Patrick Dubost, Jean-Philippe Aubanel, Une forêt de hasards

Par |2019-06-05T05:11:45+02:00 4 juin 2019|Catégories : Jean-Philippe Aubanel, Patrick Dubost|

Une forêt de hasards

Une forêt de hasards est un livre expéri­men­tal, « un livre d’expériences », comme le dit Patrick Dubost. Il est avant tout le fruit d’une con­ver­sa­tion poé­tique entre le poète et les vis­ages dess­inés au fusain par le pein­tre lyon­nais Jean Philippe Aubanel. 

Dès l’ouverture du livre, on pénètre dans une suite de textes découpés dans des « blocs » d’écriture qui occu­pent l’espace avec fan­taisies. Chaque feuil­let représente une aven­ture typographique singulière. 

De drôles de fron­tières arrondies ou plus tranchées dessi­nent des objets recon­naiss­ables, des ani­maux, une femme qui prie, mais encore des géométries et des com­po­si­tions plus irréelles qui quelque­fois se dédou­blent dans des jeux de miroirs intrépides.

Quelques fig­ures flo­rales déco­ra­tives, de couleur pâle, rose, verte, ou vio­lette flot­tent dis­crète­ment d’une page à l’autre. A la façon de rubans de soie, elles nouent avec dis­cré­tion une cer­taine intim­ité entre les mots, les formes et les images. 

 

Livre d’artistes. For­mat 25 x 32,5 cm. 60 exem­plaires. Vingt-et-un poème
de Patrick Dubost. Dix-sept
séri­gra­phies de Jean-Philippe Aubanel avec 
des
pages rehaussées en couleur. Réal­isé avec l’Atelier Séri­gra­phie Chalopin, 
Lyon

 

Les vis­ages, explique Patrick Dubost, « déclenchent un mécan­isme de paroles dans ma tête, je les entends par­ler, je les vois vivre comme des mar­i­on­nettes ». C’est en elles que se sculptent les poèmes : « je trou­vais agréable de mod­el­er ain­si le texte, comme si on mod­e­lait une pâte, d’un com­mun accord avec Jean-Philippe Aubanel et avec la com­plic­ité du typographe, Alain Paccoud. 

Dans ce paysage de fig­ures et de toute une pro­fu­sion de créa­tures et d’animaux, on pour­rait se croire dans l’ombre secrète d’une forêt, peut-être dans l’intimité d’une pen­sée dont les con­tours sont si doux si/tendres que même les coqs/les lap­ins, les orig­naux n’avaient/aucunement, non aucune­ment l’idée/de creuser un peu sous la surface.

 

Mais le lan­gage déjoue les fron­tières, toutes les fron­tières. Il va où il veut, se laisse pren­dre par ce qui survient, par son pro­pre mou­ve­ment. La parole du poète cherche le vacarme, cherche des accès nou­veaux, vers plus de pro­fondeur, dans l’obscurité de ce qui tient tête. Elle descend dans les strates de l’intériorité, dans la plu­ral­ité de ses mon­des, un énième monde à la fron­tière des précé­dents. Elle s’égare dans des espaces mécon­nus, pénètre les crânes, cher­chant à se repér­er dans toute cette géo­gra­phie de la pen­sée :  j’avais tout misé sur/ce que je posi­tion­nais juste à l’arrière du/crâne mais je sais aujourd’hui que/tout est faux la parole est/autant der­rière que devant tout autour & partout & même par­fois loin de moi par­fois loin dans le temps.  

 

Et nous voilà livrés à l’étrangeté des vis­ages. Un face à face trou­blant lorsque le regard se dédou­ble dans une ten­ta­tive vision­naire :  deux yeux dis­so­ciés selon un plan/vertical jus­ti­fi­ant le troisième œil : il/ne se voit que de l’intérieur & ne voit/que ce que les deux autres ne voient/pas : il va chercher au fond sous/l’image. C’est d’ici, de dessous les images que remon­tent la puis­sance de ques­tions qui hantent le poète : Est-ce que le/monde en dedans repro­duit le monde au/dehors ? … tous ces/mondes sont-ils dis­tincts ?/…celui qui m’habite qui/est-il, où se niche-t-il /de quel bois est-il fait ? qui/regarde par ses yeux ? qui se cache là tout au fond (et) reçoit/la lumière ? . 

Les ques­tions se bous­cu­lent sans inter­rup­tion dans le chevauche­ment des regards : ça /court partout/ça file au-devant des/yeux. Les yeux, tout/entier gravés sur le/dehors/, absorbent dans leur trou le réel, cherchent le monde, désavouent leur symétrie, pour voir dans les angles, der­rière, ailleurs. Des créa­tures par­a­sites flot­tent, se mêlent aux lignes de dis­tor­sions des images et ren­versent leurs expressions.

Les regards s’effacent der­rière les arbres qui poussent dans les orbites, se voilent de touts petits gri­bouil­lis qui s’achèvent en écri­t­ure ani­males : d’impassibles poneys, des têtes d’oiseaux, vau­tour ou corneille au bec fin et coupant. Qui sommes-nous à tant aimer dis­paraître ?  Demande le poète.

C’est une jolie pagaille, écrit-il :  un désor­dre dans le sys­tème des per­cep­tions : « nos ani­maux nos mots/nos con­struc­tions mentales/nous dépassent. Aspirés par un néant irré­sistible, les textes se resser­rent con­tre les images, se col­lent à elles, jusqu’à la dilu­tion du lan­gage, lorsque l’œil s’éloigne hors/du livre & se perd dans une parole hors temps/…pour ne plus rien avoir à for­muler sinon une petite fin des temps. 

L’auteur et l’artiste nous invi­tent ain­si à tra­vers­er des « enc­los approx­i­mat­ifs, des ter­ri­toires non bornés » ouverts et inac­ces­si­bles, indé­cis autant que déter­minés. Ils nous emmè­nent dans les « milliers/de réc­its menés à la chaleur d’un feu :/tremblent en con­tinu à l’envers/des pupilles & ne s’éteignent/que la mort venue : cela/perdure & s’entend/doucement : cela/n’a d’autre souci/que d’éclairer le monde. Cela n’a d’autres objec­tifs que de laiss­er des traces/& pour cela chercher tout/au fond du fond les images qui/parlaient toutes seules ou jouaient une/musique de regards ou pépiements d’oiseaux.
Les vis­ages dis­ent avec douceur l’intolérable efface­ment de l’homme dans la clarté du monde.

Ce livre de paroles et de regards est mag­nifique. Nous l’avons lu comme un tableau de songes, comme le débor­de­ment d’un chant qui brasse en dedans, qui ne cesse de chavir­er, de per­dre le fil lorsque les nom­bres ne riment à rien.  Pour­tant ce chant est celui de la promesse quand tout ani­mal en/inclut mille autre & quand/tout regard est le sujet d’un/regard plus pro­fond.  Un livre méthodique de mou­ve­ments hasardeux qui ond­u­lent entre les paroles et les regards poignants de ces vis­ages qui ne nous quit­tent jamais.

Présentation de l’auteur

Patrick Dubost

Patrick Dubost a étudié les math­é­ma­tiques et la musi­colo­gie. Il a pub­lié en poésie une trentaine de livres (et deux CD) qui deman­dent à être lus à voix haute. Ce tra­vail sur l’oralité l’a con­duit vers la per­for­mance, mais aus­si aux ren­con­tres avec le théâtre, le théâtre d’objets, la mar­i­on­nette ou les univers musi­caux (instru­men­tistes ou élec­tro-acous­­tiques). Dans ses lec­­tures-per­­for­­mances, chaque poème (entre deux et douze min­utes) s’appuie sur un dis­posi­tif sonore, visuel et poé­tique autonome. Cela donne alors des réc­i­tals de parole et de rythme entre drô­lerie, ques­tion­nements méta­physiques et ten­dre regard sur le monde. Il inter­vient régulière­ment en lec­tures publiques (ou lec­tures / per­for­mances) en France mais aus­si ces dernières années au Québec (Mon­tréal, Chicouti­mi, Québec), ou encore à Sidi Bou Saïd, Buenos Aires, Brux­elles, Mon­za, Tirana, Genève, Athènes, Lon­dres, Gênes, Bey­routh, Zagreb, où il est traduit et publié.

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Présentation de l’auteur

Jean-Philippe Aubanel

Textes

Jean-Philippe Aubanel est un pein­tre né en 1953  à Lyon, qui vit et tra­vaille à Villefranche-sur-Saône.

© Jean-Philippe Aubanel

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Christine Durif-Bruckert

Chris­tine Durif-Bruck­ert, est enseignante chercheure hon­o­raire en psy­cholo­gie sociale et en anthro­polo­gie à l’Université Lyon 2, auteure d’essais, de réc­its et de poésie. ‑Dans le domaine de la recherche, elle mène de nom­breux travaux sur le corps (le corps nour­ri et les enjeux de l’incorporation, le corps féminin, le corps sous emprise), ain­si que sur la mal­adie, psy­chique et soma­tique et sur la rela­tion thérapeu­tique. Out­re la dif­fu­sion d’un grand nom­bre d’articles dans des revues sci­en­tifiques nationales et inter­na­tionales, elle pub­lie : Une fab­uleuse machine. Anthro­polo­gie du corps et phys­i­olo­gie pro­fane. Paris : L’œil Neuf (1ère Édi­tion Anne-Marie Métail­ié, 1994, (2008, Réédi­tion), La nour­ri­t­ure et nous. Corps imag­i­naire et normes sociales. Paris : Armand Col­in. 2007, Expéri­ences anorex­iques, Réc­its de soi, réc­its de soin. 2017, Armand Col­in En 2021, elle coor­donne l’ouvrage col­lec­tif Trans­es aux édi­tions Clas­siques Gar­nier. — En poésie, elle pub­lie Langues, en 2018, chez Jacques André Édi­teur, puis Les Silen­cieuses en 2020 et Le courage des Vivants qu’elle coor­donne avec Alain Crozi­er (2021) Les Édi­tions du Petit Véhicule pub­lient trois livres d’artiste en dia­logue avec la pho­togra­phie (Arbre au vent, Le corps des Pier­res, 2017 et 2018, et en col­lab­o­ra­tion avec Mar­i­lyne Bertonci­ni et Daniel Roux-Reg­nier, Les mains (2021). En 2021, Courbet, l’origine d’un monde, aux Edi­tion inven­it, col­lec­tion Ekphra­sis. Et plus récem­ment, un mono­logue poé­tique, Elle avale les levers du soleil, aux Édi­tions PhB, en cours de mise en scène avec la com­pag­nie Lr Lanterne Rouge (Mar­seille) et en 2023 une con­ver­sa­tion poé­tique, La part du désert co-écrit avec Cédric laplace (Edi­tions Unic­ités) Par­al­lèle­ment, elle pour­suit des pub­li­ca­tions dans divers­es revues de poésie et par­ticipe à des antholo­gies. Sur l’année 2021/2022, elle a par­ticipé aux antholo­gies : Dire oui et Ren­con­tr­er (Flo­rence Saint Roch), Terre à ciel, Je dis DésirS, Jaume Saïs, Edi­tions PVST, Voix Vives, Pré­face de Maïthé Val­lès-Bled, Édi­tions Bruno Doucey, Mots de paix et d’Espérance, réu­nis et traduits par Mar­i­lyne Bertonci­ni, Edi­tions Oxybia…
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