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Du bout des doigts et de la voix : entretien avec Patrick Dubost

Après des études de mathématiques et de musicologie, Patrick Dubost a publié en poésie une trentaine de livres qui, demandent à être lus à voix haute. Son dernier ouvrage Les deux royaumes est paru ce mois de juillet 2021 aux Éditions La Rumeur libre, coll Poésie.

Il travaille la poésie en tant que genre littéraire, sur le papier, mais aussi dans des studios de musique électroacoustique, et pratique depuis quelques années la « lecture / performance », donnant à entendre ses textes au travers de sa voix, de ses gestes, et de l’exploration des diverses possibilités techniques de travail du son.

Chaque « poème », s’appuie sur un dispositif sonore, visuel et poétique autonome. L’ensemble constitue une sorte de récital de parole, entre drôlerie, questionnements métaphysiques, et tendre regard sur le monde.

Le festival de poésie des Voix Vives méditerranéennes à Sète (juillet 2021) m’a donné l’occasion de m’entretenir avec lui sur ses conceptions et pratiques de la performance.

 La performance sonore, voix sonore, lecture sonore, Lecture performée, lecture performance: quels sont les termes que tu utilises, pourquoi celui-ci et pas un autre. Est-ce que ce sont des domaines très délimités ou délimitables ?
En réalité je ne me soucie pas trop de ces questions de terminologie… Je parlerais de « lecture simple » pour une lecture à voix haute de poésie en toute quiétude, de « lecture performée » quand entrent clairement en jeu la gestuelle ou des montées d’énergie, ou des dispositifs inhabituels comme utilisation d’objets, ou mise en complicité du public… J’utiliserais « lecture performance » quand ces dispositifs ou ces montées d’énergie deviennent vraiment importants et présents, tout autant que le texte et sa diction, ou quand le corps semble impliqué dans son intégralité, dans sa pleine énergie, ou encore quand la lecture se fait dans une grande complicité avec des musiciens improvisateurs, avec le sentiment de n’être plus moi-même qu’un musicien parmi d’autres, le musicien de la parole en quelque sorte… Quant au terme de « poésie sonore », je le réserve plutôt pour des poèmes travaillés avec le son, en enregistrement et montage, en particulier quand ma voix joue avec elle-même en démultiplication, allant jusqu’à une sorte de poésie polyphonique… Par exemple avec ma voix sortant sur un haut-parleur à gauche, ma voix aussi sur le haut-parleur de droite, et ma voix en direct, les trois en sorte de contrepoint. Un poème à trois voix (voire plus) ou d’une seule voix démultipliée.
Il me semble que je suis parfois performeur. Mon rapport avec le théâtre est né d’une rencontre avec un metteur en scène (Philippe Labaune) et de diverses mises en scène de mes textes, qui au départ n’étaient pas pensés pour le théâtre. Du coup, je suis venu, progressivement, à l’écriture théâtrale, mais avec toujours un pied dans la poésie. Je dissocie assez bien ce que j’écris pour ma propre voix et ce que j’écris pour le théâtre, ou d’autres voix que la mienne. Depuis quelques années, j’écris aussi pour les marionnettes ou le théâtre d’objets, ce qui implique une écriture toujours plus à la croisée du théâtre et de la poésie. Une sorte de refus de l’incarnation. Une façon de s’autoriser à réinventer le monde en le considérant tel qu’il est. Une façon de jouer avec le monde (de le commenter) d’un œil systématiquement neuf.

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Depuis combien de temps pratiques-tu la lecture sonore/performance ? Comment y es-tu venu?
En 1984, j’avais été premier lauréat du Prix de Poésie de la Ville de Lyon, avec le livre « Celle qu’on imagine » (publié chez Cheyne). J’étais alors très timide (ou plutôt réservé) face à un public. Je me souviens d’avoir alors fait une lecture à la Bibliothèque de la Part-Dieu, à Lyon (peut-être ma première lecture ? je ne sais plus) assis, figé, paralysé dans ma posture de lecteur. A la fin de cette lecture, quelqu’un du public est venu me voir en me disant : « C’était magique le moment où tu as bougé le petit doigt ! » … Peut-être était-ce ma première action en performance, presque invisible et pourtant bien là ?
Qu’est-ce que la performance apporte dans ton travail poétique ? comment contribue-elle à sa réalisation, à son accomplissement, à sa transmission ?
Aujourd’hui, la performance me permet déjà de vérifier si le texte est solide, s’il tient debout tout seul. Quand il y a une faille dans le poème, un mot mal choisi, une phrase pas à sa place, ou un peu faible, ou pas nécessaire, cela me saute aux yeux, je suis alors comme dans un léger malaise. Du coup, la lecture publique m’aide à repenser les textes, les remettre en question. J’aime faire au moins une lecture publique d’un texte avant de passer à l’étape publication… Par ailleurs, tout autant que le livre, la lecture publique est un mode d’existence et de circulation très important pour le poème. Plus les années passent et plus je crois que oui, oui je « sonorise » dans ma tête en écrivant, de diverses manières. Peut-être même que je « corporise » ou « gestualise » en écrivant, dans la tête et les doigts tenant le stylo, et les bras qui ne demandent qu’à s’agiter et le corps en écho.
Est-ce que tu écris ta poésie pour qu’elle soit poésie sonore, ou bien le devient-elle secondairement ? C’est à dire est-ce que tu écris spécifiquement une poésie destinée à être oralisée ?
C’est une alchimie complexe. Généralement, quand je commence un texte, je ne sais pas où je vais, ni quel « usage » j’en ferai… La question se pose après l’écriture… Et à partir de là le texte peut bouger pour aller dans telle ou telle direction, ou même peut-il parfois connaître différents états selon son existence papier, ou sonore, ou théâtre, ou que sais-je encore… Ces étapes successives dans le travail sont presque toujours une bonne chose car généralement on gagne à bricoler, à remettre sur le chantier, à jouer du ciseau, à charcuter…
Avec les années (avec l’âge), j’ai tendance à penser que « tout poème est une partition ». Tout poème un peu travaillé dans la page devient un objet visuel qui appelle sa mise en voix. Mais bien sûr je n’érige pas cela comme une règle générale. C’est plutôt une sorte de proposition de jeu, de possible amusement, d’appel à la jonglerie, à faire vivre ce qui n’est que parole dans les espaces de silence mental.

Patrick Dubost  : "Pour ne pas mourir"

Je pense que la lecture performance peut élargir le public de la poésie, et plus loin (espérons) le lectorat. Je pense que c’est plus qu’une mode, c’est un retour à l’oralité qui me semble naturel. Et un usage des techniques modernes qui me semble aussi dans l’ordre des choses. La poésie se prête particulièrement bien à de tels usages car le poème est un objet, un objet de langue, et jouer se fait généralement avec des objets.
Tu as été  formé pour, et tu as enseigné les mathématiques : est-ce que tu puises dans cette formation en tant que poète ?
Oui, bien sûr. Cela joue un rôle. Mais pas si décisif que ça. Peut-être ai-je en partie hérité de ma conception très visuelle du poème de ma formation mathématique. Je me souviens que quand j’étais jeune, le poème était pour moi avant tout un objet dans une page, un peu comme un tableau, sans rapport immédiat avec une notion de coulée de langue… C’était plus un objet dans l’œil qu’un objet dans la bouche ou l’oreille… Mais j’ai aussi étudié la musicologie et j’ai une vraie sensibilité musicale (pratique instrumentale) et du coup, le poème est vite devenu aussi un objet sonore, et donc un objet dans une coulée de langue, un objet déployé dans le temps.
La musique est partout. Elle est, de façon plus ou moins souterraine, déjà dans les textes… La musique ou simplement le rythme… Ou parfois simplement une musique bruitiste… Mais la musique est aussi très présente dans mes lectures en complicité avec des musiciens improvisateurs… J’adore ça… Vivre la musique dans l’instant en la pratiquant… Devenir le musicien de la parole comme un musicien parmi d’autres…

Claveisolles, festival "dix dans un pré", les 7, 8, 9 juillet, avec Laurent Vichard, Véronique Ferrachat, le Possible Quartet et Samuel Chagnard...©célinette photographe

Et la présence et l’importance du corps sont venues progressivement au fil des lectures. Au début : juste la gestuelle, le petit doigt, puis les mains qui en quelque sorte surlignent certains mots, certaines phrases ou intentions, puis les bras, puis lire debout, puis doucement tout le corps bouge légèrement, puis cela descend dans le sol : le fameux ancrage dans le sol !... Puis tout l’espace environnant… Prendre en compte dans l’instant de lecture tous les événements : bruits parasites, passage d’un enfant, circulation automobile, un mot dans le public, etc. Sans oublier sa propre voix en sortie des haut-parleurs… Brancher tous les connecteurs… Par contre : aucune préparation, sinon mentale… Je ne répète jamais mais je pense les choses… Je conçois mes lectures généralement au dernier moment, en fonction du lieu (son acoustique, sa configuration, la jauge, etc.) et des moyens techniques du son.
Je m’autorise parfois quelques échappées quand le texte devient illisible du fait de mauvais traitements informatiques, ou d’une complexité telle que je ne peux plus assumer autrement qu’en lâchant prise… bruits de bouche, borborygmes, accélérations délirantes, montées en puissance ou murmures, disparitions dans le silence ou sorties progressives du silence, empilements, textes lus sous empêchement physique, etc.... Je me permets alors de partir en vrille, jamais trop durablement… C’est alors le musicien improvisateur en moi qui prend le pouvoir… La bouche comme instrument bruitiste, ou comme débordée par la parole.

© écrits/studio

Tu as créé des séminaires, tu interviens à l’Ensatt, à l’ENS, tu es à l’initiative de l’expérience lyonnaise des « Ecrits / Studio ». Comment ça fonctionne tout ça ? Quelle est selon toi l’importance de la transmission dans ta pratique de poète et de performeur ?
J’ai toujours eu une petite âme d’organisateur, ou de militant… Non pas dans le quotidien ou la gestion concrète, mais dans la conception de dispositifs collectifs qui puissent perdurer… J’ai aussi toujours eu une certaine vocation pédagogique (que je pratiquais d’ailleurs pendant plus de trente ans dans l’enseignement des mathématiques) … Donc transmettre oui, ou plutôt permettre à ceux que j’ai devant moi en situation d’apprentissage d’ouvrir leurs propres voies… Plutôt que de transmettre, j’ai toujours préféré donner à chacun la possibilité de développer son autonomie et sa créativité… Quant à Ecrits/Studio, c’est un collectif de poètes qui décident d’utiliser les techniques du son (enregistrement, montage) pour aller vers : la poésie sonore ? de courtes pièces de poésie radiophonique ? la performance en poésie avec diffusion son ? des univers sonores pour soutenir ou porter des lectures publiques ? ((http://ecritsstudio.free.fr ))
Il existe aujourd’hui des outils techniques d’usage très simple et en même temps très performants. Avec de l’entraide, cela devient accessible pour tous.
Quelle est la part de recherche/création sur ce registre performance :  travailles-tu plutôt seul, ou en collectif ? Te réfères-tu, voire même te sens-tu affilié à un courant particulier ?
Je travaille seul pour l’essentiel mais ne refuse pas parfois de travailler en collaboration, ou en complicité avec d’autres artistes… En réalité de plus en plus… Ces rencontres peuvent être génératrices de nouvelles ouvertures, découvertes, champs possibles d’invention autour du langage. Je ne crois pas me rallier à tel ou tel mouvement ou chapelle, mais je suis en sympathie avec un certain nombre de poètes performeurs, ou expérimentateurs du langage, ou poètes en poésie-action, ou simples « poètes du livre » qui mènent un travail en profondeur sans nécessairement projeter vers le public.
 Quels sont les performeurs que tu défends dans le domaine de la poésie, que tu reconnais comme tels ?
Je suis très ennuyé pour répondre à cette question. Bien sûr que je pourrais donner quelques noms… Combien ?... Cinq ?... Dix ?... Trente ?... Et où s’arrête la notion de performeur ?... Puis-je aussi donner des noms de poètes qui ne sont pas (à l’évidence) performeurs mais dont la lecture publique est quand même impressionnante, voire magnifique ?... Je serais très heureux de donner une longue liste, avec quelques notables absents (dont la notoriété me semble surfaite, du fait des jeux de réseaux, ou de médias complaisants, en particulier autour d’un certain parisianisme, ou d’une certaine courtisanerie dans la continuité de la cour de Louis XIV), mais aussi : j’aurais peur d’oublier certains noms, très respectables, ou en chemin vers une œuvre bien réelle, ou simplement des noms qui seraient oubliés par ma simple ignorance, ou mes simples lacunes, ou de grands poètes tellement discrets et humbles que rares sont les occasions de les voir / entendre / découvrir / lire… Alors je dis, prudent que je suis : Joker !
Armand le poête, ton double poète, est-il un performeur AUSSI ?

 

vidéo-poème par Armand le poête, musique Laurent Vichard

Non. Mon alter ego Armand Le Poête ne me semble pas du tout un performeur. Mais alors pas du tout. Et très loin de tout cela. Par contre, quand je lis ses « poêmes » en son nom, peut-être suis-je un peu dans une démarche performative ?

Autour d'Armand Le Poête :

https://www.dailymotion.com/video/x75v7yp

Présentation de l’auteur

Patrick Dubost

Patrick Dubost a étudié les mathématiques et la musicologie. Il a publié en poésie une trentaine de livres (et deux CD) qui demandent à être lus à voix haute. Ce travail sur l’oralité l’a conduit vers la performance, mais aussi aux rencontres avec le théâtre, le théâtre d’objets, la marionnette ou les univers musicaux (instrumentistes ou électro-acoustiques). Dans ses lectures-performances, chaque poème (entre deux et douze minutes) s’appuie sur un dispositif sonore, visuel et poétique autonome. Cela donne alors des récitals de parole et de rythme entre drôlerie, questionnements métaphysiques et tendre regard sur le monde. Il intervient régulièrement en lectures publiques (ou lectures / performances) en France mais aussi ces dernières années au Québec (Montréal, Chicoutimi, Québec), ou encore à Sidi Bou Saïd, Buenos Aires, Bruxelles, Monza, Tirana, Genève, Athènes, Londres, Gênes, Beyrouth, Zagreb, où il est traduit et publié.

Poèmes choisis

Autres lectures




Patrick Dubost, Jean-Philippe Aubanel, Une forêt de hasards

Une forêt de hasards

Une forêt de hasards est un livre expérimental, « un livre d’expériences », comme le dit Patrick Dubost. Il est avant tout le fruit d’une conversation poétique entre le poète et les visages dessinés au fusain par le peintre lyonnais Jean Philippe Aubanel. 

Dès l’ouverture du livre, on pénètre dans une suite de textes découpés dans des « blocs » d’écriture qui occupent l’espace avec fantaisies. Chaque feuillet représente une aventure typographique singulière. 

De drôles de frontières arrondies ou plus tranchées dessinent des objets reconnaissables, des animaux, une femme qui prie, mais encore des géométries et des compositions plus irréelles qui quelquefois se dédoublent dans des jeux de miroirs intrépides.

Quelques figures florales décoratives, de couleur pâle, rose, verte, ou violette flottent discrètement d’une page à l’autre. A la façon de rubans de soie, elles nouent avec discrétion une certaine intimité entre les mots, les formes et les images. 

 

Livre d’artistes. Format 25 x 32,5 cm. 60 exemplaires. Vingt-et-un poème
de Patrick Dubost. Dix-sept
sérigraphies de Jean-Philippe Aubanel avec
des
pages rehaussées en couleur. Réalisé avec l’Atelier Sérigraphie Chalopin,
Lyon

 

Les visages, explique Patrick Dubost, « déclenchent un mécanisme de paroles dans ma tête, je les entends parler, je les vois vivre comme des marionnettes ». C’est en elles que se sculptent les poèmes : « je trouvais agréable de modeler ainsi le texte, comme si on modelait une pâte, d’un commun accord avec Jean-Philippe Aubanel et avec la complicité du typographe, Alain Paccoud. 

Dans ce paysage de figures et de toute une profusion de créatures et d’animaux, on pourrait se croire dans l’ombre secrète d’une forêt, peut-être dans l’intimité d’une pensée dont les contours sont si doux si/tendres que même les coqs/les lapins, les orignaux n’avaient/aucunement, non aucunement l’idée/de creuser un peu sous la surface.

 

Mais le langage déjoue les frontières, toutes les frontières. Il va où il veut, se laisse prendre par ce qui survient, par son propre mouvement. La parole du poète cherche le vacarme, cherche des accès nouveaux, vers plus de profondeur, dans l’obscurité de ce qui tient tête. Elle descend dans les strates de l’intériorité, dans la pluralité de ses mondes, un énième monde à la frontière des précédents. Elle s’égare dans des espaces méconnus, pénètre les crânes, cherchant à se repérer dans toute cette géographie de la pensée :  j’avais tout misé sur/ce que je positionnais juste à l’arrière du/crâne mais je sais aujourd’hui que/tout est faux la parole est/autant derrière que devant tout autour & partout & même parfois loin de moi parfois loin dans le temps.  

 

Et nous voilà livrés à l’étrangeté des visages. Un face à face troublant lorsque le regard se dédouble dans une tentative visionnaire :  deux yeux dissociés selon un plan/vertical justifiant le troisième œil : il/ne se voit que de l’intérieur & ne voit/que ce que les deux autres ne voient/pas : il va chercher au fond sous/l’image. C’est d’ici, de dessous les images que remontent la puissance de questions qui hantent le poète : Est-ce que le/monde en dedans reproduit le monde au/dehors ? … tous ces/mondes sont-ils distincts ?/…celui qui m’habite qui/est-il, où se niche-t-il /de quel bois est-il fait ? qui/regarde par ses yeux ? qui se cache là tout au fond (et) reçoit/la lumière ? .

Les questions se bousculent sans interruption dans le chevauchement des regards : ça /court partout/ça file au-devant des/yeux. Les yeux, tout/entier gravés sur le/dehors/, absorbent dans leur trou le réel, cherchent le monde, désavouent leur symétrie, pour voir dans les angles, derrière, ailleurs. Des créatures parasites flottent, se mêlent aux lignes de distorsions des images et renversent leurs expressions.

Les regards s’effacent derrière les arbres qui poussent dans les orbites, se voilent de touts petits gribouillis qui s’achèvent en écriture animales : d’impassibles poneys, des têtes d’oiseaux, vautour ou corneille au bec fin et coupant. Qui sommes-nous à tant aimer disparaître ?  Demande le poète.

C’est une jolie pagaille, écrit-il :  un désordre dans le système des perceptions : « nos animaux nos mots/nos constructions mentales/nous dépassent. Aspirés par un néant irrésistible, les textes se resserrent contre les images, se collent à elles, jusqu’à la dilution du langage, lorsque l’œil s’éloigne hors/du livre & se perd dans une parole hors temps/…pour ne plus rien avoir à formuler sinon une petite fin des temps.

L’auteur et l’artiste nous invitent ainsi à traverser des « enclos approximatifs, des territoires non bornés » ouverts et inaccessibles, indécis autant que déterminés. Ils nous emmènent dans les « milliers/de récits menés à la chaleur d’un feu :/tremblent en continu à l’envers/des pupilles & ne s’éteignent/que la mort venue : cela/perdure & s’entend/doucement : cela/n’a d’autre souci/que d’éclairer le monde. Cela n’a d’autres objectifs que de laisser des traces/& pour cela chercher tout/au fond du fond les images qui/parlaient toutes seules ou jouaient une/musique de regards ou pépiements d’oiseaux.
Les visages disent avec douceur l’intolérable effacement de l’homme dans la clarté du monde.

Ce livre de paroles et de regards est magnifique. Nous l’avons lu comme un tableau de songes, comme le débordement d’un chant qui brasse en dedans, qui ne cesse de chavirer, de perdre le fil lorsque les nombres ne riment à rien.  Pourtant ce chant est celui de la promesse quand tout animal en/inclut mille autre & quand/tout regard est le sujet d’un/regard plus profond.  Un livre méthodique de mouvements hasardeux qui ondulent entre les paroles et les regards poignants de ces visages qui ne nous quittent jamais.

Présentation de l’auteur

Patrick Dubost

Patrick Dubost a étudié les mathématiques et la musicologie. Il a publié en poésie une trentaine de livres (et deux CD) qui demandent à être lus à voix haute. Ce travail sur l’oralité l’a conduit vers la performance, mais aussi aux rencontres avec le théâtre, le théâtre d’objets, la marionnette ou les univers musicaux (instrumentistes ou électro-acoustiques). Dans ses lectures-performances, chaque poème (entre deux et douze minutes) s’appuie sur un dispositif sonore, visuel et poétique autonome. Cela donne alors des récitals de parole et de rythme entre drôlerie, questionnements métaphysiques et tendre regard sur le monde. Il intervient régulièrement en lectures publiques (ou lectures / performances) en France mais aussi ces dernières années au Québec (Montréal, Chicoutimi, Québec), ou encore à Sidi Bou Saïd, Buenos Aires, Bruxelles, Monza, Tirana, Genève, Athènes, Londres, Gênes, Beyrouth, Zagreb, où il est traduit et publié.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Jean-Philippe Aubanel

Textes

Jean-Philippe Aubanel est un peintre né en 1953  à Lyon, qui vit et travaille à Villefranche-sur-Saône.

© Jean-Philippe Aubanel

Poèmes choisis

Autres lectures




Fil de Lecture de Marilyne Bertoncini : Nouveautés des 2Rives

Dirigée par Claudine Bohi et Germain Roesz, la jeune collection 2Rives se propose de "rapprocher les rives de la peinture, du dessin, du collage, de la langue et de la poésie". Fruits de la rencontre de deux créateurs - révélant d'abord le pan pictural, comme un livre d'images, voilées d'une feuille de papier calque, puis le poème correspondant dans une sobre typographie - naissent ainsi d'élégants livres d'art, dans un format maniable, à un prix accessible, surtout si l'on considère la qualité du choix éditorial, et la richesse du volet graphique (plus d'une dizaine d'illustrations pleine page pour chaque ouvrage.)

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Nous présenterons trois des sept titres du catalogue : d'abord Pluie et Neige sur Cronce Miracle, magique recueil de Chantal Dupuy-Dunier et Michèle Dadolle, où me semble parfaitement nécessaire le parti-pris de la transparence, voilant le lavis gris et mauve des encres, qu'il faut révéler. Chaque feuille de calque porte, manuscrite, une phrase tirée du recueil, qui s'inscrit comme une brume sur l'ébauche d'un paysage – croit-on – traits comme délavés, surgissant de la mémoire en bribes d'ombre, graphique silhouette évoquant un arbre, coin de prairie, peut-être – toute latitude est laissée au regard, pour imaginer, avant d'y pénétrer, le lieu de ce texte : Cronce.

Déjà objet d'un recueil de Chantal Dupuy-Dunier (Creusement de Cronce), ce topos réel, dédicataire du recueil, paraît tant chargé d'émotions et de souvenirs, qu'il devient figure mythique- et maternelle - comme la Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, citée en épigraphe, et dans le poème liminaire. Pays au nom rude, qu'on imagine âpre, dans ses consonnes "cruelles", où l'on entend bruire les ronces en couronne d'épines, comme autour des madones noires des campagnes, Cronce Miracle fonde en quelque sorte le mythe généalogique du poète : "Ton nom s'est métamorphosé en prénom, / la pluie qui le baigne en eau lustrale. // Tu as pris place sur une branche de notre arbre, ton sang irrigue nos veines."

Les saisons qui passent, au fil de la pluie, accompagnent en effet une naissance – une re-connaissance : celle des mots, encore incompris, comme ceux de la langue des oiseaux, du rire de la montagne, du silencieux discours des arbres... - jusqu'à ce que "S'esquisse le tic-tac de poèmes métronomes." Ce paysage familier et sacré, que Chantal Dupuy-Dunier porte avec elle, à travers son écriture, comme des Lares - Genii loci au sens propre du terme, où l'on entend aussi, en écho, loqui – ce bruissement de mots guettés dans les "voyelles glacées" de la pluie", les vibrations de la parole en "froissement d'élytres" des insectes, les calligrammes liquides sur les rochers... ou la forme que prendra la candeur de la neige, sous la "plume-burin" de Chantal Dupuy-Dunier, qui nous offre ici une forte et sensible méditation sur la féconde prégnance des lieux dans la naissance du poète.

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Chair Antérieure, de Claudine Bohi et Ainaz Nosrat, nous emmène dans un tout autre univers. Une explosion, en transparence de vitrail, des encres dont les fluides taches colorées se chevauchent, s'entremêlent dans un chaos joyeux que sertissent, comme des plombs, des traits d'un beau noir, esquissant des formes – becs, seins, fesses, plumes – oiseaux, chevaux ou serpents - créatures en gésine encore, et prêtes à prendre part à une ronde de corps en quête d'identité(s). A travers ses formes libres, ce qu'Ainaz Mosrat dessine, ainsi que le dit Germain Roesz dans la postface, c'est "un mythe contemporain, dans lequel on peut saisir les tragédies actuelles : ce qui est fait aux femmes, à leurs corps, à leur esprit, aux contraintes multiples (...) Duchamp revisité dans un dadaïsme persan, critique et incisif." Critique, incisif, et joyeux, comme un monde de carnaval, monde à l'envers des normes et du "réel", où les chairs se libèrent, et atteignent peut-être cet état fertile de la "chair antérieure" dont on poursuit l'exploration dans le poème de Claudine Bohi qui, par brèves strophes, imprégnées de silence, explore ce même "magma d'or et de bleu / sous la langue" – depuis l'avant de toute origine - "cela / (qui) creuse// cela s'étale // cela vrille // et balbutie // étrange / celà fut là // posé // où ce n'est pas //.

Texte sensuel, et précis, il fait percevoir de l'intérieur le sentiment d'une dilatation océanique - "un corps disiez-vous / nous vivons dedans / mais où", les flottements des certitudes qui accompagnent toute création, toute maternité : "une identité c'est liquide // ça passe de l'une à l'autre / en douce //". Il s'agit du mystère de cette naissance-là, qu'on porte en soi – autre que soi :

cela
qui ne vient pas

qui n'est pas là

qui fait caresse
au fond du ventre
à l'intérieur des seins aussi

dedans caché

et qu'on ne touche pas
jamais

Du désir, de la naissance, de la chair et du rêve, "ça brasse l'éboulis du monde" – entre jubilation et surprise, dessinant cela qui fût et qui devient – ce que nous fûmes et devenons, dans "ce silence où prend forme / ce qui te nomme // et te contient //

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Le poème de Juste un mot, d'Ode Bertrand et Patrick Dubost, commence par une longue anaphore creusant, par son ressassement, la quête d'un mot encore non-advenu, et sa possible profération, son ex- istence -

Existe.
Existe-t-il.

Existe-t-il un mot.
Un mot au centre.
Existe-t-il un mot au centre de.
Au centre de tout.
Au centre de tous les mots. (...)

Mot princeps, absent, et impensé – il est "un trou dans un objet nommé "silence ". // Un mot imprononcé recouvert de tous les noms possible du silence. //( ...) un trou dans la parole avec juste l'image". La parole poétique (car c'est bien une voix qu'on entend, à lire du regard la partition qu'en fait le poète) s'en approche par approximations successives, entre le silence des blancs de la page et la ponctuation qui désarticule la pensée en devenir, la montrant dans son infini ressassage, ses impasses et ses retours. L'auteur, musicologue par ailleurs, confie au lecteur : "J'ai écrit ma vie entre les silences. / J'ai sculpté une vie étayée de silences. / J'ai fait de ma vie un grand silence.". La métaphore filée creuse dans le minerai du mot, cette "matière d'oubli", tissant une "partition confuse", dont les fils s'organisent, se mêlent et se dénouent sur la portée du poème. Ce mot - à condition de ne nommer ni désigner - est le fondement de la vie ("Une vie nommée devient l'ombre d'une vie") : il suscite esquisses de gestes, ébauches de choses et de paroles, dans le chaos du monde où il porte aussi, inscrit en lui, le germe de la mort : "Ce cortège de mots qui survivent au dernier voyage. // Se préparent dès la naissance. / /Avancent en un lent cortège sur la rive opposée. // Ce cortège funéraire qui commence dès la naissance et finit loin après la mort. // Sur la rive opposée. //" C'est à l'envoûtante musique minimaliste de Philipp Glass ou Tery Riley, John Cage ou Willem Reich que l'on pense inévitablement : " l'idée vague d'une série indéfinie qui ne dit rien. // Ne se donne aucune forme, aucune périodicité. // Une série même sans élément. // Sans début ni fin. // Sans contour. //Sans même un fil, ni rien d'audible.//"

Les miniatures d'Ode Bertrand sont l'exacte transcription – ou bien est-ce l'inverse? - de cette incessante parole "qui ne dit rien" : sur la blancheur crémeuse et mate de la page, de fins traits foisonnants explosent, buissonnent – dessinent ce qui semble être l'audiogramme des voix du poème, voix des êtres et des choses, "les cinq cents mots de vocabulaire d'un paysage ordinaire. // Puis les milliers de mots cachés sous les mots apparents." Des oeuvres graphiques au texte, c'est le même patient creusement du blanc, du vide originel, qui est aussi celui auquel retourne toute forme, toute parole – toute lecture, une fois refermé le livre,

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On saluera, pour conclure, sous la diversité des oeuvres publiées, la remarquable unité de la ligne éditoriale de Claudine Bohi et Germain Croetz, souhaitant longue vie – et de nombreux lecteurs – à cette rare collection.