Laurent Grison, L’Archipel des incandescences et La Femme debout

Le recueil de Laurent Grison, qui se compose de deux parties – L’archipel des incandescences et La femme debout –, est illustré de dessins à l’encre au graphisme noir et gris. Arabesques vivaces, signes cabalistiques, écritures mystérieuses, silhouettes primitives, idéogrammes étranges : ces dessins – que l’on pourrait appeler poiêglyphes1 – nous invitent, à l’instar des textes qu’ils accompagnent, à la rêverie, à l’escapade dans l’imaginaire…

L’archipel des incandescences

D’emblée, le poète s’adresse à Xavier Grall et à lui-même : « Tu vis dans un monde / Qui peine à dissimuler / La douleur des hommes / Sous un masque noir » (11). Le rythme est donné avec des strophes de quelques vers courts (hexamètres, heptasyllabes ou octosyllabes) : une scansion légère et incisive – on pense à Verlaine ! – qui se rapproche parfois par sa brièveté, par ses suspens et ses ellipses, du haïku. Le poème est distillé, volatile et puissant, comme un lambig. A la lecture de ce premier quatrain, on comprend que, pour l’auteur, le poète est celui qui, en toute lucidité et en toute fraternité, veut dénoncer la présence au monde du mal dont « le masque noir » est à la fois le corollaire et la sinistre parure.

En le qualifiant de « hère hirsute errant » (11), Laurent Grison nous donne l’image d’un  poète nomade dont l’errance est une quête. Un être qui a des « semelles de vent » (13) : l’auteur reprend cette métaphore de Paul Claudel qui désigne Rimbaud. On retrouve, au vers suivant, la référence  rimbaldienne : « bateau ivre / qui dérive entre les mythes et les îles / de la Bretagne immortelle» (13). Dans l’ivresse de l’errance, dans la fièvre de la dérive, le poète a faim, il veut dévorer l’inconnu et est en même temps dévoré par lui. Le poète, « assoiffé de transcendance » (12), est aussi le « sourcier » (11) qui cherche les mots sous la terre : le langage apparaît ainsi comme une eau souterraine que le poète veut faire jaillir, indubitablement pour la boire (acte emblématique de l’expérience créatrice chez Rimbaud). Mais c’est aussi une eau qui va sculpter la roche, si bien que le discours poétique s’inscrit dans la durée du minéral.

Laurent Grison, L’Archipel des incandescences, hommage à Xavier Grall, suivi de La Femme debout, Collection Arcane, Sémaphore Éditions, 89 pages, avril 2025, 15€

Cela ne veut pourtant pas dire que le poème soit figé car la langue poétique est une arme contre les contempteurs de la vie, les hypocrites, les « médisants », ceux qui disent du mal et qui le font.  La poésie est nourricière. Sans elle, les jours s’appauvrissent et ceux qui disent mal ou du mal ne peuvent plus cultiver leur jardin : ils n’ont plus qu’à « arracher les jours desséchés » (12).

Dans ce monde sujet à l’immanence et au dessèchement, les hommes subissent la violence des paroles. Foudroyés par le feu nourri des discours de haine, ils assistent au « renversement des temps », à ces évolutions qui désolent et laissent pantois. Le poète, lui, ose se révolter et défier le chaos ambiant, le désordre des choses : ses « mots rebelles /défient sans crainte / l’orage des signes… ».

C’est en ce sens que Laurent Grison chante le visage rimbaldien de Xavier Grall avec ses « empreintes de tourment » (13): le poète est semblable à une tablette de cire sensible où l’adversité, les épreuves et les malheurs de la vie viennent imprimer leurs marques fertiles, sources d’inspiration. Mais le tourment peut aussi être une bête sauvage qui s’agite dans l’esprit du poète, dans sa « tête-vertige » – belle expression qui suggère à la fois que l’esprit a le vertige et qu’il le donne, par la poésie qui nous embrase « d’une transe mystique ». Poésie qui apparaît dès lors comme l’expression de mystères dionysiaques, comme le cri de l’enthousiasme, au sens originel de possession divine, de fusion avec le dieu. A l’instar de Baudelaire pour qui « La nature est un temple ou de vivant piliers / laissent parfois sortir de confuses paroles», Laurent Grison voit dans une feuille d’automne le « signe mortel d’un amour absolu » (19), la révélation d’un mystère dans « le signe des signes » projeté par « un calvaire de pierre » (21). Or, à l’inverse, il y a ceux qui ne voient pas l’au-delà des choses comme ces « touristes aux yeux mi-clos » (24) qui « photographient » le Christ d’une chapelle « sans même le regarder ». Voilà posé le problème de la représentation artistique et du regard que l’on pose sur l’œuvre : on peut réduire « Le Christ jaune » de Gauguin à sa pure dimension de célèbre tableau à photographier absolument ou bien vraiment regarder l’œuvre comme un ensemble de signes à déchiffrer, comme un symbole qui permet de voir derrière le voile de l’apparence. Laurent Grison appelle ceux qui ne savent pas voir des « hommes fiévreux » et s’ils le sont, c’est qu’ils « craignent l’au-delà /autant que l’autre d’ici » (24). Qu’il s’agisse de religion ou non, se pose alors pour Grall comme pour l’auteur « la question / du salut de l’âme » « trop essentielle/ pour ne pas être posée » (25) – question que se posait aussi Verlaine...

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 5, Mars 2025.

S’il est indubitablement imprégné de mysticisme chrétien, le recueil de Laurent Grison l’est aussi de mythologie celtique et, en particulier, de la fantasmagorie des îles. Il s’adonne à la « dérive entre les mythes et les îles de la Bretagne immortelle » – il sait l’importance de celles-ci chez les Celtes : l’île d’Avalon est le paradis des Bretons et Tir na Nog, le pays de la jeunesse éternelle chez les Gaëls d’Irlande. D’ailleurs, l’ensemble des textes est un hommage au poète breton Xavier Grall, bien sûr, mais aussi à Jean-Pierre Calloc’h dont il cite deux vers : « Au creux des vagues / je suis encore au pays qui dort » (20).

Écrits en Bretagne, les poèmes sont, bien entendu, traversés par les éléments naturels, en particulier le vent et la mer, dont les violentes frénésies « éteignent l’amer désir / d’une saison en enfer » (16), comme si les forces de la nature venaient en quelque sorte sauver le poète d’une possession diabolique destructrice ou lui épargner le terrifiant vertige au bord du gouffre - vertige qui a peut-être poussé Rimbaud à renoncer à l’écriture. Car la puissance poétique est telle qu’elle peut plier l’univers, « incliner l’horizon », se gonfler « d’une très grande vague », capable d’emporter « l’océan monstrueux » (16). Cette démiurgie se nourrit, comme nous l’avons déjà dit, de références constantes à l’univers rimbaldien : à « la poche » et au « paletot idéal » Laurent Grison ajoute  « le plan déchiré de Paris », symbole de la fugue, soit parce qu’il a trop servi soit parce que – foin de la ville –  le poète veut battre la campagne et contempler les prairies de Bossulan, la ferme d’autrefois. Il est aussi question « d’alchimie du livre », celui-ci apparaissant dès lors comme l’athanor où se transmute la langue. On peut se demander si cette « poussière brûlante » faite de voyelles consumées n’est pas le sens intégral qui soudain embrase le cerveau et provoque l’illumination. Le feu de la conscience poétique provoque alors un éternuement qui – dit-on – est le symbole implicite de la présence du sacré. Dans cet ordre d’idées de transcendance, les tempêtes du bout du monde ont une puissance telle que, non seulement elles poussent les marins de Bretagne à prier Dieu, mais qu’elles effraient les morts eux-mêmes.

Le règne végétal figure aussi en bonne part dans l’univers poétique de Laurent Grison. Tout empreint de douceur et de délicatesse, comme ces racines des arbres du Bois d’Amour de Pont-Aven qui s’habillent d’une « dentelle de mousse » ; mais si l’on remonte à l’air libre, c’est « le monde aveuglé / par la surface et la chair », la superficialité et les désirs matériels, la chair opposée à l’esprit.

Laurent Grison est sensible à la dimension cosmique. En exprimant la présence du monde dans son immensité cardinale (28), l’auteur réussit à nous donner l’impression d’une géographie vivante, une conscience d’être au centre d’un espace terrestre où « le jour guide les égarés »… Rien d’étonnant à ce qu’il cultive une symbolique de la lumière qui éclaire les esprits, montre le chemin, c’est que l’homme se perd dans la vastitude : les seuls repères fiables sont le jour, les étoiles et les arbres car, même si « leurs feuilles volent » ils « gardent / le souvenir du chemin ».

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 22, Mars 2025.

Tout au long du recueil, se succèdent des instantanés ou des croquis de choses vues avec l’œil du peintre telles que « les pierres sombres » qui « ont la matité de la soie grège » (30). Aussi la terre est-elle apparentée  à une sorte de manuscrit « de sols érodés », comme un vieux palimpseste couvert de textes où le granit affleure (« affleurement de granit »), émergence d’un substrat caché, d’un sens souterrain.  La comparaison est faite avec « les phrases simples » sur lesquelles effleure la sagesse (« effleurement de sagesse »). Il est aussi question, dans une autre strophe, d’une « feuille mordorée » qui « caresse / la fragile dentelle de mousse ». On peut se demander – symbolisme  oblige – s’il s’agit du végétal ou du support d’écriture.

Ainsi, à force de traquer « les invisibles lignes de force » (32), l’auteur nous livre une poésie de la contemplation qui permet la révélation : « en contemplant le ciel / tu découvres le sens. »

Et par la convocation rituelle des éléments naturels pour une « délicate communion », Laurent Grison rend sensibles les « couleurs harmoniques » qui ont le pouvoir d’« engendrer la parole vivante » (33).

Pour lui, le poète est – on l’a vu – un marcheur (« tu marches sur les terres grises » - 36) qui brûle d’un feu intérieur, un vagabond rimbaldien « aux yeux ouverts » dont la poésie est faite d’illuminations (37). Ses poèmes, imprégnés de sacré, donnent à voir un réel magnifié.  C’est pourquoi le poète nous invite au culte des livres, à une liturgie du verbe, en chantant « le grand livre des livres » qui est promesse de la grâce et du paradis sur terre.

La force de ce poème est de suspendre le temps «  là où le soleil levant / éclaire le monde » (41),  à « l’aube révélée » (42).  À l’écoute du « chœur des étoiles », à l’affût des « couleurs de la vie » sur « les terres grises », Laurent Grison nous plonge dans « l’ombre bleue de l’espérance » et, par « la parole vivante » nous initie à l’envol des « grands albatros » et aux « incandescences » d’un « archipel » « étrange et pénétrant ».

 

Laurent Grison, Livre Sémaphore, Page 41, Mars 2025.

La femme debout

Cette seconde partie du livre est l’humble éloge de l’autre tout en esquisses et touches d’aquarelle. Avec pudeur et respect, le poète dessine, au fil des pages, la silhouette d’une femme qui pourrait être l’héroïne d’un mythe celtique. Il ne fait que la contempler et la dire en actes, afin de nous faire sentir sa simplicité, son mystère, sa sagesse et son humanité. Elle apparaît comme la gardienne d’une sérénité profonde, d’une vie de création,  de « ce qui est beau » (55). Génie du lieu en la maison d’Hippolyte, elle est la vestale de la poésie qui « veut saisir […] ce qui se cache / sous la surface de l’infraordinaire / au creux de la psyché » (80). Tant pour les gens que pour les oiseaux, elle est « accueil » et« générosité » (50). « Cœur simple », elle  flotte souvent sur les rivières et est toujours liée à la mer dont elle « préfère l’étale » qui apaise (58) ; elle marche le long des plages et « rêve d’un long voyage vers l’azur » tout en effleurant « quelques galets […] qui vivent à l’écart du temps » (75), ce qui est un peu son cas car, dépositaire de la mémoire locale, elle aime se souvenir « des fragments de l’enfance » (71). Émotive « avec dignité », elle « sait que la violence du vent emporte / les fleurs fragiles » (57). Ennemie de l’ennui et amoureuse de la liberté, elle « fuit les gens barbants » (60), elle « lit et relit », curieuse de « percer […] les mystères » et, imprégnée de mysticisme breton, elle marche entre les arbres et cherche « ce qui ne se voit pas […] le fait et le défait / le dit et le non-dit […] l’insolite aussi » (55).

Et quand elle parle, c’est pour résister, comme les murs de sa cabane, « à la tempête et à la bêtise » (78). Elle se dit reconnaissante envers « les artistes qui l’ont sauvée / avec le verbe des poètes » (79). C’est avec des mots simples que Laurent Grison présente cette femme de paix, de cœur et de sagesse comme « un tourbillon / suspendu dans l’espace-temps/ au centre du monde. » (84). Portrait émouvant d’une « femme debout […] née ici » (67) – et « dont les yeux sourient » dans son « désir d’unicité » (81) – sur les bords de la Laïta, fleuve de « la Bretagne immortelle ».                                  

Présentation de l’auteur

Laurent Grison

Laurent Grison est poète et artiste, historien de l’art et critique (littérature, art). Ses textes sont publiés en France et à l'étranger : Royaume-Uni, Australie, États-Unis, Belgique, Grèce, Portugal, Espagne, Pologne, Pays-Bas, Kosovo, Italie, Albanie, Macédoine du Nord, Hongrie, Bangladesh, Népal, Japon... Ils sont traduits en une dizaine de langues. Croisant les formes de création, passionné par la musique, Laurent Grison pratique aussi les arts plastiques. Il est adhérent de la Maison des écrivains et de la littérature (France) ainsi que de la Maison des Artistes (France). Il est membre de plusieurs associations internationales d’écrivains et de critiques, dont The Poetry Society (Royaume-Uni), le Poets' Circle (Athènes, Grèce), le P.E.N. Club français, the World Poetry Movement, l’Association Internationale de la Critique Littéraire (AICL) et l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA).

www.laurentgrison.com

Autres lectures




Viviane Ciampi et Laurent Grison, Quatre poèmes inédits

 

bouches ouvertes
à la foire des mots
concerts d’haleines dramatiques
le gris fustige l’air le soir de ce trop-dire
ce qui se tait pèse comme une stagnation

une entité de doute
traverse les yeux

bocche aperte
alla fiera delle parole
concerti di fiati drammatici
il grigio frusta l’aria la sera del troppo-dire
ciò che tace pesa come un ristagno

un’entità di dubbio
 attraversa gli occhi

 

****

Encre de Laurent Grison.

 

mensonge à son zénith
rond comme une pomme
blanc par vocation
mais il nourrit
c’est le fruit
que la chaîne des jours a fait naître

à chaque être
sa vérité du dimanche
ce qu’elle signifie

menzogna allo zenit
tonda come una mela
bianca per vocazione
ma nutre
è il frutto che la catena
dei giorni ha fatto nascere

ad ogni essere
la sua verità della domenica
ciò che significa

 

****

Encre de Laurent Grison.

 

mon Dieu qu’il est difficile
de s’agripper aux culottes des étoiles
en tenant le diable par la queue

mio Dio quanto è difficile
aggrapparsi alle mutande delle stelle
tenendo il diavolo per la coda

 

****

reconnaître
la progression des symptômes
de chaque côté de la planète
la minuscule déconvenue
de la lumière
qui se perd
dans les poches trouées
du hasard

riconoscere
il progredire dei sintomi
ad ogni lato del pianeta
il minimo sconcerto
della luce
che si smarrisce
nelle tasche bucate
del caso

 

Présentation de l’auteur

Viviane Ciampi

Viviane Ciampi, d’origine lyonnaise et toscane, poète, traductrice, performeuse, auteure  de chansons à texte, vit en Italie (Gênes). Au-delà de la poésie sur la page, elle met en espace sonore ses poèmes en se servant de bruitage, de sa voix chantée, démultipliée en alluvions d’échos dans ses deux langues maternelles. Elle fait partie depuis une vingtaine d’années de l’équipe du Festival International de Poésie de Gênes Parole Spalancate comme animatrice et traductrice et depuis 2015 du Festival Voix Vives pour la France et l’Italie après avoir été invitée comme poète. Elle participe régulièrement à des festivals nationaux et internationaux (Italie, France, Tunisie, Palestine, Espagne). Rédactrice dans la revue www.filidaquilone.it, elle a dirigé et traduit l’anthologie « Poeti del Québec », Ed. Fili d’Aquilone, Rome ; un florilège de la poésie de Alda Merini dans la revue annuelle In’hui dans la junglede Jacques Darras et Jean Portante (Le castor astral). Dernières publications : Scritto nelle saline, Ed. Genesi, Turin 2014 (Prix “I Murazzi”) ; Le ombre di Manosque, Ed. Internòs, Chiavari 2015 ; D’aria e di Terra, Ed. Fili d’Aquilone, Rome 2016 ; Autour du bleu / Azzurro attornoEd. Plaine page, Barjols 2018.   

 

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Présentation de l’auteur

Laurent Grison

Laurent Grison est poète et artiste, historien de l’art et critique (littérature, art). Ses textes sont publiés en France et à l'étranger : Royaume-Uni, Australie, États-Unis, Belgique, Grèce, Portugal, Espagne, Pologne, Pays-Bas, Kosovo, Italie, Albanie, Macédoine du Nord, Hongrie, Bangladesh, Népal, Japon... Ils sont traduits en une dizaine de langues. Croisant les formes de création, passionné par la musique, Laurent Grison pratique aussi les arts plastiques. Il est adhérent de la Maison des écrivains et de la littérature (France) ainsi que de la Maison des Artistes (France). Il est membre de plusieurs associations internationales d’écrivains et de critiques, dont The Poetry Society (Royaume-Uni), le Poets' Circle (Athènes, Grèce), le P.E.N. Club français, the World Poetry Movement, l’Association Internationale de la Critique Littéraire (AICL) et l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA).

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Laurent Grison, L’Homme élémentaire et L’œil arpente l’infini

Ces deux recueils de Laurent Grison, l'homme élémentaire  et L'Œil arpente l'infini, ont à voir avec l'image – et cela n'a rien d'étonnant car Laurent Grison travaille souvent avec des plasticiens.

L'Homme élémentaire

Le format du premier s'inscrit dans la forme régulière d'un carré – comme l'un des éléments du peintre Mondrian. La couverture s'orne d'un tracé rouge et noir, évoquant à première vue une tache abstraite comme un test de Roschach. Déployée, elle révèle - tête-bêche comme la figure d'une carte à jouer - une silhouette semblable à celles qu'on lit sur les radiographies – le squelette d'un buste – l'ossature, délivrée de sa chair, de l'homme "élémentaire" – réduit à ses plus simples éléments?

Il semble bien que le texte explore ce même évidement du côté des mots – ici réduit à des listes noires et des signes rouges, éléments donnés d'une dé/construction, briques offertes au lecteur pour recomposer son univers textural et textuel en vis-à-vis sur les pages :

des mots aussi / dans l'oreille /
des mots qui / tombent de l'homme / élémentaire /
puis entrent dans sa tête

Invitation à rêver dans la marge immense de ces pages où flottent mots et graphismes légers, dans un mouvement cyclique amorcé par les bonds et rebonds de la pensée analogique, qui mènent... au "silence" doublement exprimé par le mot trompeur, inversement performatif (en ce que sa profération annule ce qu'il annonce) et son double silencieux sur la dernière page /... /

Des mots et des signes, donc, pour composer, au gré des feuilletages, une histoire peut-être ? Car les listes invitent à imaginer le rapport de cet homme élémentaire à la vie et à la mort, symbolisées par les couleurs typographiques, au chagrin et à la consolation, peut-être de l'écriture :

Laurent Grison, L'Homme élémentaire, editions COLOR GANG, Collection Atelier, 2016, 64 p., 20 euros.

L'Œil arpente l'infini

C'est Kandinsky que convoque en exergue ce second ouvrage: "La ligne géométrique"est un être invisible" – ligne matérialisée par l'ultime photo – indéchiffrable paysage où une large ligne d'horizon noire semble séparer deux ciels, commentée avec humour par Laurent Grison : /ciel-à-ciel et non terre-à-terre".

Les superbes photos en noir et blanc de Nathan R. Grison explorent les formes géométriques de l'univers naturel, industriel et urbain, réduites (sublimées !) en alignements, accumulations, contrastes et conflits de formes et de directions sans autre référence aux lieux géographiques que la mention finale "les photographies de ce livre ont été prises par Nathan R. Grison en différents lieux d'Europe et d'Asie centrale.".

Les légendes, de Laurent Grison, en contrepoint des images, sont de nouveau des listes – mots, verbes actifs... dérivant de façon analogique, à partir des images, débordant parfois même, imageant la page blanche qui suit, comme pour la photo p. 51 – la forme d'une ombre découpant un espace de lumière bicorne dirigée vers le haut, sur un mur crépi ou de ciment – décrite comme " / harmonie ascendante /", puis reprise, par "rebond", dans les pages suivantes, comme "/ ange debout /" "/ailes déployées /".

L’œil arpenteur sautant des mots de l'un aux cadrages de l'autre, compose de ces formes transcendées un nouveau paysage, imaginaire et personnel.

Laurent Grison, Nathan R. Grison, L'Oeil arpente l'infini, Jacques Flament éditions, collection images et mots, 2017, 63 p., 18 euros.

Laurent Grison, Nathan R. Grison, L'Œil arpente l'infini, Jacques Flament éditions, collection images et mots, 2017, 63 p., 18 euros.

Présentation de l’auteur

Laurent Grison

Laurent Grison est poète et artiste, historien de l’art et critique (littérature, art). Ses textes sont publiés en France et à l'étranger : Royaume-Uni, Australie, États-Unis, Belgique, Grèce, Portugal, Espagne, Pologne, Pays-Bas, Kosovo, Italie, Albanie, Macédoine du Nord, Hongrie, Bangladesh, Népal, Japon... Ils sont traduits en une dizaine de langues. Croisant les formes de création, passionné par la musique, Laurent Grison pratique aussi les arts plastiques. Il est adhérent de la Maison des écrivains et de la littérature (France) ainsi que de la Maison des Artistes (France). Il est membre de plusieurs associations internationales d’écrivains et de critiques, dont The Poetry Society (Royaume-Uni), le Poets' Circle (Athènes, Grèce), le P.E.N. Club français, the World Poetry Movement, l’Association Internationale de la Critique Littéraire (AICL) et l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA).

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Aux éditions Henry — Valérie CANAT de CHIZY, Laurent GRISON

 

 

Animateur de la revue Ecrits du Nord, le poète et romancier Jean Le Boël est aussi à la barre des éditions Henry, nées en 2005 :  la collection de poésie se propose de faire découvrir au public le plus large une poésie contemporaine méconnue -  bien qu'accessible parce que répondant à la "fonction essentielle de la poésie qui est de nous révéler le monde et nous-mêmes à travers les mots, c'est-à-dire au besoin en les traversant."

75 titres figurent au catalogue de "La Main aux poètes"1, petite collection à jaquette noire, sur papier glacé : des livres à petit prix (8 euros), qui tiennent dans la main comme un vrai livre de poche, et qui tiennent aussi toutes leurs promesses. Parmi les titres récents (12 par an, tous éclos en une seule fois, au mois d'octobre) deux recueils, très différents dans la forme et le fond, retiennent aujourd'hui notre attention.

 

*

 

Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j'aime)

 

Patiemment, discrètement, à petites touches dans de minces plaquettes, Valérie Canat de Chizy (qui est aussi bibliothécaire et collaboratrice de la revue Verso) trace sa route et construit une oeuvre légère et douloureuse, aussi transparente et parfumée que le "verre menthe" du titre de son blog2. Inlassablement, à travers le bruit des abeilles3 , les murs qui dans l'enfance, l'ont séparée du monde des "entendants"4, sa douloureuse présence au monde5, sa quête de blancheur et de pureté telle qu'elle apparaît dans le livre d'artiste "L'Etoffe de la nuit", en contrepoint des pastels de Gilbert Desclaux6, elle interroge les bruissements du silence, ce monde "si beau et menaçant à la fois. Rassurant et peuplé d'ombre Protecteur mais incertain. Une raie, un requin. Un coup de mâchoire. Sans bruit. Le sang attire d'autres prédateurs."

C'est ainsi que Jean Le Boëls publie, dans la petite collection aux couvertures noires, Je murmure au lilas (que j'aime) : il s'agit cette fois de très courtes proses qui poursuivent le questionnement de l'auteure, porté aux choses infimes du quotidien, au plus près du silence, dans le rapport aux autres, de l'infra-langue et du "peu d'être" apparent de chaque instant, exploration de l'ici et maintenant ouvrant sur l'infini : depuis le crépitement de la pluie, ou les pupilles d'un chat :

 

"Se demander dans ce dialogue avec le chat, où se situe la frontière de moi à lui, de lui à moi. Âme prolongement de mon âme, espace continu. Sa fourrure respire. Son regard, son souffle se perdent à l'intérieur de moi."

 

La réflexion de la poète nous entraîne :

 

"Nous venons tous du silence. (...) Nous n'étions rien. Nous avons germé du silence, sans faire de bruit."

 

Ce silence où retournent les morts, comme son père longuement évoqué dans Poetry, et de nouveau présent ici : "Dans quelle galaxie baignes-tu. Je t'imagine dans le ciel constellé. Une étoile luisant faiblement."

Valérie Canat de Chizy ausculte, comme avec un scalpel, le cocon du silence intérieur, et les blessures du dehors où "des pics de glace transperçaient le corps", les ondes des voix comme coups de boutoir, et

 

"le silence d'une solitude à brûle-pourpoint être assise sans rubans pour relier l'un à l'autre la parole comme détachée les chairs en lambeaux lèvres recousues grossièrement de fil noir et de sang séché."

 

Sans afféterie, sans lyrisme, dans une langue simple, l'auteure se dépouille devant nous : "Parce que le monde part en lambeaux autour de moi, je m'épluche de l'intérieur". Et le lecteur se retrouve lui aussi mis à nu par ces notations crues – par l'étrangeté d'un monde qu'il lui est offert d'explorer de l'intérieur.

 

 

*

 

 

Laurent Grison, Le Chien de Zola

 

 

Par quel bout prendre ce recueil au titre énigmatique? Annoncé en sous-titre comme "poème continu", il se compose de 8 chants haletants, ramifications traçant un cheminement apparemment non-prémédité entre les époques (biographiques et historique) et les lieux (de l'intime à "l'en-dehors" le plus vaste), ouvrant des pistes, des carrefours, sur lesquels préside peut-être, en lieu d'Hécate et ses chiens, ce "Pimpin/le chien de Zola à Médan" que l'auteur, avec l'humour détaché qui transparaît tout au long du texte, ne mentionnera pourtant qu'une seule fois, en passant, pour révéler qu'il "avait des dents acérées /comme un J'accuse / en peluche".

 

Désemparé, le lecteur, qui chercherait un fil conducteur à ce parcours, né de la matière encreuse des lettres sur le papier - "animelles/d'encre/noire// trace encrassée/ poudreuse/neige de terre//". Cet alphabet jeté dans le désordre, dans un mallarméen "hasard ingénieux/du dé"(p.17) s'ordonne dans l'entropie qui l'essaime, "erraflures d'errafleur / rature de ratons / griffures de griffons//... " On le voit, Laurent Grison fait la part belle aux sonorités, dans un procédé d'écriture presqu'automatique, laissant le champ libre aux signifiants qui vont, c'est certain, peu à peu, remonter des profondeurs vers les signes, "palimpseste d'un ici-bas/ où l'invisible/devient visible//".

 

Souterrain, et sans fil directeur, c'est en fait un parcours rhizomatique que le poète nous invite à poursuivre. Le mot est revendiqué dans le titre même du septième des chants. On pense, bien sûr, au concept de Gilles Deleuze7 : ce rhizome qui se constitue de proche en proche comme une série de fragments sans hiérarchie, sans début ni fin préétablis, dont la progression est chaotique, aléatoire, variable selon le point de vue adopté, toujours susceptible d'autres ramifications... Rhizome multiple, foisonnant, polymorphe, comme le réel. Comme l'imaginaire. Comme la poésie.

 

Et je reviens à Pimpin, puisque la lecture rhizomatique autorise ces retours, les brusques changements, et les prolongements : ce chien aux dents de peluche ne rappelle-t-il pas l'exemple précis que Deleuze donne de ce qu'il appelle rhizome, à l'oeuvre chez Virginia Woolf, à partir de la figure inédite du chien-rue : « Le chien maigre court dans la rue, le chien maigre est la rue »8 ? Se pourrait-il que le chien de Zola (qui apparaît sur certaines des photos de Médan, muet témoin des soirées qui s'y tinrent) soit ainsi l'habile - et tue - mise en abîme du projet total de ce recueil, à partir duquel fonder la lecture? Je pense également ici au brillant concept d'orbialisation9 créé, dans une autre de ses vies (car Laurent Grison est aussi historien de l'art, critique d'art et essayiste), par le poète, à partir d'une analyse spatiale de la place Navone, définie comme le point (le carrefour) intemporel où se réunissent et d'où rayonnent tous les lieux et les époques. C'est l'image aussi que présente ce livre évoqué dans le chant intitulé "Le Bousculement des temps" :

 

le très grand livre
des très grandes heures
est mystérieux

déroulé
il contient
les conjonctions du monde

enroulé
il ne remplit même pas
le creux de ta main"

 

 

Ce petit livre également, sous l'égide – la garde? - de Pimpin, aussi présent qu'inexistant, mène le lecteur, "visiteur fantôme", dans un voyage en archipel, dans "un paysage mental/sans repère// un topos de nulle part/dont la forme a été gommée/sur l'unique plan d'ancolie (...)" - dans des souvenirs de souvenirs, "le bousculement des temps", la guerre, et les images égrénées de l'enfance, passant des châteaux de sable éphémères sur un rivage qui convoque Baudelaire à des images d'apocalypse :

 

"un jour
d'éternité
le chardon refleurira

sur les os des bêtes
dans les yeux fossilisés
des hommes

sur la plaine
grouillent
les lombrics

ils nettoient la terre
grattent l'esprit
des morts-pour-rien (...)"

 

Inépuisable, le recueil se clôt sur ces vers :

 

"moi je veux filer
infiniment
le firmament"

 

Reste au lecteur à reprendre, ébloui, son exploration infinie, dans les "labyrinthes/à jamais inachevés" de la poésie de Laurent Grison.

 

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Notes :

 

1  - "notre collection la plus récente, La Main aux Poètes, (...) propose une autre façon d’aborder la poésie : non par chapelle, mais par inlassable curiosité. Les livres n’y ont pas de préface, pas d’éléments biobibliographiques : le texte, d’abord le texte. On doit pouvoir s’offrir chaque semaine un ouvrage à six euros, compagnon du quotidien, rencontre sur notre chemin, comme on achète un magazine." : Sur le site de la revue Terre à Ciel http://terreaciel.free.fr/arbre/edhenry.htm

2 - "Verre Menthe, trajectoire poétique"- http://verrementhe.blogspirit.com/

4 - Poetry, 2015, Jacques André éditeur, collection "In Arcadia",92 p. , 11 euros.

5 - Valérie Canat de Chizy, Créer l'ouvert, avec la reproduction d'un dessin à la plume de Tanguy Dohollau, éditions de l'Atlantique, collection Phoibos, 2011, 46 p. 14 euros.

6 - Valérie Canat de Chizy, L'étoffe de la nuit : livre d'artiste pastels de Gilbert Desclaux. 2016

7 - « Rhizome », titre d'un article publié en 1976, devenu par la suite l'introduction de Mille Plateaux (1980)

8 - Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, p. 321

9  - Figures fertiles. Essai sur les figures géographiques dans l’art occidental, Éditions Jacqueline Chambon (Actes Sud), collection « Rayon art », 2002. (troisième partie, « Le principe d’orbialisation », pages 177 à 224).

 

 




Fil de lectures de Carole Carcillo Mesrobian : Autour de Fabrice Murtin, Katia Roessel, Laurent Grison et Julien Delmaire.

 

 

Dans la collection « Poètes des cinq continents » un recueil dont le titre, Décantation, décline une présence discrète sur l’espace blanc immaculé de la couverture. L’économie de toute iconographie annonce déjà des dispositifs sémantiques parcimonieux. Le paratexte est donc concis, et la quatrième de couverture qui propose un extrait des lignes du poète ainsi que sa très succincte biographie suit ce qui apparaît déjà comme métaphore de l’écriture de Fabrice Murtin. Et en effet, la cinquantaine de textes proposés s’énumèrent au fil de pages dont le format généreux permet de conserver un espace immaculé qui s’inscrit après le déroulé textuel comme une invitation à entendre le silence riche de sens suscité par les mots de l’auteur. Des titres de chapitres jalonnent le parcours de lecture : « Le Vieux poème », « Décantation », Corps profond », « Le lait de l’océan ». Sobrement disposés en tête des textes ils convoquent un ensemble sémantique pluriel. L’univers urbain côtoie une évocation de la nature qui est l’occasion de laisser transparaître les pensées du poète avec une pudeur qui jamais ne cède à la facilité d’une énonciation lyrique pesante. La rareté du pronom personnel de la première personne du singulier est à ce titre signifiant. Une mise à distance opérée grâce à l’emploi de pronom « tu » est garante de toute effusion personnelle qui masquerait la teneur du propos. Le fil des pensées s’égrène avec discrétion mais elles n’en convient pas moins le lecteur à entrer dans une intimité dont le parcours est dévoilé avec une délicatesse inouïe.

 

Tu t’avances corps profond, vers l’incomplétude
et la déliquescence. Tu oublieras jusqu’à tes grandes heures,

tes mots deviendront lettres mortes. Nulle grâce suspecte
n’aura flétri les lauriers invisibles de ton dernier souffle.
A chaque marche, ton égale ferveur, à chaque station,
la fêlure de tes silences.

Que restera-t-il de ta vie, de tes heures inaudibles ?
Peut-être la lointaine résonnance de tes dons purs.
Une fois ta parole. Ton immanence.
L’écumoire de minutes avinées par les présences et l’ami.
Sublimes divagations ignorantes des lois, retranchées des lieux
et des gens.

Qu’elles fulgurent depuis l’ivraie.

 

L’image sacrée du poète n’est ici plus de mise, et va de conserve avec la démarche de l’auteur qui est celle d’ancrer son discours à la modernité poétique. Les deux premiers chapitres, « Le Vieux poème » et « Décantation » placent dés le début du recueil les propos de Fabrice Murtin dans une perspective théorique et historique. Ainsi la clausule de première partie :

 

 Depuis l’instant où les divinités se turent
chaque homme répète leur parole au fil de sa vie

arquant sa voix comme une flèche entre les lignes
du vieux poème
le barattage de l’océan. »

 

Le poète invite le lecteur à suivre le fil de pensées qui apparentent ses propos à l’énonciation d’un monologue intérieur. Ce cheminement à des considérations tant intimes qu’universelles soutient une réflexion sur la teneur de la parole poétique. Face à la conception classique du poète inspiré des dieux, et aux dictats qui voudraient que la poésie ne soit l’objet que de thématiques élevées, l’auteur revendique la liberté et la démocratisation des paramètres de création. Chacun peut s’emparer des perceptions qui l’assaillent et deviennent la substance d’une écriture dont les paramètres ne se laissent dicter que par des choix intimes. Et le monde appréhendé par chacun de manière unique devient le support de ce dévoilement des perceptions. Fabrice Murtin désacralise donc la posture et la matière poétiques. Et au-delà de cette visée réflexive se dévoilent également le cheminement du poète. De par ses choix sémantico-syntaxiques celui-ci confère au texte une épaisseur multidimensionnelle qui fait de Décantation un recueil grave et riche de sens.

Fabrice Murtin, Décantation, Poètes des cinq continents, L’Harmattan, 57 pages, 2015, 10 euros.

 

***

 

 

Un ouvrage dont la clarté s’énonce dans le choix de la couverture gris clair qui reçoit un appareil paratextuel décliné en rouge, parcimonieux et d’une typographie discrète. Cette impression de retenue est corroborée par l’allure des textes dont les pavés essaiment des paragraphes clairsemés sur des pages dont l’espace immaculé entoure le tout de manière généreuse. Dès avant la lecture voici l’horizon d’attente placé sous le signe d’une parole dont le rythme s’appose doucement sur la page tant est délicate l’avancée des lignes sur le papier. Mais dés les premiers textes le contrepied est pris : une évocation des souffrances engendrées par la violence, puis un énonciateur qui s’immisce au discours et laisse apparaître des bribes de parcours personnel. L’omniprésence de la mort évoquée dès le texte liminaire ponctue les propos, suggérée ou convoquée de manière explicite dans des dispositifs qui confèrent à cette poésie une allure narrative grâce à l’emploi du langage dans sa fonction référentielle. Ainsi l’auteure invite le lecteur à naviguer entre des éléments autobiographiques et des considérations humanistes. Qu’elle soit subie dans l’intimité ou qu’elle saisisse nos semblables périssant dans des holocaustes dont l’indicible cruauté perdure, la mort s’impose comme une thématique qui structure l’ensemble du recueil. L’un des tout premiers textes semble s’imposer comme exégèse à la globalité des propos de Katia Roessel :

 

Antilope

les yeux bandés, j’ai dû tuer lorsque l’on me chargea de
ce couperet, tout en se moquant de moi, afin de me forcer et
de me berner dans un ornement disgracieux, aux accalmies
duquel l’animal agonisait ; j’observais la femme et l’enfant
jusqu’à ce que je perdisse totalement conscience, leurs
révérences s’arquaient subitement et me rebutaient toute
sorte de compassion.
Dès lors, je m’en sortais, en m’enfuyant dans les replis
d’une chambre optique et sensible dans
Laquelle l’exploit fut flatteur, les fleurs capiteuses,
J’escamotais une gerbe des roses auxquelles je dévouais
Chaque souvenir douloureux.
Je ressentais le transport ébranlant de quelques archanges
Idiots près des corsi pourpres et dorés qui m’agressaient
Avec leurs spots de motos, et cela m’était facile de les
Bloquer
Je préférais la distance d’une solitude essentielle en
Maintenant le regard sur la tombe fraîche. J’y songeais
Follement, dénudant une éternité de délices : un jour je me
Suis mise à caresser les livides crevasses de l’horreur qui
Couvraient furtivement l’étendue du ciel - j’y voyais
Promesses, crépuscules, dans un monde devenu fertile
Jusque dans ses terres sanglantes, et je lui dédiais une
Nouvelle église
Je m’évertuais, traversant les escarpements neigeux d’où l’annoncia-
tion meurtrière, nageai dans des torrents gorgés de pluie, pénétrai les
noires profondeurs
de la mer/de ;
je détruisais toute œuvre de miséricorde en y liant un système
sublime et grandement ouvert, à l’ascension moins religieuse.
Autant je courais
(monsieur ! ) je courais loin
et loin encore ;
je m’escrimais à y accéder-je conjecturais que la solitude était une-
victoire. »

 

Ce va et vient entre le particulier et le collectif est également l’occasion de mettre en place une sémantique qui entretient une dialectique entre le texte et l’image. Il s’agit là d’une poésie où la réitération de l’évocation des sensations visuelles permet à Katia Roessel de convoquer des éléments référentiels donnés à voir grâce à l’emploi d’un paradigme qui tisse la trame d’une énonciation tout à fait particulière qui est celle d’un regard inscrit dans la temporalité d’un parcours qui prend forme à travers les visions de l’énonciatrice.

 

« Elles sont couchées dans un lit où on voit leurs
jambes découpées par une couverture de flanelle.

deux poupées sont toujours posées près du grillage
de la fenêtre, et, de façon néfaste peut-être, j’avais
chié un tas pour que le monde en rêve sans doute
pour des dizaines d’années encore. »

 

Le titre du recueil, « Les Yeux bandés », en faisant référence à la cécité, semble prendre le contre-pied des champs lexicaux du regard et de la perception visuelle qui émaillent l’étendue des textes du recueil. Mais ce fonctionnement antithétique n’est valide que si l’on omet de considérer la richesse et la prégnance d’un monde intérieur qui permet à la poète de façonner la matière du réel et de mener le lecteur face à des visions sensibles et créatrices d’images poétiques qui confèrent aux éléments du réel ainsi perçus une dimension inédite.

Katia Roessel, Les Yeux bandés, Mémoire Vivante, 69 pages, 2010, 16 euros.

 

***

 

 

 

Georges perec dont le nom suffit à convoquer une bibliographie dense et d’une richesse exceptionnelle, est à l’honneur dans le titre même de ce petit recueil de quinze textes. L’épigraphe d’œuvre le convoque également car une citation tirée de W ou le souvenir d’enfance figure en tête de l’ouvrage :

 

« Les choses et les lieux n’avaient pas de noms
ou en avaient plusieurs :

les gens n’avaient pas de visage. 

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance »

 

Dans W ou le souvenir d’enfance Georges Perec tente de rendre compte de ce qui ne saurait être énoncé : l’horreur de la seconde guerre mondiale, et de son histoire personnelle fauchée par « l’Histoire avec sa grande hache ». Le visage de sa mère s’éloigne de lui, alors qu’elle lui dit au revoir sur un quai de gare, car afin qu’il échappe à la déportation ses parents le cachent en l’éloignant d’eux. Cela sera la dernière fois qu’il verra le visage de celle qui lui a donné le jour. Puis, ensuite, il lui a fallu survivre et grandir, seul, malgré tout. Et face à l’impossibilité de raconter l’épouvantable, gageure à laquelle se sont heurtés ceux qui ont voulu rendre compte de l’innommable, l’auteur va avoir recours à une mise en œuvre formelle apte à susciter une intense émotion : il alterne les chapitres, l’un relatant son existence et l’autre qui met en scène, à l’occasion d’un récit fictif, des athlètes qui sur une île non identifiable s’entraînent pour décupler leurs performances, et dont les attributs sont en tout points similaires aux canons énoncés par l’idéologie nazie. C’est de cette partie qu’est issue l’exergue citée par Laurent Grison, qui choisit de se placer sur le versant de l’univers fictionnel mais non moins référentiel de cette autobiographie magnifique. Et le lien est réaffirmé dés le premier texte du recueil :

 

dans la ville mère
l’ancre d’acier

retient l’immeuble
sans trait
ni point

 

une seule lettre suffit
pour écrire
le destin amer
de ceux
de la rue Vilin

 

L’œuvre de Georges Perec est d’une épaisseur sémantique et conceptuelle considérable. Et loin de demeurer dans l’évocation de W ou le souvenir d’enfance, Laurent Grison au fil des chapitres de ce petit recueil convoque d’autres aspects de l’œuvre de cet auteur prolixe. Ainsi il fait référence au roman lipogramme La Disparition dans le titre du dernier chapitre, « Ls choss rprndront vi ». Le lecteur y reconnaîtra peut-être également dans l’évocation de l’univers urbain une référence à Espèces d’espaces, et dans « Croiser (classement inverse-13) », second chapitre du livre, à Penser/classer. Bien d’autres thématiques tirées de l’œuvre de cet auteur incommensurable sont également évoquées aux pages du Tombeau de Georges Perec.

Mais faut-il n’y voir qu’un hommage qui énumèrerait quelques unes des multiples facettes de l’œuvre de Perec ? Il semble que l’univers de Laurent Grison n’ait rien cédé à la présence de cet auteur. Il ne s’agit pas d’un effacement mais d’une juxtaposition, d’une conjonction de deux sensibilités. La langue de Laurent Grison offre un emploi tout particulier des paradigmes, servis par une syntaxe dont le protocole quelque peu déstabilisé est créateur de sens. Ainsi évoquer Georges Perec est pour l’auteur l’occasion de donner au langage poétique une dimension toute personnelle. Emouvant et dense, Le Tombeau de Georges Perec propose donc avant tout une rencontre, celle d’un poète qui écrit à celui qui a écrit que la substance de son œuvre est matière vivante.

Laurent Grison, Le tombeau de Georges Perec, La Porte, 26 pages, 2015.

 

***

 

 

Le petit format d’une couverture ornée de motifs ethniques qui convoquent l’Art africain confère à ce livre une dimension ornementale. Il semble presque que la texture du tissage traditionnel qui forme le tissus dont la trame est reproduite ici ne déborde du cadre pour ouvrir une route palpable au voyage dont la direction est indiquée par le titre : « Bogolan », inscrit discrètement sous le nom de l’auteur, Julien Delmaire. La cohérence sémantique entre les éléments du paratexte qui incluent une courte présentation en quatrième de couverture dessinent donc l’attente d’un dépaysement. Les quarante textes compacts qui s’enchainent au fil de pages dont ils recouvrent le centre ne portent que des numéros. L’allure typographique est celle de la prose. Qu’est-ce à dire ? Deux épigraphes d’œuvre ouvrent la lecture de cet objet livre :

 

 "…sous les tambours crevés
de ce pays crevé au soleil crevé

où tuméfié se lève l’espoir toujours têtu…

Amadou Lamine Sall, Les veines sauvages

Je souffre, comme toi n'est-ce pas? Comme la nuit d'hivernage.

Leopold Sedar Senghor, Les veines sauvages "

 

 

 

Julien Lemaire convoque dés l’avant lecture deux auteurs africains, dont l’un, Léopold Sédar senghor, n’est plus à présenter, car chacun sait qu’il a porté la voix des opprimés, des oubliés, des victimes soumises à une violence inouïe qui perdure encore sur ce continent africain mis à feu et à sang. Ainsi les auspices sous lesquelles sont placés les textes de Bogolan signent le combat pour dénoncer ces atrocités. Les champs lexicaux déployés dans les citations l’énoncent : il s’agit bien d’une parole engagée que le lecteur se prépare à découvrir. Et le texte liminaire ne dément pas cet horizon d’attente :

 

« Je sépare le silence en branches parallèles. Les morts sont pris dans un cauchemar où surnagent des signes craquelés. Comprendre ce quartier, au-delà des fulgurances de tôles et de pneus, c’est trier l’étoile pubère parmi les détritus. Mon quartier s’écrit en tracés de goudron, comme un poulain retire son harnais, délite sa crinière. Je suis nu sur la corniche, avec l’audace des palefreniers, je rivalise de mystère avec la lune, j’adopte la posture violente du nénuphar, j’accorde mon souffle aux tambours. Bastonnade de feuillages, les flancs du cheval transpirent la tendresse des gargotes. Les âmes sont douces. Le sucre hypnotise les sorciers. On sert encore du café à celui qui s’effondre »

 

Un énonciateur dés l’abord emmène le lecteur avec lui sur les traces de ce pays, Dakar, dont la topographie exacte est indiquée en quatrième de couverture. Celui-ci relate son périple, son retour là où il a grandi. Grâce à une langue prosaïque dont l’agencement syntaxique trace des images fulgurante, le poète laisse entrevoir la puissance de cette violence subie et destructrice. La juxtaposition inédite d’éléments référentiels servis par un lexique dont l’emploi reste protocolaire permet de confronter les perceptions du locuteur. Grâce à cet enchaînement de bribes juxtaposées et dont le lecteur devine l’agencement existentiel, l’auteur confère à cette prose une dimension éminemment poétique. Il semble alors que julien Lemaire n’ait trouvé une manière puissante et émouvante pour relater l’indicible.

Julien Delmaire, Bogolan, Le Temps des Cerises, 55 pages, 2015, 10 euros.

 

 




Laurent Grison – 5 poèmes

 

 

Babel s’honore

Baudille
saint et mont
vigie de pierre
jadis
de vive pierre
signe de Séranne

Vent sifflé
sifflant si fort

Baudille
saint et mont
vigie de pierre
naguère
pylône d’acier
de vif acier
N’entends-tu rien venir ?

Vent sifflé
sifflant si fort

Baudille
plaint
jusqu’à la mer
son sourd son de la terre
qui onde, dit-on, l’image
continue
des Causses et des garrigues

Vent sifflé
sifflant si fort

Baudille
vers l’Orient perdu
saint est rayé
rouge / blanc
d’une machine bruitique
la tour orgueilleuse
Babel s’honore

Vent sifflé
sifflant si fort

 

 

 

 

Parole

Ici
le noir est
la parole du paysage

 

 

 

 

 

 

Suave

Dès l'initiale
du jour majuscule
l'horizon s'ouvre
à la saveur suave
des mots minuscules

 

 

 

 

Je suis hanté

Comment ?
Comment continuer ?
Comment continuer d’écrire ?
Comment continuer d’écrire dans le monde ?
Comment continuer d’écrire dans le monde qui se désagrège ?

 

 

 

 

 

Neige

1 : élévation
neige
levain de sel
lève la terre
élève les arbres
vers les ciels de lait caillé

 

2 : creusement
neige
les traces de l’homme et de la bête
discontinûment
écrivent le paysage
signent la conquête

 

3 : fonte
neige
éphémère victoire
sur le temps
avant
l’effacement

 

Présentation de l’auteur

Laurent Grison

Laurent Grison est poète et artiste, historien de l’art et critique (littérature, art). Ses textes sont publiés en France et à l'étranger : Royaume-Uni, Australie, États-Unis, Belgique, Grèce, Portugal, Espagne, Pologne, Pays-Bas, Kosovo, Italie, Albanie, Macédoine du Nord, Hongrie, Bangladesh, Népal, Japon... Ils sont traduits en une dizaine de langues. Croisant les formes de création, passionné par la musique, Laurent Grison pratique aussi les arts plastiques. Il est adhérent de la Maison des écrivains et de la littérature (France) ainsi que de la Maison des Artistes (France). Il est membre de plusieurs associations internationales d’écrivains et de critiques, dont The Poetry Society (Royaume-Uni), le Poets' Circle (Athènes, Grèce), le P.E.N. Club français, the World Poetry Movement, l’Association Internationale de la Critique Littéraire (AICL) et l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA).

www.laurentgrison.com

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