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La poésie, le Scriptorium, la paix… FAIRE PAROLE ENSEMBLE ! Entretien avec Dominique Sorrente

De trace en trame, de revue en recueil, Dominique Sorrente ne cesse de désirer, de tenter de matérialiser un lieu ensemble, pour toutes et tous, un endroit où la poésie serait cette évidence que nous partageons. Une planète que nous avons en commun (on se réfèrera par exemple à C’est bien ici la terre, préfacé par Jean-Marie Pelt en 2012 et publié chez MLD), et au-delà de la langue un socle, l’humanité, faite d’émotions universelles. Incessant combattant pour la paix, passeur de poésie, il poursuit son action poétique à travers des ateliers d’écriture, des conférences, des lectures-spectacles, et la création en 1999 du Scriptorium, “espace de poésie partagée, en prise sur notre temps.” C’est dire que son engagement est inaltérable.

Dominique Sorrente, vous êtes poète. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Entre l’humeur chahuteuse du clown, la sainte folie du baiser et la lente sagesse
des arbres, n’hésite pas un seul instant : choisis les trois.
(extrait de Pays sous les continents, MLD, prix Georges Perros 2012)
 Pour cette fois, je n’en dirai pas plus…(sourire)
Vous avez créé le Scriptorium fin 1999. Pouvez-vous évoquer cette entité, et les raisons de sa création ?
Fin rude et triste de la revue Sud en 1997 ; j’y étais membre du Conseil de rédaction depuis les années 80. Et puis vient la bascule du millénaire… et le désir d’inventer une utopie poétique à quelques-uns, sans faux-semblants ni pesanteurs. La grande salle d’accueil du cabinet de pédiatrie de mon épouse, Patricia Le Roux, est notre espace de vie…quand les cris des enfants se retirent. Réjouissante filiation ! Le Scriptorium est alors ancré dans le port du vallon des Auffes à Marseille. Plus tard, après le tragique accident de Patricia sur la voie publique en 2011, le Scriptorium ira se loger sur la colline de Notre-Dame de la Garde où se trouve aujourd’hui son lieu de ralliement. L’utopie est celle de lever une « poésie de la coïncidence » qui concilie l’acte de solitude, inhérent à toute expérience d’écriture, avec le désir de se relier et d’œuvrer dans l’espace public. Le Scriptorium ne sera donc pas une revue, pas un atelier d’écriture, mais  un lieu-dit, un  creuset, un  point de stimulation où se retrouve un groupe de poètes, artistes, passionnés des mots vivants, désireux de trouver des formes inventives à plusieurs.
Un livre est paru pour les dix ans :
« Le Scriptorium, Portrait de groupe en poésie ( éditions BoD, 2010) ». Il donne le ton et rappelle l’esprit de cette embarcation instable et ardente qui n’a cessé d’évoluer au fil des années, des départs, des arrivées…La mer est mouvante, mais l’embarcation poursuit son cabotage. Et le groupe d’aujourd’hui est particulièrement tonique !

Tout simplement est un poème écrit et dit par Dominique Sorrente.
Porté par une true story de Ben Rando.
Le poème est une évocation d'une histoire de coeur née en bord de Meuse.
Il a été écrit durant l'été 2020.

Y a-t-il des actions qui vous ont particulièrement marqué ?
Parmi les initiatives, la première forme trouvée a été celle des Intervalles, rencontres à quelques-uns, portées par un mot générique. Dès le début, nous avons parié sur ce qui ici faisait poésie : les textes découverts, inventés, partagés des uns et des autres, bien sûr, mais avant tout, le moment vécu ensemble avec ses échappées, ses fulgurances, sa forme unique, irremplaçable, son « esprit d’intervalle » et son rythme de sémaphore… Puis nous avons lancé des formes, plus ouvertes, comme le Jumelage avec les poètes d’une autre ville ( Pistoia en Italie).

Nous avons aussi trouvé notre lieu d’ancrage symbolique dans l’espace public : le monument Rimbaud ( œuvre en cérastone, réalisée par le sculpteur aixois, Jean Amado) sur un promontoire de la plage du Prado à Marseille. J’engage tout visiteur de Marseille à y faire halte ; il est hélas encerclé en ce moment par les travaux en vue des Jeux Olympiques de l’été prochain… ; c’est là que nous avons créé lors de la Journée mondiale de la poésie (Unesco) notre Instant Bateau Ivre Salutaire. Un moment rare, nourri par des lectures, performances, poésie chorus, jeux de marionnettes, sons de contrebasse et guitares…un moment à ciel ouvert qui réconcilie les voix des poètes « expérimentés » avec les voix inconnues et nouvelles. Avec les humeurs des éléments à accueillir…mer, vent, pluie plus rarement…

Ce poème a été écrit lors de l'INSTANT BATEAU IVRE SALUTAIRE du SCRIPTORIUM, le 19 mars 2022, au monument RIMBAUD, plage du Prado-Roucas, à Marseille. Lecteur : Marc Ross à la contrebasse : Marco Zoti.

L’an prochain, nous vivrons ce temps (sur le thème de la Grâce choisi par le Printemps des Poètes) dans un autre espace de la rade de Marseille, à proximité du parc Borély et du Bowl, royaume des skater : les Sept Portes de Jérusalem. Lieu sans démarcation, ô combien symbolique, que nous avons déjà choisi pour notre IBIS 2023. Nous y évoquerons notamment la figure fascinante de Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988).
Je peux citer en vrac d’autres moments insolites vécus récemment par le groupe : une traversée littéraire en mer, en association avec le réseau de bibliothèques, COBIAC ; ce fut un épisode de lectures vivantes et…sportives, portées par la houle (!),  à proximité de l’archipel du Frioul. Une autre « spéciale » du Scriptorium est la toujours bienvenue Sieste poétique, en juin généralement, qui diffuse les poèmes en attention flottante et position allongée, avec son lot de surprises et toujours beaucoup de complicités…Et puis, ne pas oublier la Caravane poétique, bien appréciée des publics, qu’elle ait lieu dans le Vaucluse avec notre partenaire Pierre Sèche dans le cadre du festival Trace de poète ou bien côté mer à Marseille dans ces paysages qui sont des recréations perpétuelles. Et encore, on peut citer un Poème épique à plusieurs que nous avons entamé lors du confinement…et qui continue sa route obstinément. Ne sommes-nous pas, comme à chaque période de turbulence civilisationnelle, de fragmentations, en un temps poétique appelant une énergie narrative nouvelle qui rejoint l’épopée ? À mettre dans le chaudron du  Scriptorium… !
Pensez-vous que la poésie soit lue, ou écoutée, de nos jours ? Est-elle fréquentée par les plus jeunes ?
Aux dernières nouvelles  (je viens de tomber sur le Femina La Provence avec Juliette Binoche, grande amatrice de poésie, en tête de gondole !), la poésie est à nouveau « tendance » en France… On salue même son « grand retour » avec des ventes de recueils en augmentation de 22% entre janvier et mai 2023. Arthur Teboul, chanteur de Feu Chatterton, a écoulé 22.000 exemplaires de Le Déversoir.
Avec Mes forêts, publié chez Bruno Doucey, la québecoise Hélène Dorion est la première poétesse vivante au programme du bac, plus habitué à Victor Hugo ou Baudelaire.
Et si on sort de l’hexagone, on peut citer la canadienne Rupi Kaur. 3,5 millions d’exemplaires de Lait et Miel vendus ! …Amanda Gorman a 3,8 millions d’abonnés sur Instagram. Il faut dire qu’on l’a entendue à l’investiture de Joe Biden…Voilà un petit tour d’horizon express sur la séquence chiffrée qui, inlassablement, revient nous faire croire qu’elle est la mesure de tout.
On ne va pas s’en plaindre…ni, non plus, s’en réjouir sans discernement…Simplement, il faut garder la bonne distance, me semble-t-il.
La chance d’aujourd’hui est que les canaux sont formidablement variés. Le risque est celui d’une dispersion-zapping tous azimuts.

Le Scriptorium Sémaphore de Poésie À l’occasion du Printemps des Poètes 2021, et en route vers la Journée Mondiale de la Poésie, prévue le 21 mars par l'Unesco, les poètes du Scriptorium proposent une lecture de poèmes créés sur le thème du Désir. Ces poèmes inédits figurent en version écrite sur le blog de l’association : http://www.scriptorium-marseille.fr

Ayant enseigné jadis dans une de mes précédentes vies les sciences économiques, je dirais volontiers qu’on est passé en poésie d’une économie de la rareté à une économie du flot continu. Et ChatGPT, porte-drapeau de la révolution de l’intelligence artificielle, commence à peine à intimer son ordre de confusion-mystification généralisée !
Le principal défi de la poésie est de s’y retrouver dans cette nouvelle matrice, de ne pas se laisser emporter. C’est l’esprit du bas-côté de la route, de la pratique traversière, de la capacité à sortir de piste ou à passer son tour etc…La poésie vit sans doute, depuis les débuts de l’humanité, à la fois du côté de l’épopée et du côté du silence. La première fait récit des moments auprès des gens, elle façonne la mémoire, l’entretient, l’approfondit. Le second nous rappelle que le mot réclame du vide, qu’il importe de tourner soixante-dix- sept fois sa langue dans sa bouche, que se taire est la première leçon etc…
Si j’ai créé le Scriptorium, c’est parce que je n’ai jamais dissocié l’humain de l’expérience du langage.  Le défi n’est donc pas le plus ou moins grande quantité de mots versés ou lus, mais l’expérience de la parole et de l’écriture dans le récit personnel et celui du monde.
Il est indispensable d’aller parler aux jeunes générations où elles se trouvent. Si notre parole a une force, une ferveur, une fantaisie aussi, si elle sait les étonner, les émouvoir, les accompagner, activer la plasticité des intelligences, je ne me fais aucun « sang d’encre » pour la survie des poètes. Je crois, à l’inverse, à leur rôle de veilleurs contre les tentations totalitaires. Le tragique assassinat du professeur de Lettres, Dominique Bernard, au lycée Gambetta d’Arras nous rappelle cette responsabilité. Évidemment, si les poètes se rétrécissent dans leurs petits entre-soi, verbiages sans prises et contentements dérisoires à l’aune du supposé contemporain, on risque fort de s’en détourner ou, plus sûrement, de les ignorer.
L’enthousiasme sera toujours le maître mot qui ne ment pas.
La poésie est-elle le vecteur privilégié pour porter une parole de paix, de rassemblement, et de fraternité ? Pourquoi ?
Vaste question ! (sourire). La formulation poétique du réel est importante, parce que sans cesse, nous avons à défaire la « rouille de la pensée ». Je vous renvoie, par exemple, au discours de Stockholm de Saint-John Perse sur la science et la poésie dont « le mystère est commun ». Les jugements à l’emporte-pièce, le manque d’analyse de la complexité en profondeur, l’incapacité à se déplacer mentalement hors de sa zone d’habitude sont des ferments de guerre, plus ou moins larvés, tout autant que les murs de langage. Un de mes maîtres sur ce sujet reste le philosophe Paul Ricœur. Je l’entends encore me parler des trois actions qu’il nous fallait mener pour Imaginer l’Europe (c’était le thème que j’enseignais alors aux étudiants) : échanger les mémoires, favoriser l’hospitalité linguistique, briser la dette. Trois dimensions profondément éthiques de la relation à l’autre. Hé bien, pour chacun de ses gestes, la poésie doit prendre toute sa part. La poésie appelle à se déplacer dans l’histoire intime et collective de chacun ; elle est aussi « de la vie interprétée » comme l’écrivait Joe Bousquet. Enfin elle est la porte d’entrée de ce mot vertigineux qu’on appelle le pardon.
C’est par de telles pratiques que nous pouvons apporter quelque chose, même de façon infime, mais signifiante.
Je crois profondément que nous sommes libres et responsables des mots que nous choisissons. Et aussi de nos silences.
En revanche, il ne vous aura pas échappé que les bons sentiments n’ont jamais été les garants de bons poèmes…et la paix, la fraternité etc… n’échappent pas à cette sévère réalité portée par le langage.
Un poème sur une clé à molette, une boîte à chapeaux ou une planète inconnue est susceptible d’être plus inspirant que des déclarations d’intention rabâchées en faveur de la fraternité, la sororité ou l’adelphité.
Peut-on dire que votre poésie est une poésie engagée ? Ou bien vos actes ? Peut-être est-ce la même chose, et ne peut-on dissocier votre poésie de vos actes ?

 

Poésie « engagée », le mot m’a d’abord intimidé, puis irrité (on connaît les caricatures !), puis amusé. Il avait disparu de la logosphère comme les mots « poétesse », « déclamer »…et même « poème » dans un certain milieu textuel. Mon écriture, je suis à peine provoquant en le disant, est le plus souvent « désengagée ». La raison simple en est ce détour, cette mise à l’écart qu’oblige l’acte d’écrire qui est une action, mais en retrait, quoi qu’on fasse. Lorsque je m’associe en écriture à ce qu’on appelle une cause (je le fais rarement), l’enjeu est de toute façon que mon poème tienne par lui-même. J’ai composé, par exemple, une chanson « Au bonheur de Lily » pour une association d’enfants atteints d’un cancer du squelette (rhabdomyosarcome).  Au moment de l’invasion de l’armée russe en Ukraine, j’ai répondu à un projet d’anthologie lancé par l’artiste visuel Pablo Poblete pour Unicités. Mais, au fond, je suis plus troublé par le mystère qui m’a fait écrire Faire neige ( poème lu et publié sur youtube, deux mois avant que la guerre n’ait commencé. C’est un poème de toutes les guerres, de toutes les angoisses devant l’arrivée des ennemis, invisibles encore, de toutes les situations des cœurs démunis face à la terreur occupante. Est-il engagé ? Ce n’est pas mon mot. J’espère seulement qu’il touche à de l’intime. Avec la part de croyance en ce qui va renaître, malgré tout.

Faire neige, poème de Dominique Soreente. La musique All the regrets est une composition de Loïk Brédolèse. Ce poème a été écrit par Dominique Sorrente à l'automne 2021 en résonance avec les vies d'oubli, notamment en Europe orientale. Il résonne aujourd'hui fortement à présent que se déroule sous nos yeux la tragédie ukrainienne. Il est dédié aux victimes inconnues de ce conflit. Son introduction (qui ne figure pas dans le présent enregistrement) dit ceci: "Tu m'as dit qu'il me suffirait de fermer les paupières pour que le monde me fasse signe. Alors, j'ai écrit ces mots-buées avant de me frotter à toi, mon amour." le 28 février 2022

Quant à la question de dissocier ou non la poésie et les actes, elle renvoie à un autre troublant mystère. Celui de l’autonomie du poème. On le crée dans certaines circonstances ( un de mes manuscrits en cours revendique le kaïros, l’occasion…), on le travaille,  on le modèle, on lui donne son équilibre et puis…il s’en va. Bateau à la mer. Le poète passe à un autre temps mais une part de lui-même sera venue s’incorporer dans cet objet énigmatique qu’est le poème. Voilà comment j’essaie de résoudre la question sans idéaliser les poètes qui ont, eux aussi, leur part d’ombre, pour ne pas dire plus.
La Courbe de tes yeux (1924) et l’ode à Staline (de 1950) ont été écrits, l’un et l’autre, par le même poète, Paul Éluard. Mon espoir est de penser que les amoureux de 2023 seront plus attirés par le premier poème que par le second… Il faut aussi se défier du culte aveugle de la personnalité pour les poètes.
Et maintenant, quelles sont vos actions prévues, lorsque l’on constate l’urgence d’affirmer une solidarité envers ceux qui subissent les guerres, et de montrer qu’il est possible de communier et de penser un monde où la paix resterait inaltérable ?

Les actions de solidarité relèvent de toutes sortes de comportements. Certains sont invisibles et souhaitent le rester. J’apprécie fort ce qui sait rester hors le champ du médiatique visible. Nous avons une maladie de l’exposition aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, et les poètes y jouent leur partition…Je revendique le droit à la poignée de mains et aux sourires complices au coin d’une rue, à l’abri des algorithmes !
Pour ma part, je sais que chaque fois qu’une action est « concrète » comme on dit, qu’elle porte un visage, un message etc…elle a une valeur particulière.
La chance est qu’à Marseille, on peut rencontrer ce type de solidarités.
Dans le même esprit, l’association Marseille-Espérance a été créée par l’ancien maire Robert Vigouroux pour que toutes les religions présentes dans la cité phocéenne se relient, échangent, dialoguent, coopèrent etc…Le pape François a salué cette initiative originale, lors de son passage à Notre-Dame de la Garde. Je suis convaincu du bien-fondé de cette démarche que je soutiens.
Pour le reste, l’humanitaire est un véritable métier, admirable et exigeant, et c’est un métier de professionnels. Je me sens bien en retrait de cela, le mieux qu’on puisse faire à ce niveau est alors l’aide financière la plus judicieuse possible. Mais si nos poèmes pour la paix aident le fleuve à couler avec moins de sang, écrivons-les et partageons-les, sans ménagement !

Avec le Scriptorium, l’an passé, j’ai été sollicité sur le thème « Paix et Poésie » par la Maison Montolieu (un espace créé par les Jésuites dans les quartiers Nord de Marseille). Au-delà de ma propre intervention, j’ai proposé à quelques amis poètes du Scriptorium d’apporter leurs contributions. Ce qu’ils ont fait avec beaucoup de sensibilité et d’inventivité dans le propos.  J’ai plaisir à citer leurs noms : Wahiba Bayoudia, Emmanuelle Sarrouy, Marc-Paul Poncet, Henri Perrier-Gustin, Nicolas Rouzet, Isabelle Alentour, Marc Ross. Une note du blog évoque ce moment qui, évidemment, mériterait un prolongement…

Permettez-moi de terminer par un poème « Give peace a chance ». Il est né à l’occasion de cette journée « Paix et Poésie » qui nous a réunis avec le Scriptorium.

Aujourd’hui, tout encore est à reprendre…

GIVE PEACE A CHANCE

Nous faisions partie de ceux-là,
ceux qui répétaient en chœur
"All we are saying is
give peace a chance", sans savoir de quoi était faite
cette chance, cette paix embrumée,
mais nous les appelions sur nous,
cette chance, cette paix,
cette façon d'éconduire la menace.

Nous avons inventé comme cela nos autels de fortune.

Nous écrivions des mots sourds, fervents, maladroits,
nous parlions de lampes et de sécession,
des barbelés d'hier et de ceux du présent,
et des tenailles miraculeuses.

Il y avait un cercle pour nous affranchir du malheur.
Nous y logions comme dans une arche
la grue en origami, le calumet et ses nuages,
la colombe qui fait retour, le rameau
d'après le Déluge,
la flamme entourée de ses pierres,
le fusil brisé, le coquelicot blanc,
le drapeau arc-en-ciel, tout ce qui appelait sur le monde brûlé
l'amour de vivre.

Cinquante ans ont passé, et les "plus jamais ça"
ont défilé d'un train à l'autre.

Et tout encore est à reprendre.
Comme si nous n'avions rien compris
des premiers mots du désir mimétique inscrit au cœur,
des courroies noires d'entraînement, des falsifications
au jour le jour,
des façons visibles ou secrètes
d'honorer
les dieux alpha-mâles des guerres
quand vient le règne des décombres.

Et tout encore est à reprendre,
à cette heure-là où les mots reviennent groggys
du voyage vers les scènes cruelles, oubliées, manifestes,
un peu plus troublés encore
d'avancer avec leur mémoire obstinée
et la longue suite de ceux qui n'ont pas
fini de vouloir les prononcer:
All we are saying is
give peace a chance.

Sud-Soudan, Sri Lanka, Colombie, Angola, Burundi,
Ukraine, Israël, Palestine...

Un sémaphore
agite ses bras d'enfant
comme sur un tarmac de refuge.

Au loin se récite
la légende des mille grues.

Il y a une main qui ôte la poussière
sur la Vierge de Nagasaki.

Tout ce que nous disons est:
donne une chance à la paix !

 

Présentation de l’auteur

Dominique Sorrente

Né à Nevers en octobre 1953, Dominique Sorrente vit à Marseille.

Depuis cinquante ans, il écrit son « journal de bord à bord » d’où émergent de temps à autre des poèmes, des chansons, des spectacles, et aussi des livres. Une bonne vingtaine à ce jour chez plusieurs éditeurs, Cheyne, MLD, Voix d’encre, Tipaza…

Son anthologie personnelle Pays sous les continents, 1978-2008 (éditions MLD) a reçu le prix Georges Perros.

Nombreuses publications en revues et participations régulières à des événements poétiques en France et à l’étranger.

Le travail de Dominique Sorrente évolue dans divers registres qui se répondent (suites mosaïques, textes voix haute, chansons-poèmes, micro-fictions, formes brèves…). L'écriture alterne tonalités graves et souriantes, plaisir narratif et ferveur mélodique, quête métaphysique et humour impressionniste. Une voix où la veine troubadour n'est jamais absente.

© Daniel Vincent

Quelques repères bio-biblio récents 

Parution d’Ici ne tient jamais en place, édition Voix d’encre, 2022, peintures d’Anne Slacik

Concert poétique « D’eau et de pierre » avec l’ensemble à cordes du festival l’Abbé idéal, Saint-Michel en l’herm - Vendée, 28 août 2023

Parution de Comme les autres… sauf que et autres poèmes, revue des Archers, théâtre Toursky, Marseille, numéro 42.

Actualité en cours : Lecture musicale en solo « D’une pierre l’autre »

                                  Préparation avec le comité de rédaction de la revue des Archers (théâtre Toursky) du numéro spécial d’hommage à Richard Martin (1943-2023)

                                 Enregistrement au studio Uptown de plusieurs chansons en préparation de l’album Ivres vivants.

                                 Animation des activités du groupe du Scriptorium en vue des 25 ans de l’association. 

Contact: www.scriptorium-marseille.fr

Ou sur FaceBook, Instagram : Dominique Sorrente

Poèmes choisis

Autres lectures

Dominique Sorrente, Lettres à un vieux poète

La poésie comme « pierre d’utopie » dans Lettre à un vieux poète de Dominique Sorrente     Le grand poète n’est jamais abandonné de lui-même, si loin qu’il s’élève au-dessus de sa propre personne. Hölderlin [...]

Dominique Sorrente, Les gens comme ça va

  A l’adresse de mes « frères humains » (François Villon) « Des gens comme ça va » si étranges parfois qu’il me, qu’ils nous ressemblent. « Ainsi aller au cœur, en suite de poèmes, au plus près [...]




Dominique Sorrente, Les gens comme ça va

 

A l’adresse de mes « frères humains » (François Villon)
« Des gens comme ça va » si étranges parfois qu’il me, qu’ils nous ressemblent.
« Ainsi aller au cœur, en suite de poèmes, au plus près de la part secrète,
dans cette communauté de destin malmenée qui nous relie »

 

Ils sont les gens, les autres. On dit ça va. Un parmi. Écoutez le cœur. Et il y a pour eux. Le ciel pour cette joie.

Un mouvement en 7  chapitres pour peut-être dire où l’on va, seul avec les autres. Ce livre est né, nous dit l’auteur, au lendemain des attentats du 7 janvier 2015 à Paris.

Le poème sera la main tendue au bord du gouffre. Hymne fervent, Les gens comme ça va nous regardent. Le récit est riche, et si notre humanité nous échappe, laissons-nous entreprendre par ce voyage. Une première question, essentielle :

Dominique Sorrente, Les gens comme ça va, Cheyne, 2017, 87 pages, 17 €.

Dominique Sorrente, Les gens comme ça va, Cheyne, 2017, 87 pages, 17 €.

A quoi peut-on ressembler
sur l’autre versant des corps ?
Demandent les gens obstinément
à l’eau du fleuve. 

C’est le point de départ de cette marche où, singulier, nous allons nous côtoyer, nous deviner frères.

Parfois ils se reconnaissent,
parfois ils s’ignorent
peut-être se sont-ils trop longtemps perdus de vue (…)

Parfois, ils ont l’air ailleurs, dans un recoin du jour,
ils ont troqué
l’agitation sordide contre le silence des herbes,
ça fait toute une occupation.

Comme l’art de fixer sur le dos de la main
un bref instant de coccinelle. 

La ronde serait-elle enfantine, tant l’évocation de nos attitudes sonnent et trébuchent : jusqu’au ciel. Tel un mouvement, circulaire, encore un que l’ennemi n’aura pas, qui se retourne sur lui-même en un éclat de joie ?

Mais il y a pour eux : La neige aussi. Elle donne le droit / de traverser le champ, / parce qu’elle a recouvert / les territoires et les limites / et qu’on marche d’un pas appliqué / sans blesser les pousses.

Il y en a de toutes les couleurs, des gens comme ça va, un peu balourds, un peu fluets / tantôt sûr de leurs coups, tantôt / déboussolés. Chacun entrera dans la danse, construira son puzzle, fera tomber le masque et l’inattendu surgira.

Le poète, un parmi les gens comme ça va veille : Mi-février conversation  de près avec le mimosa …

Ici les gens deviennent plus proches. Espace de rencontre, le livre (si intense) nous relie. Le poète Dominique Sorrente espère avec nous. Ce matin c’est à toi que je parle. / Rien qu’à toi.

Ils ont trouvé sur une étagère du couloir
un livre que plus personne ne lit,
dans ce livre entre deux pages, une vieille image pliée 
où sont écrits ces mots en rouge et gris,
perdus dans une flamme : 
elle ne sait plus qu’aimer.

Ils en sont quittes pour un baiser durable.

Ils rient : encore un 
que l’ennemi n’aura pas.

Le ciel pour cette joie fait une roue dans l’eau.

Ils sont les gens comme ça va.

Ce recueil est envoutant, précis. Il écoute le cœur des gens. Avec  lui, nous avançons jusqu’au bord, léger de tout cet inconnu qui penche et nous appelle.

 




Dominique Sorrente, Lettres à un vieux poète

La poésie comme « pierre d’utopie »

dans Lettre à un vieux poète de Dominique Sorrente

 

 

Le grand poète n’est jamais abandonné de lui-même, si loin qu’il s’élève au-dessus de sa propre personne.

Hölderlin

 

S’inscrivant dans l’émouvante filiation des Lettres à un jeune poète de Rilke, Dominique Sorrente se propose d’en renouveler le propos en opérant un retournement majeur. Au temps de la jeunesse, de ses illusions, de ses ambitions, il substitue l’âge de la maturité où se trouve mise à l’épreuve l’idée d’accomplissement littéraire. Face au choix éditorial de la publication posthume des dix lettres réelles de Rilke à Franz Kappus, il oppose la rédaction d’une seule lettre où le je de l’épistolier vivant s’adresse au vous d’un poète fictif, Hans Freibach. Ce patronyme de consonance germanique n’est pas sans entrelacer deux idées majeures, celles de liberté et de fluidité. Sous cette symbolique onomastique se décèle en outre l’authenticité d’une voix de poète qui s’interroge selon un jeu de dédoublement spéculaire, mais n’est-ce-pas finalement pour dialoguer avec elle-même dans « la grandiose solitude » rilkéenne, tout en donnant « chance à la rencontre » ?

Si la forme épistolaire n’est qu’un leurre littéraire, c’est paradoxalement pour restituer une vérité de parole, celle du poète faisant l’expérience de l’amertume face au « monde de la poésie » devenu « lieu de simulacre » où « les états de médiocrité se pavanent » (p.6). Mais la vérité de parole est celle surtout du « vieux poète » ayant « le goût de l’écorce amère qui se souvient » mais qui « s’en remet à l’imagination du matin pour faire rire ses branches » (p.14). On retrouve là l’élan et la vitalité de la poésie de Dominique Sorrente qui nous invite dans son livre C’est bien ici la terre à « laisser respirer les nuages » avec « un soleil à étourdir l’éphémère ».

Tension dynamique, conciliation d’aspirations contradictoires, tentative de définition, tel s’énonce le défi constant qui anime le poète pensant :

 

« Parfois, en vous regardant vous taire aujourd’hui, face au tourbillon du monde, je me dis qu’une définition du poète pourrait bien être celle-ci : l’arbre qui cache le silence de la forêt » (p.8).

 

Seul le silence fonde la poésie, en se glissant littéralement au cœur d’une expression convenue, en abolissant le lieu commun, en instaurant et en délimitant un espace de respiration, de pulsation, de création. N’est-il pas à même de favoriser l’émergence de deux mots précieux qui « vous habitaient en toute circonstance et vous habitent encore aujourd’hui », deux mots essentiels, « les deux mots de résistance et de fondation » (p.8) ? L’exigence éthique et esthétique se fait abyssale, pur vertige analogique avec ces « deux mots, comme deux puits ». Puis la réflexion s’approfondit, enchaînant l’analyse de la résistance qui n’a de cesse d’« observer avec l’œil du plus fort discernement comment remuent les mondes, celui du très lointain et le plus proche immédiat, le récit de l’autre et le labyrinthe intime ». Altérité et singularité, narration et introspection, espace ouvert et vivant des mondes et configuration plus resserrée et retorse du labyrinthe, toutes ces composantes s’allient pour accéder à la profération de l’intimité qui dès lors fait ressortir « l’esprit de fondation » : « Je crois bien que vous avez aimé passionnément inventer des fondations, fussent-elles éphémères, surtout si vous les éprouviez ainsi » (p.9). Tension lexicale, la fondation éphémère s’avoue exaltation poétique quand elle cherche à conjuguer aspiration à la solidité et acceptation de la fragilité : « La mise en œuvre, me semble-t-il, ne vous a jamais autant intéressé que l’ardeur des commencements » puisque finalement, ajoute le je épistolier, « vous m’avez appris que résistance et fondation vivaient sur la même île, faite de cette pierre d’utopie qui nourrit le langage comme la vie ».

« Pierre d’utopie » le poème, l’ardeur créatrice qui engendre le poème ivre de sa précarité consubstantielle ?

Cette pierre d’utopie se laisse en tout cas sculpter, graver, œuvrer, creuser, afin que « cette parole faite poème » puisse venir « comme au bout du monde nommer l’heure ultime d’une vie d’homme au regard de l’invisible » (p.10). La pierre d’utopie se fait source et ressource, jouissance de la marge – ou de la cachette sous l’escalier où Hofmannsthal écoute « les autres parler de lui comme d’un disparu ou d’un mort » (p.13) –, permettant néanmoins « de poème à poème » de « scruter l’énigmatique mouvement du réel ». Car la solitude nécessaire du poète doit être capable de « renouer de la présence avec tout l’invisible qui nous relie ». Le poète scrutateur et marginal, en retrait et aux aguets, est à concevoir « toujours comme un passeur, celui qui donne chance à la rencontre, sans savoir quand elle se produira » (p.14).

Telle est bien l’énigme incandescente de la poésie comme pierre d’utopie : palpable et inaccessible, tangible et volatile, silencieuse et volubile, esquissant et traçant une vie de poète « comme une suite de stèles », pour faire écho à l’œuvre de Segalen accueillant « le fleuve Diversité » (p.14), ou bien comme « une nébuleuse poussières de mots » à même de se rendre lumineuse dans l’esprit du lecteur pour qui la poésie échappe en majesté à l’idée reçue flaubertienne d’être « tout à fait inutile » et « passée de mode ».

Pierre d’utopie où inscrire, paradoxale, « la mobilité des ailes perdues de l’oiseau » (p.6) ?

À transmettre en toute générosité comme « témoin » aux plus jeunes poètes, témoin « plus léger » se composant de « couleurs d’oiseaux, d’attentes amoureuses, de soleils déplacés dans les draps, de phrases sur les murs d’une prison oubliée, d’un œil en sentinelle posé à la lisière des nuits » (p.15).

Mais aussi et surtout à la lisière de toutes les pages à naître, comme autant de nuits blanches quand l’utopie se fait pierre de poésie ?

Stèle de poésie, libre et fluide, « freibach » : la Lettre à un vieux poète de Dominique Sorrente ne manque pas de se lire comme telle.

 

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Autres ouvrages récents publiés par Dominique Sorrente :

« Tu dis : rejoindre le fleuve », éditions Tipaza (http://www.editions-tipaza.com/home/ ), accompagné d’une peinture de Alain Boullet, 2014

« Il y a de l’innocence dans l’air, éditions L’Arbre à paroles (Belgique) ( http://maisondelapoesie.com/index.php?page=editions-arbre-a-paroles), 2014

 

à signaler l’ouvrage collectif réalisé pour les 15 ans de l’association Le Scriptorium, animée par Dominique Sorrente « Accordez on », daté du 31/12/2015- Fabrication artisanale par les auteurs - Disponible sur demande motivée en s’adressant à  Le Scriptorium : poesiescriptorium13@gmail.com ( tarif à partir de 10 euros - port compris)