La poésie comme « pierre d’utopie »

dans Let­tre à un vieux poète de Dominique Sorrente

 

 

Le grand poète n’est jamais aban­don­né de lui-même, si loin qu’il s’élève au-dessus de sa pro­pre personne.

Hölder­lin

 

S’inscrivant dans l’émouvante fil­i­a­tion des Let­tres à un jeune poète de Rilke, Dominique Sor­rente se pro­pose d’en renou­vel­er le pro­pos en opérant un retourne­ment majeur. Au temps de la jeunesse, de ses illu­sions, de ses ambi­tions, il sub­stitue l’âge de la matu­rité où se trou­ve mise à l’épreuve l’idée d’accomplissement lit­téraire. Face au choix édi­to­r­i­al de la pub­li­ca­tion posthume des dix let­tres réelles de Rilke à Franz Kap­pus, il oppose la rédac­tion d’une seule let­tre où le je de l’épistolier vivant s’adresse au vous d’un poète fic­tif, Hans Freibach. Ce patronyme de con­so­nance ger­manique n’est pas sans entrelac­er deux idées majeures, celles de lib­erté et de flu­id­ité. Sous cette sym­bol­ique ono­mas­tique se décèle en out­re l’authenticité d’une voix de poète qui s’interroge selon un jeu de dédou­ble­ment spécu­laire, mais n’est-ce-pas finale­ment pour dia­loguer avec elle-même dans « la grandiose soli­tude » rilkéenne, tout en don­nant « chance à la rencontre » ?

Si la forme épis­to­laire n’est qu’un leurre lit­téraire, c’est para­doxale­ment pour restituer une vérité de parole, celle du poète faisant l’expérience de l’amertume face au « monde de la poésie » devenu « lieu de sim­u­lacre » où « les états de médi­ocrité se pava­nent » (p.6). Mais la vérité de parole est celle surtout du « vieux poète » ayant « le goût de l’écorce amère qui se sou­vient » mais qui « s’en remet à l’imagination du matin pour faire rire ses branch­es » (p.14). On retrou­ve là l’élan et la vital­ité de la poésie de Dominique Sor­rente qui nous invite dans son livre C’est bien ici la terre à « laiss­er respir­er les nuages » avec « un soleil à étour­dir l’éphémère ».

Ten­sion dynamique, con­cil­i­a­tion d’aspirations con­tra­dic­toires, ten­ta­tive de déf­i­ni­tion, tel s’énonce le défi con­stant qui ani­me le poète pensant : 

 

« Par­fois, en vous regar­dant vous taire aujourd’hui, face au tour­bil­lon du monde, je me dis qu’une déf­i­ni­tion du poète pour­rait bien être celle-ci : l’arbre qui cache le silence de la forêt » (p.8).

 

Seul le silence fonde la poésie, en se glis­sant lit­térale­ment au cœur d’une expres­sion con­v­enue, en abolis­sant le lieu com­mun, en instau­rant et en délim­i­tant un espace de res­pi­ra­tion, de pul­sa­tion, de créa­tion. N’est-il pas à même de favoris­er l’émergence de deux mots pré­cieux qui « vous habitaient en toute cir­con­stance et vous habitent encore aujourd’hui », deux mots essen­tiels, « les deux mots de résis­tance et de fon­da­tion » (p.8) ? L’exigence éthique et esthé­tique se fait abyssale, pur ver­tige analogique avec ces « deux mots, comme deux puits ». Puis la réflex­ion s’approfondit, enchaî­nant l’analyse de la résis­tance qui n’a de cesse d’« observ­er avec l’œil du plus fort dis­cerne­ment com­ment remuent les mon­des, celui du très loin­tain et le plus proche immé­di­at, le réc­it de l’autre et le labyrinthe intime ». Altérité et sin­gu­lar­ité, nar­ra­tion et intro­spec­tion, espace ouvert et vivant des mon­des et con­fig­u­ra­tion plus resser­rée et retorse du labyrinthe, toutes ces com­posantes s’allient pour accéder à la proféra­tion de l’intimité qui dès lors fait ressor­tir « l’esprit de fon­da­tion » : « Je crois bien que vous avez aimé pas­sion­né­ment inven­ter des fon­da­tions, fussent-elles éphémères, surtout si vous les éprou­viez ain­si » (p.9). Ten­sion lex­i­cale, la fon­da­tion éphémère s’avoue exal­ta­tion poé­tique quand elle cherche à con­juguer aspi­ra­tion à la solid­ité et accep­ta­tion de la fragilité : « La mise en œuvre, me sem­ble-t-il, ne vous a jamais autant intéressé que l’ardeur des com­mence­ments » puisque finale­ment, ajoute le je épis­toli­er, « vous m’avez appris que résis­tance et fon­da­tion vivaient sur la même île, faite de cette pierre d’utopie qui nour­rit le lan­gage comme la vie ».

« Pierre d’utopie » le poème, l’ardeur créa­trice qui engen­dre le poème ivre de sa pré­car­ité consubstantielle ?

Cette pierre d’utopie se laisse en tout cas sculpter, graver, œuvr­er, creuser, afin que « cette parole faite poème » puisse venir « comme au bout du monde nom­mer l’heure ultime d’une vie d’homme au regard de l’invisible » (p.10). La pierre d’utopie se fait source et ressource, jouis­sance de la marge – ou de la cachette sous l’escalier où Hof­mannsthal écoute « les autres par­ler de lui comme d’un dis­paru ou d’un mort » (p.13) –, per­me­t­tant néan­moins « de poème à poème » de « scruter l’énigmatique mou­ve­ment du réel ». Car la soli­tude néces­saire du poète doit être capa­ble de « renouer de la présence avec tout l’invisible qui nous relie ». Le poète scru­ta­teur et mar­gin­al, en retrait et aux aguets, est à con­cevoir « tou­jours comme un passeur, celui qui donne chance à la ren­con­tre, sans savoir quand elle se pro­duira » (p.14).

Telle est bien l’énigme incan­des­cente de la poésie comme pierre d’utopie : pal­pa­ble et inac­ces­si­ble, tan­gi­ble et volatile, silen­cieuse et vol­u­bile, esquis­sant et traçant une vie de poète « comme une suite de stèles », pour faire écho à l’œuvre de Segalen accueil­lant « le fleuve Diver­sité » (p.14), ou bien comme « une nébuleuse pous­sières de mots » à même de se ren­dre lumineuse dans l’esprit du lecteur pour qui la poésie échappe en majesté à l’idée reçue flauber­ti­enne d’être « tout à fait inutile » et « passée de mode ».

Pierre d’utopie où inscrire, para­doxale, « la mobil­ité des ailes per­dues de l’oiseau » (p.6) ?

À trans­met­tre en toute générosité comme « témoin » aux plus jeunes poètes, témoin « plus léger » se com­posant de « couleurs d’oiseaux, d’attentes amoureuses, de soleils déplacés dans les draps, de phras­es sur les murs d’une prison oubliée, d’un œil en sen­tinelle posé à la lisière des nuits » (p.15).

Mais aus­si et surtout à la lisière de toutes les pages à naître, comme autant de nuits blanch­es quand l’utopie se fait pierre de poésie ?

Stèle de poésie, libre et flu­ide, « freibach » : la Let­tre à un vieux poète de Dominique Sor­rente ne manque pas de se lire comme telle.

 

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  • La « Let­tre à un vieux poète » est parue aux édi­tions du Port d’attache à Mar­seille (http://editionsduportdattache.over-blog.com/)- 5 euros – (frais de port com­pris) Pour pass­er com­mande : jlucchesi13@gmail.com

  • « C’est bien ici la terre », pré­face Jean-Marie Pelt, pub­lié aux édi­tions MLD (qui ont cessé leur activ­ité) est disponible au prix de 24 euros (frais de port com­pris) en s’adressant à Le Scrip­to­ri­um : poesiescriptorium13@gmail.com

 

Autres ouvrages récents pub­liés par Dominique Sorrente :

« Tu dis : rejoin­dre le fleuve », édi­tions Tipaza (http://www.editions-tipaza.com/home/ ), accom­pa­g­né d’une pein­ture de Alain Boul­let, 2014

« Il y a de l’innocence dans l’air, édi­tions L’Arbre à paroles (Bel­gique) ( http://maisondelapoesie.com/index.php?page=editions-arbre-a-paroles), 2014

 

à sig­naler l’ouvrage col­lec­tif réal­isé pour les 15 ans de l’association Le Scrip­to­ri­um, ani­mée par Dominique Sor­rente « Accordez on », daté du 31/12/2015- Fab­ri­ca­tion arti­sanale par les auteurs — Disponible sur demande motivée en s’adressant à  Le Scrip­to­ri­um : poesiescriptorium13@gmail.com ( tarif à par­tir de 10 euros — port compris)

 

 

 

 

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Muriel Stuckel

Muriel Stuck­el est poète, cri­tique, pro­fesseur de lit­téra­ture en khâgne au Lycée Fus­tel de Coulanges à Stras­bourg, vice-prési­dente de l’association lit­téraire Ouï Lire qui organ­ise des lec­tures d’écrivains.

Out­re des arti­cles, des pros­es, des poèmes en revues (Europe, Lit­téra­tures, Les Car­nets de l’exotisme, L’Act’Mem, Voix d’encre, La Revue alsa­ci­enne de Lit­téra­ture etc.), elle a pub­lié des livres d’artistes et notam­ment aux édi­tions Voix d’encre en 2011 Eury­dice désor­mais, avec des pein­tures de Pierre-Marie Bris­son et une pré­face d’Hédi Kaddour.

A paraître aux mêmes édi­tions, en sep­tem­bre 2013 : L’Insoupçonnée ou presque.