Marc-Henri Arfeux, Verger du cercle dévoré

Par |2023-02-06T17:20:02+01:00 5 février 2023|Catégories : Critiques, Marc-Henri Arfeux|

Verg­er du cer­cle dévoré est un recueil sur la perte d’une mère, de la mère. Elle s’en est allée, brisant le cer­cle mater­nel, lais­sant l’enfant dévoré par le vide. 

Le poète Marc-Hen­ri Arfeux suit les pas d’une présence qui s’estompe jusqu’à dis­paraître, puis s’éclaire de l’absence, « à la chaleur de l’invisible ». 




En une longue et sub­lime prom­e­nade poé­tique, il revis­ite cha­cun des endroits du « jamais plus ».  L’être aimée est en toute chose, pour­tant nulle part acces­si­ble : « tes pas ne ren­con­trant que cendre/Au lieu qui fut bais­er sous les talons/De la douceur » (p.7). Les poèmes du verg­er dis­ent la cru­auté des lieux lorsqu’ils sont désertés par celle qui seule « déte­nait la clé de l’amandier (p.8). 

Tout, désor­mais, dira ce vide. « Celle qui por­tait colombes/Et beau lilas d’enfance/Est main­tenant la transparente/ Au grand azur cerné. » (p.7)

C’est l’hiver en ce verg­er. Il fait si noir au cen­tre du jour et autour de la dis­parue, un noir qui œuvre à la dis­pari­tion lente de l’enfance dans le pas­sage des ombres, la lumière ne s’offrant qu’avec pudeur. Lumière inerte, spec­trale qui, dans la pâleur oblig­ée « referme le jardin sur la brûlure de l’amandier » (p. 27). 

La nuit est un cyprès
Qui trem­ble de silence,
Veil­lant pous­sière et nuit.

Seule une poupée lunaire
S‘adosse à son attente,
Les yeux tournés vers les étoiles. (p 8)


Marc-Hen­ri Arfeux,Verg­er du cer­cle dévoré, édi­tions Alcy­one, 2021, 40 pages, 14,00 €.




Il faut alors endur­er le retour douloureux des matins coupants. Et le froid, plus vif que de cou­tume. Mais encore tra­vers­er l’écho de plus en plus frag­ile des rires, crois­er les regards dérobés par le vent glacial, défig­urés par une trop grande douleur qui con­sume le cœur, dévore l’esprit entre amour et colère, le livrant, sans retenue, à l’étreinte du silence. 

Où chercher, où se tourn­er pour con­serv­er le vis­age de la mère, le dessin­er dans les formes végé­tales, à la hau­teur du chèvrefeuille et du rosier, l’entendre au vol des oiseaux.  « Sans fin tu cherch­es autour de l’arbre/Dont l’écorce est un seuil. » (p.8).

Marc Hen­ri Arfeux nous con­duit dans ce labyrinthe de l’absence, où s’éloignent lente­ment les traits du vivant, les champs de couleur et l’innocence de l’éternité : « Le vide est ce visage/Par acte de lointain,/Chemin de seuil se souvenant/Que la ques­tion se nomme absence » (p. 18)

Son écri­t­ure, flu­ide, presque évanes­cente dans la pre­mière par­tie du recueil, laisse s’écouler l’impalpable. Une écri­t­ure de givre, de neige qui pose un masque de brume sur la terre du verg­er et recou­vre les cieux à la manière d’un linceul. Un inéluctable aveu­gle­ment « Au blanc nais­sant de l’ébloui » (p.17) brouille et déréalise le regard : « Blancheur des nuits/Infiniment sableuses/A dénom­br­er les nombres,/Tandis que sur la chaise,/La robe évanouie. » (p.5). 

Mais au cœur même de ce pro­fond silence le temps pour­suit son œuvre secrète. La nuit noire qui ouvre « les puits à la folie » (p.6) lève pro­gres­sive­ment ses ombres, dévoile ses espaces infinies, ses présences irréelles. Et voici que l’âme de la défunte vient en vis­ite dans le verg­er. De l’absence intolérable, « aveu­gle vide ouvert » naît la vision d’une mère mag­nifiée qui « manie les étoiles »  et fait chanter l’énigme du temps

Elle a les yeux d’abîme
Où nais­sent de grand oiseaux,
Les rougeoy­ants de l’ombre,
Avec leuts becs ten­ant l’épine ;

Et de sa bouche abonde incessamment
Le lait de cen­dre prophétique
Tan­dis que de ses doigts bagués d’oubli, 
Elle manie les étoiles. (p. 21)

A son flanc, « le long poignard d’étoile/Continue de chanter pour l’arbre mince,/L’enfance/Et les chemins d’attente,/ (p.32), de profér­er quelques paroles comme des mur­mures loin­tains enfouis dans la sève des végé­ta­tions. De cette mag­nif­i­cence, elle absorbe le trop grand dés­espoir, libère les élé­ments de tant de per­cep­tions sèch­es et dénoue les tis­sages ser­rés du cha­grin pour mieux le dépass­er, peut-être même le con­soler. A la source même de la perte, la vie revient en toute douceur tan­dis que la nuit dévoile ses espaces : « La nuit t’a dit : / Regarde ce noyau/Dans le désert d’un fruit. » (p.11)

Dans cette lente déam­bu­la­tion au cœur d’un réel abrupt, « Le jardin rou­vre les seuils » (p. 35). Les lourds rideaux de pour­pre se lèvent très lente­ment, don­nant à la lumière du verg­er une tout autre tonal­ité, de nou­velles per­spec­tives d’intimité. La matière poé­tique incar­ne avec pro­fondeur ces mou­ve­ments de déplace­ments et de trans­fig­u­ra­tion entre l’insoutenable écrase­ment de l’impalpable et le rap­proche­ment des objets, entre le dehors nu des matins d’hiver, bru­taux, et la mai­son du soir dont la chaleur sen­si­ble recom­pose, entre les pier­res du cer­cle mater­nel dévoré, un chemin de clarté. Jusqu’à définir les con­tours frag­iles d’un espace qu’il devient pos­si­ble d’habiter : « La nuit, ten­due de cloi­sons fines,/Se fait mai­son de la clarté/Tremblante et nue/Dans la mai­son. » (p.36)

Nous le suiv­ons ce long chemin frayé par les mots du poète, à la fois mou­ve­ment grandiose de ce qui revient et peu­ple la mémoire « de vastes cham­bres », et con­science d’une insur­montable perte : « Tu restes avec la pierre, /Buvant le vin funèbre/que tu partages/ Avec l’absinthe et le ser­pent. » (p. 27). 

De cette dernière demeure dont la pro­fondeur est sai­sis­sante remon­tent encore quelques échos de voix, « un sourire d’indéfini » et des éclats de corps. L’aimée fait retour au cœur même de son absence, puis s’éloigne tou­jours plus apaisée, plus lumineuse, et, « dans sa robe ombrée de jeune hiv­er », elle « fait naître un pur avril » (p.33)

Marc-Hen­ri Arfeux déplie en une lenteur poé­tique lumineuse autant qu’initiatique ce chem­ine­ment du deuil, dans la com­plic­ité du « très haut silence » et des recoins muets de la mai­son. Il en médite l’irréversible blessure, le met en musique et en espace, et ain­si le revêt d’images sen­si­bles, intens­es qui scan­dent la tra­ver­sée de l’épreuve et lui don­nent sub­stance : Le deuil est ce chant de l’oiseau « Vibrant vivant d’un arc/Où le jardin du cœur./ (p.37), l’éclosion de l’amandier qui « refleu­rit dans le lointain/ Du presque adieu,/ (p.38). Et plus encore, il est l’ouverture de l’amande, « Et le verg­er devient/Ce dou­ble fruit d’espace » (p.39) dont l’absence est le noyau. 

Dehors n’est pas, 
Dehors n’est plus,
La seule a retrou­vé présence
A la chaleur de l’invisible
Offert aux yeux par une absence. (p.36)




Présentation de l’auteur

Marc-Henri Arfeux

Marc-Hen­ri Arfeux est né à Lyon le 24 févri­er 1962. Doc­teur en let­tres mod­ernes, il enseigne la philoso­phie à Lyon. Il est l’auteur de nom­breux ouvrages dans les domaines de la poésie, du réc­it et de l’essai. Il col­la­bore régulière­ment avec les revues Terre à Ciel et Rumeurs. Il est égale­ment pein­tre et com­pos­i­teur de musique électroacoustique.

 

Bibliographie

Approche de Man­hat­tan, roman, Édi­tions Blanc Silex, Moëlan sur Mer, 2001

Lueur par le silence, poèmes, livre d’artiste, avec le pein­tre Robert Lobet, Edi­tions de la Marg­eride, Nîmes 2009

Patience de l’hori­zon, poèmes, Prix Karl Bréheret, Edi­tions Souf­fles, Mont­pel­li­er, 2010

Sus­pens du vis­i­teur, poème, livre d’artiste, avec le pein­tre Robert Lobet, Edi­tions de la Marg­eride, Nîmes, 2012

Corps de logis, poèmes, livre d’artiste, avec le pein­tre Robert Lobet, Edi­tions de la Marg­eride, Nîmes, 2013

Ölöhn, réc­it, avec le pein­tre Robert Lobet, Edi­tions de la Marg­eride, Nîmes 2013

L’Ambassadeur, réc­it Prix Gas­ton Bais­sette, réc­it Edi­tions Souf­fles, Mont­pel­li­er, 2014

L’Éloignement, Réc­it, Edi­tions du Lit­téraire, Paris, 2014

Velours de l’horizon, poème, livre d’artiste, avec le pein­tre Robert Lobet, Edi­tions de la Marg­eride, Nîmes, 2016

Exer­ci­ces du Seul, poèmes, avec des encres de Sil­vaine Arabo, Edi­tions Alcy­one, Saintes, Juin 2019

Lumière sur nuit, poèmes, Edi­tions Rafael de Sur­tis, Cordes sur ciel, Juin 2019

Suite Toscane, livre d’artiste, avec le pein­tre Robert Lobet, Edi­tions de la Marg­eride, Nîmes, 2020

Verg­er du cer­cle dévoré, poèmes Edi­tions Alcy­one, Saintes, 2021

Raga d’irisation, poèmes, Édi­tions Alcy­one, Saintes, 2023

L’Homme fil, poèmes, Édi­tions Unic­ité, Saint-Chéron, 2023 

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Christine Durif-Bruckert

Chris­tine Durif-Bruck­ert, est enseignante chercheure hon­o­raire en psy­cholo­gie sociale et en anthro­polo­gie à l’Université Lyon 2, auteure d’essais, de réc­its et de poésie. ‑Dans le domaine de la recherche, elle mène de nom­breux travaux sur le corps (le corps nour­ri et les enjeux de l’incorporation, le corps féminin, le corps sous emprise), ain­si que sur la mal­adie, psy­chique et soma­tique et sur la rela­tion thérapeu­tique. Out­re la dif­fu­sion d’un grand nom­bre d’articles dans des revues sci­en­tifiques nationales et inter­na­tionales, elle pub­lie : Une fab­uleuse machine. Anthro­polo­gie du corps et phys­i­olo­gie pro­fane. Paris : L’œil Neuf (1ère Édi­tion Anne-Marie Métail­ié, 1994, (2008, Réédi­tion), La nour­ri­t­ure et nous. Corps imag­i­naire et normes sociales. Paris : Armand Col­in. 2007, Expéri­ences anorex­iques, Réc­its de soi, réc­its de soin. 2017, Armand Col­in En 2021, elle coor­donne l’ouvrage col­lec­tif Trans­es aux édi­tions Clas­siques Gar­nier. — En poésie, elle pub­lie Langues, en 2018, chez Jacques André Édi­teur, puis Les Silen­cieuses en 2020 et Le courage des Vivants qu’elle coor­donne avec Alain Crozi­er (2021) Les Édi­tions du Petit Véhicule pub­lient trois livres d’artiste en dia­logue avec la pho­togra­phie (Arbre au vent, Le corps des Pier­res, 2017 et 2018, et en col­lab­o­ra­tion avec Mar­i­lyne Bertonci­ni et Daniel Roux-Reg­nier, Les mains (2021). En 2021, Courbet, l’origine d’un monde, aux Edi­tion inven­it, col­lec­tion Ekphra­sis. Et plus récem­ment, un mono­logue poé­tique, Elle avale les levers du soleil, aux Édi­tions PhB, en cours de mise en scène avec la com­pag­nie Lr Lanterne Rouge (Mar­seille) et en 2023 une con­ver­sa­tion poé­tique, La part du désert co-écrit avec Cédric laplace (Edi­tions Unic­ités) Par­al­lèle­ment, elle pour­suit des pub­li­ca­tions dans divers­es revues de poésie et par­ticipe à des antholo­gies. Sur l’année 2021/2022, elle a par­ticipé aux antholo­gies : Dire oui et Ren­con­tr­er (Flo­rence Saint Roch), Terre à ciel, Je dis DésirS, Jaume Saïs, Edi­tions PVST, Voix Vives, Pré­face de Maïthé Val­lès-Bled, Édi­tions Bruno Doucey, Mots de paix et d’Espérance, réu­nis et traduits par Mar­i­lyne Bertonci­ni, Edi­tions Oxybia…
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