron, « le dernier roi » d’une ENA qu’il veut détruire) elle a traversé Sciences Po puis l’ENA, dont elle a su se désintoxiquer (la poésie n’y fut pas pour rien). Elle a dû renoncer à une ambition légitimée par l’institution, se tirer une balle dans le pied plutôt que dans le cœur, dit-elle – bien qu’elle fut dans la botte énarque. Elle a fini par faire son nid à la Cour des comptes (ce qui laisse du temps pour écrire).

Nous avons besoin de magiciens en politique, écrit-elle. À l’image du célèbre Houdini qui sut toujours se libérer des prisons dans lesquelles il se faisait enfermer : le magicien montrait que ce que l’on croyait impossible est possible. Il expliquait ensuite comment il avait fait : rien de mystérieux dans sa magie !

De même pourrait-on se dégager de TINA (There Is No Alternative), la sorcière néolibérale qui veut nous faire croire, et Macron avec elle, que la réalité est ce qu’elle est, on n’y peut rien… Il faudrait en finir avec le culte de la « déconomie » … Au temps du Corona, on a réussi à retrouver les milliards qu’on avait perdus pour les retraités…

Il est donc impératif de rêver car « qui ne rêve pas ne se réveille jamais » ; de faire sortir du sommeil notre sens politique qu’elle résume ainsi : « la politique de la bonté, la politique de la beauté, la politique du doute ». Trois valeurs que tous les poètes ont à cœur – ceux que j’aime en tous cas.

Adeline Baldacchino : Notre insatiable désir de magie, Fayard, 2019.

« Le poète, écrit-elle encore, est celui qui nous rappelle la possibilité d’inscrire la magie dans ce monde : il témoigne non pas d’un autre monde au sens d’un outre-monde, mais d’un autre monde au sein même de celui qui nous occupe et que nous habitons plus ou moins poétiquement ».

En ce sens la culture en général, la poésie en particulier, peuvent nourrir le politique ; être une « étoile polaire » pour l’action publique. Il y eut des poètes de la politique, tel Pierre-Joseph Proudhon et son fédéralisme autogestionnaire dont s’inspire Adeline Baldacchino. Y en aura-t-il demain, qui seraient capables de courir plutôt que marcher au pas de la finance ? Il y en a déjà, mais nous ne les (re)connaissons guère. 

Présentation de l’auteur

Adeline Baldacchino

Adeline Baldacchino est née en 1982 dans le Sud-Est de la France et vit actuellement à Paris. Elle a publié de la poésie, des nouvelles et des textes d'analyse aux éditions Clapas et dans des revues (notamment Le cri d'os, Parterre verbal, Ouste, Ballast...), ainsi que deux essais (Le feu la flamme, autour de Max-Pol Fouchet, Editions Michalon 2013 et la présentation de Fragments inédits de Diogène le Cynique en arabe, Editions Autrement 2014). Elle travaille  sur plusieurs recueils inédits et sur un roman autour de la Perse ancienne.

Elle tient un blog photographique et littéraire (http://abalda.tumblr.com/).

 

Adeline Baldacchino

Autres lectures




Adeline Baldacchino, Théorie de l’émerveil

Voici, me levant ce matin, ce que je vois quand je regarde la mer :

le cortège de tous ceux qui savent
qu’on s’en va plus vite qu’il n’est temps de le remarquer

la foule immense de tous ceux qui ne voulaient pas
mourir de travailler
puisqu’on a bien assez à faire
de vivre pour mourir

la grande marée des indifférents
calfeutrés dans leur cabane
en attendant que passe
le temps des maudits

le déferlement des coléreux
qui n’en pouvant plus
de se faire taper dessus
se levèrent à leur tour
et sans taper
sur ceux qui tapaient
s’en allèrent crier
« ça suffit »
voilà tout

je vois encore la masse des planqués
qui se disent la mort nous oubliera
qui triment et qui trament des lâchetés
à l’ombre de leur masque
et se disent
l’argent nous sauvera
mais les sauvés ne seront pas
ceux qu’ils croient

je vois la multitude
qui se lève en sifflotant
sur un air de printemps
qui se dit : tiens, je n’irai pas ce matin
je n’irai pas
l’école est buissonnière
le rail est plein de fleurs
l’amour n’attend pas
ni la mort

c’est la grève.

 

Présentation de l’auteur

Adeline Baldacchino

Adeline Baldacchino est née en 1982 dans le Sud-Est de la France et vit actuellement à Paris. Elle a publié de la poésie, des nouvelles et des textes d'analyse aux éditions Clapas et dans des revues (notamment Le cri d'os, Parterre verbal, Ouste, Ballast...), ainsi que deux essais (Le feu la flamme, autour de Max-Pol Fouchet, Editions Michalon 2013 et la présentation de Fragments inédits de Diogène le Cynique en arabe, Editions Autrement 2014). Elle travaille  sur plusieurs recueils inédits et sur un roman autour de la Perse ancienne.

Elle tient un blog photographique et littéraire (http://abalda.tumblr.com/).

 

Adeline Baldacchino

Autres lectures




FIL DE LECTURE de Lucien Wasselin : Baldacchino, Garnier, Grisel

L'E.N.A. et la poésie

 

Adeline Baldacchino a fait l'ENA (promotion 2007-2009) ce qui ne l'empêche pas d'avoir publié de nombreux recueils de poésie. Le fait est d'autant plus remarquable qu'elle a un précédent illustre en la personne de Dominique de Villepin qui a intégré cette école en 1978 et qui a la réputation d'être poète sans que l'on puisse trouver ses recueils… Remarquable aussi dans la mesure où elle vient de publier en 2015 un essai sur ce prestigieux établissement dont elle ne dit pas que du bien et un douzième livre de poèmes…

 

La ferme des énarques.

 

C'est le titre de son essai qui fait tout de suite penser à La Ferme des animaux de George Orwell qui est une fable satirique critiquant le stalinisme. La couleur est annoncée, les énarques étant considérés comme de nouveaux apparatchiks qu'Adeline Baldacchino veut sauver, malgré eux, en proposant une réforme de l'École. Partant du constat (qu'elle maîtrise parfaitement) que les énarques, ont appris, non pas à trouver des solutions, mais à placer les problèmes sous le tapis (pour reprendre son expression), se servant allégoriquement de la fameuse statuette des trois singes (ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire), elle écrit ce réquisitoire, non pour souhaiter la suppression de l'ENA, mais faire des propositions de réforme de la formation suivie par ses élèves.

L'ENA, en 70 ans, a fourni 3 Présidents de la République, 7 Premiers Ministres et des dizaines de ministres et de députés. Peut-on alors s'étonner que les problèmes qu'ont à régler ces politiques ne le sont jamais quand on sait que ces hommes et femmes (qui sont par ailleurs "conseillés" par des énarques) sont les "mandarins de la société bourgeoise" ? Peut-on s'étonner que l'ENA, par voie de conséquence, ne forme que de fidèles défenseurs de l'ordre du moment ? Mais, Adeline Baldacchino a un point de vue positif quant aux fonctionnaires de base qu'elle oppose aux énarques et autres hauts fonctionnaires qui tiennent toujours le même discours (rigueur budgétaire, respect des règles européennes, abaissement du coût du travail, compétitivité des entreprises, etc…). Elle va même jusqu'à affirmer que l'ENA formate ses élèves à disserter doctement, à simplifier voire à déformer le réel, non à régler les problèmes que rencontreront ensuite les fonctionnaires de base : elle leur apprend à ne pas faire de vagues car "rien ne doit remonter de ce qui ne marche pas". La propriété privée des moyens de production et d'échange est devenu un dogme, au nom duquel les énarques ne font pas l'effort d'imaginer autre chose que cette propriété privée… Il est à remarquer qu'à aucun moment Adeline Baldacchino n'emploie l'expression propriété privée ou collective de ces moyens… Certes, les énarques pourraient faire mieux en proposant aux politiques en place de réformer (même pas d'opérer une révolution !) le système économico-politique. Mais ils perdraient immédiatement la confiance de leurs maîtres et c'en serait fini de leur carrière. Certes, je donne l'apparence de donner des leçons alors que je suis "désarmé devant ce monde". Mais j'ai lu quelques-uns des économistes hétérodoxes, pour reprendre le qualificatif d'Adeline Baldacchino. Mais je sais comment je vis et ce à quoi je crois ; je n'ai pas fait carrière mais je reste persuadé que l'égalité (pas l'équité, cet affreux mot qui justifie toutes les inégalités !) reste un but à atteindre car sinon, comment vouloir vivre ensemble ? On m'objectera que ce n'était pas là le but de ce livre. Certes. Mais je peux réfléchir et je peux vouloir changer le monde, modestement, à la mesure de mes faibles moyens ; et le dire.

Que faire alors, s'interroge Adeline Baldacchino. Certes pas la Révolution, qu'elle assimile à la Terreur telle que vue par les ennemis de Robespierre. Si elle a le mérite de la franchise, elle n'expose pas les moyens à employer, de façon générale. Elle se fait sans doute des illusions sur l'État qui n'est que l'expression, à un moment donné, des rapports de forces et ce n'est pas en se réclamant de Michel Onfray -qui est tout sauf un intellectuel rigoureux : la préface qu'il a écrite pour Diogène, fragments inédits a soulevé de nombreuses répliques, toutes plus cinglantes les unes que les autres- et de son post-anarchisme qu'elle arrivera à convaincre le lecteur pourtant acquis à l'idée de changement. Les élèves qui intègrent l'ENA ont déjà suivi un cursus à Sciences Po où l'enseignement repose essentiellement sur l'économie et le droit. D'où la proposition d'Adeline Baldacchino d'introduire (ou de réintroduire) la culture générale et l'art du débat dans la formation dispensée par l'ENA. Le signataire de ces lignes (de formation littéraire et sociologique) ne peut qu'applaudir. D'où une deuxième proposition, à mettre en rapport avec sa remarque (exposée plus haut) sur les fonctionnaires de base : plutôt que de faire un stage en préfecture (par exemple) dans le costume du secrétaire général de la dite préfecture ( ! ), il vaudrait mieux envoyer l'énarque en stage sur le terrain, au plus près des préoccupations sociales, ou syndicales : ils pourraient ainsi constater de visu le résultat des politiques décidées par les énarques ou par les ministres qu'ils ont conseillés… Une troisième proposition est marquée par le coin du bon sens : se spécialiser en début de seconde année pour éviter le saupoudrage des connaissances… Mais il faut s'arrêter : une telle énumération risquerait d'indisposer le lecteur… D'autant plus qu'il y a encore bien des choses à relever comme le plaidoyer d'Adeline Baldacchino pour la relance, la croissance du pouvoir d'achat, le keynésianisme, l'intervention de l'État dans l'économie… Ce sont là des concepts hétérodoxes (ou du moins étrangers à la vulgate du moment) ! Si elle répète à l'envi l'expression "sculpter le réel" à tel point que ça en devient presque une incantation dont on ne sait trop ce qu'elle recouvre, on se demande ce qu'attendent les politiques pour confier à Adeline Baldacchino une mission pour réformer la formation à l'ENA… Mais le pouvoir étant ce qu'il est, ce n'est sans doute pas pour demain. Sauf si les citoyens s'emparent de cette idée... Adeline Baldacchino a écrit La Ferme des énarques non seulement pour faire ses propositions quant à une autre formation à l'ENA, mais surtout pour lutter contre l'ascension du FN. Cependant, face aux Madoff, face aux Buffet et autres thuriféraires du profit libre et sans entraves, dont les politiques de droite et de gauche qui se succèdent aux affaires sont les complices, il importe de supprimer le capitalisme, si c'est encore possible. À lire Michel Onfray qu'elle cite longuement et qui déclare que l'autre gauche qu'il appelle de ses vœux se situe entre "éthique de conviction responsable et éthique de responsabilité convaincue. Elle veut ici et maintenant produire des effets libertaires. Son souci n'est pas de gérer le capitalisme, comme la gauche libérale, ni de briller dans le ressentiment et les mots sans pouvoir sur les choses, comme la gauche antilibérale, mais de changer la vie dans l'instant, là où l'on est" (p 208), on serait tenté de dire "chiche" ! Mais le grand chantier idéologique du XXI ème siècle sera l'articulation entre le communisme dit officiel et le communisme libertaire, faute de quoi rien ne changera en ce monde. Entre transformer le monde et changer la vie... C'est donc un pari osé que fait Adeline Baldacchino, sans même être certaine qu'il existe une justification universellement valable à ce pari. En l'état, La Ferme des énarques est une pièce à verser au dossier du changement plus que jamais nécessaire.

 

*

 

33 Poèmes composés dans le noir (pour jouer avec la lumière).

 

La poésie semble être une nourriture coutumière d'Adeline Baldacchino. Non seulement, elle a publié depuis 1999 une douzaine de recueils, la plupart aux éditions Clapas du regretté Marcel Chinonis mais en juin 2008, dans le numéro 45 de Faites Entrer L'Infini, elle fait paraître un texte où elle relate sa rencontre symbolique avec Max-Pol Fouchet et comment sa vie en fut transformée… Elle ira jusqu'à écrire un essai sur ce dernier, Max-Pol Fouchet, le feu, la flamme, une rencontre 1. Mais il y a plus : dans La Ferme des énarques, elle avoue avoir fait une année d'hypokhâgne avant de découvrir qu'elle n'avait aucun goût pour l'enseignement ; elle part alors à la fac de Montpellier où, parallélement à ses études, elle écrit "toujours plus de poésie"… avant de se retrouver à l'ENA ! D'ailleurs son essai sur la formation des énarques est émaillé de nombreuses références aux poètes (Rimbaud, Whitman, Éluard, Césaire, Char, Aragon pour ne citer que ceux-là). Aussi ne faut-il pas s'étonner que paraisse un recueil de poèmes presque simultanément à son essai dont il est question plus haut…

Ses 33 poèmes composés dans le noir font, dès le titre, penser aux 33 sonnets composés au secret de Jean Cassou (parus sous le pseudonyme de Jean Noir…). Il n'est pas jusqu'à la présentation (qui accompagnait l'édition clandestine de 1944) de François la Colère (un pseudonyme qu'Aragon utilisa pendant la Résistance) qui ne rappelle le goût d'Adeline Baldacchino pour la poésie, Aragon dont elle disait, dans son article de Faites Entrer L'Infini, ce qu'il représentait pour elle, en 1998, dans la poésie contemporaine : "c'est pour moi Aragon, pas grand-chose après, pas grand-chose au-delà"… D'ailleurs dans La Ferme des énarques, Char, Aragon, Éluard (qui furent des Résistants) traversent fugitivement quelques pages… Si Adeline Baldacchino écrit : "Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que l'on devient résistant en lisant un poème d'Aragon" (p 138 de cet essai), elle semble particulièrement marquée par la poésie de la Résistance. Mais je n'écris pas ces lignes pour faire savant, mais simplement parce qu'elles éclairent singulièrement la poésie d'Adeline Baldacchino telle qu'on peut la découvrir dans les 33 poèmes composés dans le noir.

Ces 33 poèmes sont tous construits identiquement (6 strophes de 7 vers) et traitent tous d'une notion, d'un lieu ou d'un être réel ou mythologique. Façon d'appréhender le réel ? De le comprendre avant d'agir ? Je ne sais que répondre à ces questions que je me pose. En tout cas, se dégage de ces vers une règle de conduite multiple, une philosophie de l'existence. Il faut prendre son temps pour vivre, pour réfléchir, pour décider ("l'art de l'oubli du temps"). Ailleurs, c'est l'insomnie qui prend des allures funèbres. À lire ce recueil, on se rend compte de l'importance du temps. Est-ce un hasard si ce livre qui comprend 33 poèmes paraît en 2015 alors qu'Adeline Baldacchino, qui est née en 1982, a 33 ans ? Hasard objectif si la réponse est positive ? Là encore, je ne sais pas ou, plutôt, je ne le pense pas si j'en crois les quelques lignes ajoutées après ces 33 poèmes… Quand on lit, comme je l'ai fait, ces deux livres l'un après l'autre, on ne manque pas de remarquer d'étranges coïncidences : Vézelay , Diogène, Simourgh… Cohérence de la pensée, de la méthode plutôt. Si Vézelay dans l'essai est l'occasion de mettre en lumière l'écart qui existe entre l'énarque qui tord le réel pour l'adapter à son discours et l'élu local qui règle un problème banal, le Poème pour Vézelay apporte plus de profondeur à la réflexion qui aborde des rivages qu'on pourrait qualifier de métaphysiques. Le simourgh est un oiseau légendaire et bénéfique de la tradition persane. Il apparaît dans La Ferme des énarques comme le symbole de la vision de ceux qui cherchent et de leur propre quête (autrement dit, on ne rencontre que ce que l'on est devenu à la fin de la quête). Métaphore d'Adeline Baldacchino ? Alors que dans le Poème pour Simourgh, il symbolise l'oiseau qui s'en vient pêcher l'âme qui flotte sur la mer (p 61). Évanescence de la vie ? Il faut lire ces poèmes qui jouent avec la lumière, qui disent le temps qui passe et la fragilité de l'existence, non sans réflexion… Car Adeline Baldacchino écrit pour revendiquer le droit à l'existence pour tous, le droit de vivre pour chacun comme il l'entend : et c'est bon d'entendre une telle voix par ces temps de fanatisme ! Encore une remarque : en 2014, Adeline Baldacchino publiait dans Recours au Poème une suite intitulée Treize petits tableaux diogéniques, treize poèmes de sept vers… Au-delà du titre de l'ensemble qui fait penser au Poème pour Diogène du présent recueil, d'autres coïncidences ne laissent pas d'étonner le lecteur : le tableau 1 fait penser au Poème tout seul, le tableau 4 au Poème pour le Simourgh ; chacun des tableaux étant placé sous le signe d'un écrivain dont un fragment (un ou plusieurs vers dans le cas d'un poète) est cité en exergue, le tableau 5 rappelle le Poème pour le fantôme de Desnos, le 10 René Char cité dans La Ferme des énarques, le 13 le Poème du bateau ivre à cause des vers de Rimbaud en exergue… J'ai écrit coïncidences ? Il s'agit bien d'une constante de la démarche d'Adeline Baldacchino.

 

°°°°°°°°°°°°°

 

Il faut lire ces deux livres qui ne sont pas de tout repos pour l'abîme de réflexions dans lequel on est plongé. Que l'on soit d'accord ou non sur tous leurs aspects, ou quant aux propositions d'Adeline Baldacchino, peu importe, car ils appellent la discussion. Au lecteur alors de faire usage de sa liberté critique…

 

-------------------------

Note

1. Paru en 2013 aux éditions Michalon.

 

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Adeline Baldacchino, La Ferme des énarques. Éditions Michalon, 230 pages, 17 euros.

Adeline Baldacchino, 33 poèmes composés dans le noir. Éditions Rhubarbe, 80 pages, 9 €.

 

*

 

«Pierre et Ilse GARNIER : le monde en poésie». Catalogue de l'exposition.

 

Le poète Pierre Garnier nous a quittés début 2014. À l'automne de la même année, la bibliothèque Louis Aragon d'Amiens organisait une exposition autour de celui qui fut, avec son épouse Ilse, l'inventeur du spatialisme en France. C'est qu'il était né à Amiens et vivait depuis 1974 à Saisseval, un petit village picard, à une quinzaine de km à l'ouest d'Amiens. Le catalogue de cette exposition, «Pierre et Ilse Garnier : le monde en poésie» vient de paraître en cette fin 2015. Le fait est d'autant plus remarquable que cette bibliothèque n'avait pas édité de catalogue depuis plusieurs années ; c'est donc l'occasion, pour tous ceux qui n'avaient pu visiter cette exposition, de la découvrir tranquillement, sans se déplacer. Certes, cette découverte est incomplète si j'en juge par mes souvenirs : la lecture ne remplacera jamais la vision de grands «tableaux» thématiques, le lecteur n'aura pas droit à la voix de Pierre Garnier diffusée dans le local de l'exposition, ni aux documents rares qui étaient montrés aux visiteurs… Mais, en l'état, même si les nombreuses photographies illustrant ce catalogue ne remplaceront jamais la totalité des documents offerts à la curiosité des uns et des autres, le présent ouvrage est une bonne introduction à la vie du poète et à la collaboration entre Ilse et Pierre en même temps qu'une excellente initiation au spatialisme : il a en effet été écrit par Violette Garnier, la fille du couple mythique, et Martial Lengellé (qui soutint sa thèse en novembre 2000 à l'université de Paris III-Sorbonne Nouvelle, thèse intitulée «L'Œuvre poétique de Pierre Garnier» 1) avec la collaboration de divers spécialistes ou acteurs de ce mouvement poétique.

 

Un arbre cache la forêt, dit la sagesse ( ? ) populaire… Cela se vérifie ici : si le poème franco-japonais le plus connu est celui de Pierre Garnier / Seiichi Niikuni (réalisé en 1966), Pierre collabora aussi avec Nakamura Kéiichi pour trois recueils dans lesquels le poète japonais utilisait des procédés différents (photographies et papier journal découpé). Le commentaire est assuré par une spécialiste, Marianne Simon Oikawa… La part belle est faite à la poésie spatialiste, le texte de Martial Lengellé n'est pas inédit : il est une reprise de son étude parue dans «Livre / Poésie : une histoire en pratique(s)» - éditions Calliopées, 2013 (Étude que l'auteur et l'éditeur m'avaient autorisé à reproduire dans l'hommage rendu à Pierre Garnier dans Recours au Poème, n° 52 du 29 mai 2013). Il s'agit d'un texte intitulé «La spatialisation du texte poétique dans quelques ouvrages significatifs de Pierre Garnier», très instructif et très détaillé. Martial Lengellé montre aussi l'originalité d'Ilse Garnier à travers ses «Fensterbilder» et, de façon générale, dans son approche de la poésie visuelle ; et c'est bon qu'ainsi, justice lui soit rendue ! Quant à Violette Garnier, elle s'attache à mettre en évidence la chronologie d'Ilse et de Pierre, leur étroite collaboration, leur amitié pour des peintres, les incursions de la poésie spatiale vers le poème phonétique, leurs rapports avec les poètes de l'Europe de l'Est... Julien Blaine signe un texte qui se souvient de l'exposition des Garnier à Ventabren en 1998, mais je me souviens que Pierre Garnier publia quelques poèmes spatialistes dans le n° 27 de Doc(k)s daté de l'hiver 1980 ! Claude Debon (qui préfaça le tome III des Œuvres Poétiques) donne un texte éclairant sur l'influence qu'eut l'œuvre de Nietzsche sur Pierre Garnier. Giovanni Fontana analyse «Tristan et Iseult» de Pierre Garnier…

Mais je ne dirai rien des Cabotans, de Francis Edeline, ni de la poésie numérique présentée par Martial Lengellé, ni des contributions d'Eugen Gomringer et de celle d'Eduard Ovcacek : c'est pourquoi il faut se procurer et lire ce catalogue !

 

------------------

Note

1. Ouvrage publié sous le même titre, Presses de l'Université d'Angers, 2001, 570 pages (hors annexes).

 

-------------------------------

Ce catalogue au format 148 x 315 mm, non paginé, PNI ; renseignements à la Bibliothèque Louis Aragon, 50 rue de la République. 80000 AMIENS. Tel : 03 22 97 10 10.

 

*

 

Laurent GRISEL : Un Hymne à la paix (16 fois) & Climats.

 

Laurent Grisel est un écrivain à la fois paradoxal car il emprunte à des domaines étrangers à la poésie comme la sociologie (je me souviens de La Nasse) ou la climatologie et exemplaire car il a commencé par publier ses livres en version papier avant de passer au numérique. Même si j'ignore si la publication numérique est meilleure pour la planète : certes on fait des économies de papier et d'encre, mais avec l'édition numérique, il faut un ordinateur qui n'est pas fabriqué avec du vent et qui utilise de l'électricité ! Sans doute cette énergie est-elle renouvelable mais les éoliennes, malgré leur mérite, polluent doublement la nature par le béton nécessaire à leur installation et par leur incongruité dans le paysage ; le jour où l'on installera une éolienne dans les jardins de l'Elysée, on en reparlera… Et je ne parle pas, les habitudes de lecture étant ce qu'elles sont chez ceux qui lisent encore, de l'obligation d'imprimer les livres numériques… Le capitalisme vert reste ce que le capitalisme a toujours été : la course au profit et les dividendes en hausse ! Publie.net est à l'origine une maison d'édition créée par François Bon et qui publie exclusivement des livres numériques en même temps qu'une coopérative d'auteurs qui rétribue ces derniers quand tant d'éditeurs de livres traditionnels ne leurs versent pas de droits (ou taxent l'amitié !). Et depuis 2012, publie.net s'est lancé dans l'édition telle qu'elle existe depuis des siècles puisqu'une "offre papier incluant la version numérique" 1 est sans surcoût pour l'acheteur. Mais je m'éloigne des recueils de Laurent Grisel !

Au-delà des différences de formes, la poésie didactique, qui remonte à l'Antiquité gréco-latine, est un "genre" où l'auteur transmet des connaissances précises dans un certain domaine. Il n'est pas question ici d'entrer dans le détail des nuances qui ont marqué le point de vue des spécialistes au cours des siècles. On peut reprendre cette remarque, trouvée dans une célèbre encyclopédie en ligne : "Un auteur de poésie didactique affirme généralement sans équivoque ses intentions poétiques. En effet, la poésie didactique se différencie de la prose du même type par le fait que l'auteur affiche distinctement une volonté de faire de la poésie en même temps ou même avant d'enseigner à son élève au point que, souvent, les lecteurs ne s'attendaient pas à ce que l'auteur maîtrisât à la perfection le domaine qu'il voulait enseigner". Si l'on trouve des traces (et plus) de cette poésie dans l'histoire de la littérature française jusqu'à la fin du XIXème siècle (siècle où elle ne fait que survivre), depuis le début du XXème, le "genre" est peu illustré. Laurent Grisel renoue avec cette tradition dans Climats qui mêle informations scientifiques et lyrisme : le lecteur de poésie appréciera des vers comme "la fenêtre est ouverte / l'air est la lumière". Mais les informations scientifiques sont glaçantes de vérité, elles font craindre le pire. Et ce n'est pas la récente conférence parisienne qui va faire disparaître ces craintes ! Laurent Grisel s'est parfaitement documenté, le lecteur ne maîtrise pas toutes les informations exposées, mais c'est convaincant. Laurent Grisel ne se contente pas de dénoncer l'incurie et l'aveuglement des politiques, et leur malhonnêteté (la page 54 du recueil est exemplaire), mais il ne manque pas de lucidité en dénonçant la propriété privée des moyens de production et d'échange. Faute de s'attaquer à cette dernière, rien ne sera résolu car la soif de profits rapides des maîtres du monde et de leurs laquais élus (ou non) est sans limites. L'exemple des brevets (voir les agissements de la firme Monsanto dont on ne parle pas assez !) est éclairant : entre la brevétisation du vivant et la "culture" paysanne, mon choix est fait. Climats est une heureuse découverte pour son retour à la poésie didactique, en rapport avec l'actualité…

 

 

Un hymne à la paix (seize fois) se présente de manière différente mais c'est toujours la même volonté du poète d'enseigner, la paix cette fois. Cet hymne se présente comme un dialogue répété seize fois entre un Homme, une Femme, un Bourreau et la Justice. L'allégorie symbolise ici le didactisme. Seize fois car ces poèmes correspondent aux seize manuscrits peints d'Anne Slacik… Laurent Grisel multiplie les moyens de diffusion de ce poème (car il s'agit plus d'un poème que de seize textes) : livre imprimé (la présente édition de publie.net est la deuxième, Rüdiger Fischer l'a publié en bilingue en 2010 à ses éditions Verlag Im Wald, des extraits sont parus dans différentes revues tant en ligne que papier et même en italien), livre numérique mais aussi représentations et lectures publiques). Se battre pour la paix est toujours d'actualité, et il faut se souvenir de Gabriel Celaya qui écrivait "La poésie est une arme chargée de futur".

Place pour terminer à Celaya : "Poésie pour le pauvre, poésie nécessaire / Comme le pain chaque jour, / Comme l'air que nous exigeons treize fois par minute, / Pour être et tant que nous sommes donner un oui qui / Nous glorifie" ou encore "Je maudis la poésie conçue comme un luxe / Culturel par ceux qui sont neutres / … / Je maudis la poésie qui ne prend pas parti / Jusqu'à la souillure"… Laurent Grisel s'inscrit dans cette lignée.

 

--------------------------------

Note.

1. Voir le site www.publie.net à l'article la maison d'édition.

 

--------------------------------

Laurent Grisel, Un hymne à la paix (seize fois), publie.net éditeur, 70 pages, 9,50 € & Climats, publie.net éditeur, 100 pages, 9,50 €.




Adeline Baldacchino, Treize petits tableaux diogéniques

 

Tableau n°1 / Seule
(« Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » – René-Guy Cadou)

 

Elle est là, femme et corps, corps de femme, juste nu, lambeaux de chairs,
ne dit rien, ne sait pas,
gisante
et puis violente,
murée dans sa colère, enfoncée dans le temps,
rageuse, belle et
survivante.

 

 

Tableau n°2 / Sisyphe
(« …aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n'a pas de fin, il est toujours en marche » - Camus)

 

Elle est épuisée, lasse de tant d’indignations, misère, effroi
sans regards jetés sur elle, n’avance plus, ne renonce pas
juste sauvage,
désunie d’elle-même,
féroce et qui n’attend rien pourtant
ne veut que porter ce caillou, qui retombe
le rocher roule encore.

 

 

 

Tableau n°3 / Une souris
(« Respecte dans la bête un esprit agissant…/ Tout est sensible – Et tout sur ton être est puissant » - Nerval)

 

Elle déchiffre l’éclair, un instant lumineux, vertical et dense
une souris qui surgit de nulle part
la voici qui fonce, va sous le pont, grise, impalpable, joyeuse presque
grignotant des restes de pain, festin, bombance,
la voici qui frémit de délices
ne plus désirer – juste obtenir
d’exister encore.

 

 

 

Tableau n°4 / Simourgh
(« que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer. » - Attar)

 

Elle ouvre son sac, trouve un bol, il faudrait boire, elle ne boit pas
se débarrasse de l’écuelle
superflue se dit-elle, marmonne, fouille, jette
des choses autour d’elle, se lèche les paumes, longuement
retrouver le sel de sa propre peau
longtemps boire de l’eau devenir sa propre fontaine
trente oiseaux qui se regardent dans le miroir.

 

 

 

Tableau n°5 / Absence
(« J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. / Est-il encore temps d'atteindre ce corps vivant... » - Desnos)

 

Elle empoigne son ombre, elle s’égare se déchire se contemple
qu’il fait froid dans la nuit bleue
ce serait son visage d’avant, là-bas qui regarde
l’envers du temps, l’écart entre ce que le cœur désirait
et ce qu’il a obtenu
il n’y a plus de promesse qui tienne plus de caresses
rien que souvenances – remembrances.

 

 

 

Tableau n°6 / Mrs Hyde
(« C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde. » -Saint-John Perse)

 

Elle tâtonne, serre ses mains sur sa poitrine,
contorsionnée, désarticulée, furieuse
cherche frénétiquement le noyau d’elle-même
s’agrippe aux barreaux de la cage intérieure,
se rassemble, se ressemble
palpe son double intérieur, de l’autre côté du miroir
qui la contemple, sereinement, amoureusement.

 

 

 

 

Tableau n°7 / Impérieuse liberté
(« Je mangerais toute la terre, je boirais la terre entière. » - Pablo Neruda)

 

Elle gronde comme un chien gronde à la mort
renifle des chiffons qu’on lui jette, déchets débris défaite
reste à se frayer une voiX dans le mépris
cheminer dans l’invisible
habiter l’exil ne pas dépendre
puissance sans indifférence
casser l’amphore, sortir du tonneau.

 

 

 

Tableau n°8 / La lanterne
(« La flamme est une verticale vaillante et fragile. Un souffle dérange la flamme, mais la flamme se redresse. » - Gaston Bachelard)

 

Elle n’a plus peur de l’obscur
attrape une lanterne, allume la mèche
elle cherche la Femme comme on cherchait l’Homme
il n’y a pas d’essence des choses
il fait feu dans son âme,
elle se consume elle-même
elle serait flamme, elle s’élève dans la nuit, vacillante.

 

 

 

Tableau n°9 / Devenir
(« Peut il y avoir une lumière née du soleil et de l'usure. » - Philippe Jaccottet)

 

Elle glisse désormais, se détache
quelque chose d’elle qui flotterait loin d’elle, déjà
tête coupée, membres épars,
elle est pleine d’atomes qui se décomposent
dans un rayon de lumière plus vive
elle se voit se dé/lier, tente avec ses mains
de cerner des formes dans la poussière.

 

 

 

 

Tableau n°10 / Funambule
(« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » - René Char)

 

Elle est fascinée, quelque chose de l’ordre de la sidération
la douleur n’a plus de prise, plus de tentacules viscérales
puisqu’il suffirait de ne plus respirer
comme on vérifie qu’on existe
au bord de l’étrangeté, sur la ligne de crête
elle atteint bientôt le juste versant
luisant, tissé de silences.

 

 

 

Tableau n°11 / Révolution
(« Ne hâte pas cet acte tendre / Douceur d'être et de n'être pas. » - Paul Valéry)

 

Elle tend les mains vers des passants impossibles
quelqu’un s’arrêterait
ce serait elle-même, sortie de son miroir
qui se pencherait vers elle, douceur,
collerait sur la chair blessée des voiles
un tissu de mots
de gestes à panser les écorchures.

 

 

 

Tableau n°12 / Carnaval
(« Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse » - Friedrich Nietzsche)

 

Elle danse au bord d’un puits, farouche
margelles du vertige
elle s’apprête à sauter, se ravise
enfile un masque, des masques, des collants, des sacs,
s’étouffe presque, éclate en sa propre joie
puis dépose le fardeau, enlève tout, lâche tout, se découvre
se déshabille.

 

 

 

 

Tableau n°13 / Ame sentinelle
(« Ame sentinelle/Murmurons l'aveu/De la nuit si nulle/Et du jour en feu. » Arthur Rimbaud)

 

Elle rit, elle rit d’un rire un peu fou
ni mécanique ni machineries
un rire qui transperce les rouages du désir
la renaissance entière
elle dit j’ai retrouvé
quoi : l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil
ce peu de jubilation dans le vent qui se lève.

 

 

2014

 

Présentation de l’auteur

Adeline Baldacchino

Adeline Baldacchino est née en 1982 dans le Sud-Est de la France et vit actuellement à Paris. Elle a publié de la poésie, des nouvelles et des textes d'analyse aux éditions Clapas et dans des revues (notamment Le cri d'os, Parterre verbal, Ouste, Ballast...), ainsi que deux essais (Le feu la flamme, autour de Max-Pol Fouchet, Editions Michalon 2013 et la présentation de Fragments inédits de Diogène le Cynique en arabe, Editions Autrement 2014). Elle travaille  sur plusieurs recueils inédits et sur un roman autour de la Perse ancienne.

Elle tient un blog photographique et littéraire (http://abalda.tumblr.com/).

 

Adeline Baldacchino

Autres lectures