Le monde du livre a tra­ver­sé le désert des con­fine­ments. Tous les acteurs de l’édition indépen­dante ont dû faire face à des dif­fi­cultés, de nature dif­férente, plus ou moins inval­i­dantes, selon leur taille et leur mode de fonc­tion­nement. Les maisons d’édition légendaires côtoient les plus petites struc­tures. Inévitable­ment, les plus mod­estes ne sont pas aux pre­mières loges, lors de sit­u­a­tions de crise.

Nous avons souhaité com­pren­dre com­ment les choses se sont passées dans les arrière-bou­tiques des maisons d’éditions indépen­dantes, à for­tiori de poésie et des écri­t­ures artis­tiques. Com­ment cha­cune a fait face, a œuvré pour sur­vivre à l’épreuve de l’épidémie de covid ? Les dis­posi­tifs d’aide ont per­mis de lim­iter les dégâts, de façons dif­férentes pour les uns et les autres. Mais qu’en est-il aujourd’hui, au sor­tir de la crise, de la sit­u­a­tion des « petites maisons ». Cha­cun le sait, le dit à demi-mots, la vig­i­lance est de mise. « Ce n’est pas fini ». La dynamique créa­tion /diffusion, ce que l’on appelle plus glob­ale­ment la chaine du livre, a été pro­fondé­ment atteinte et est encore bien endommagée.

Nous avons ren­con­tré durant ce mois d’octobre 2021, Maïthé Val­lès-Bled, respon­s­able du fes­ti­val des Voix Vives de méditer­ranée en méditer­ranée (Sète), Gwil­herm Perthuis, qui dirige les édi­tions Hip­pocampe ain­si que la librairie Descours à Lyon,  Véronique Yersin des édi­tions Mac­u­la, Andréa Iacovel­la de La rumeur libre, Françoise Allera respon­s­able de la Mai­son de la poésie Rhône-Alpes, et enfin Dominique Tourte qui dirige les édi­tons inven­it et assure, depuis sep­tem­bre 2021, la prési­dence de la Fédéra­tion Nationale de l’Edition Indépen­dante. Elles et ils ont accep­té d’échanger sur cette péri­ode de dérè­gle­ment des activ­ités de l’édition. A ces ren­con­tres organ­isées et struc­turées dans le temps d’un entre­tien, s’ajoutent les con­ver­sa­tions informelles avec quelques édi­teurs ren­con­trés ici et là dans le cadre du marché de la poésie de ce mois d’octobre 2021.

« Ça nous est tombé dessus bru­tale­ment » : la sidéra­tion de toute une profession.

 

Ça nous « est tombé dessus, ce fut un raz de marée et cela a con­cerné tous les édi­teurs au même moment, sur tout le territoire»(Dominique Tourte, éd. inven­it). Cha­cun décrit les pre­miers moments de la crise, s’implique dans le choix des mots, pour traduire au mieux ce pro­fond sai­sisse­ment, proche de la sidéra­tion. Tout s’arrête bru­tale­ment, du jour au lende­main. Les librairies fer­ment dans un tout pre­mier temps, les fes­ti­vals, les salons et les foires aux livres sont reportés, entrainant l’annulation des pro­jets de lec­tures, des séances de dédi­cace, l’outil de com­mu­ni­ca­tion des « petits édi­teurs », ce qui leur per­met « de porter le livre et de le présen­ter » comme le dit D. Tourte , mais aus­si de sur­vivre. C’est effec­tive­ment là, dans ces sit­u­a­tions de vente directe, qu’ils réalisent la majeure par­tie de leur chiffre d’affaires : « Ça nous occupe 150 jours de vente sur l’année, donc ça représente un gros morceau » pré­cise Andrea Iacovel­la (éd. La Rumeur libre).

Autant dire que ces suites d’annulations en cas­cade ont causé un grand tort aux petits édi­teurs. Par ailleurs, les maisons de la poésie n’ont pas pu rem­plir leurs mis­sions d’éducation artis­tique et cul­turelle : « on a un cer­tain nom­bre de ren­dez-vous réguliers pour des ren­con­tres en direc­tion des pop­u­la­tions ama­teurs pour appréhen­der l’écriture. On a per­du des rela­tions avec nos parte­naires » souligne Françoise Allera (Mai­son de la poésie Rhône-Alpes). 

La baisse de créa­tion du livre était inéluctable : Les pub­li­ca­tions se sont inter­rompues, en total­ité pour cer­tains édi­teurs, de façon par­tielle pour une grande majorité d’entre eux. Maïthé Val­lès-Bled con­state de nom­breux reports de pub­li­ca­tions par­mi les édi­teurs présents au le fes­ti­val 2021. La revue Bac­cha­nales de la Mai­son de la poésie Rhône-Alpes a rat­trapé le retard de trois numéros pour le Marché de la Poésie de ce mois d’octobre.

 

La crise a mod­i­fié les pra­tiques des libraires : les grandes maisons ont pris toute la place

 

Les mod­i­fi­ca­tions d’accès aux librairies et les change­ments de pra­tiques qu’a dû adopter la pro­fes­sion dans ce mou­ve­ment d’affolement ont large­ment con­tribué à pénalis­er les petits édi­teurs. Véronique Yersin (éd. Mac­u­la) explique que durant cette péri­ode, les lecteurs se sont pré­cip­ités sur le livre, seul objet cul­turel disponible. « Les gens com­mandaient sur vit­rine, c’est à dire sur ce qu’ils entendaient à la radio ou dans les jour­naux : les prix lit­téraires, beau­coup de BD, de bien-être, de cui­sine ». Cet engoue­ment autour du livre a fait illu­sion : « les gens nous dis­aient “vous devez ven­dre beau­coup”, je dis­ais “ben non” ». 

La réal­ité, c’est que dans cette péri­ode, « les « grandes maisons ont pris la place ». Le libraire Gwil­herm Perthuis sou­tient cette analyse : « On a vu que les très gros ont vrai­ment béné­fi­cié de la péri­ode, et ont con­tin­ué de ven­dre les mêmes titres. Il y a eu un phénomène de con­cen­tra­tion vers des livres qui sont déjà très por­teurs, qui se vendent bien, qui se vendent tout seuls pour­rait-on dire ». Ce qui s’est pro­duit à cette époque traduit le fait que glob­ale­ment «les libraires ne jouent pas le jeu » de la petite édi­tion. « C’est quelque chose sur lequel on s’inquiétait déjà aupar­a­vant, et là ça a été ren­for­cé » surenchérit-il.  « Pour la majorité d’entre eux, ils n’ont pas fait d’efforts pour pro­téger la petite édi­tion, ils se sont dit “on va ven­dre du facile”, et les édi­tions plus exigeantes, plus expéri­men­tales, ont souf­fert davan­tage » Bien sûr, pré­cise le libraire « tout cela est à nuancer : il n’y a pas eu de recherch­es d’études encore très pré­cis­es, de don­nées fiables. Mais, je l’ai sen­ti assez tôt, juste après le 1er con­fine­ment, quand tout le monde est revenu en librairie. J’ai enten­du beau­coup de libraires dire “chaque mois on a fait un mois de Noël”. Je me dis­ais “c’est bizarre, un tel engouement” ».

Ils ont com­pris durant cette crise, reprend A. Iacovel­la, « qu’avec moins de marchan­dise, moins de pro­duits à la vente, ils vendaient et gag­naient plus », ce qui a con­tribué « à écarter encore plus les petites pro­duc­tions, la poésie, davan­tage encore » (édi­tion La rumeur libre). Et Pour­tant, rajoute G. Perthuis « c’était bien l’occasion pour qu’ils pren­nent des risques. Ils avaient les mains libres pour pren­dre le temps de tra­vailler sur des livres dans la longueur et pour expéri­menter un peu plus de choses. Mais c’est vrai que les libraires sont tou­jours un peu pré­caires ».

En écho, ce con­stat est ren­for­cé par A. Iacovel­la qui présente les libraires comme un monde insat­is­fait, crain­tif, à cause des dif­fi­cultés du méti­er, bien que leur sit­u­a­tion ait été con­solidée par les aides publiques ou para­publiques. Dès qu’ils ont rou­vert, nous explique-t-il, « la pre­mière chose qu’ils ont faite, c’est de retourn­er à l’office tout ce qu’ils avaient en stock : ils ont eu la crainte de se trou­ver en dif­fi­culté et que ça pèse sur leur bilan. Je par­le des gros, comme la Fnac… Ils se sont dépêchés de tout vider. Nous avons eu alors un con­cen­tré de retours con­sid­érables, pas plus qu’avant, mais ils ont été groupés, et le peu qui a recom­mencé à se ven­dre en juil­let et août a été absorbé par les retours. On n’a rien gag­né » (édits La rumeur libre). De plus, la vis­i­bil­ité et la plan­i­fi­ca­tion des ventes ont été anéan­tis. Mais « je ne crois pas que c’était une déci­sion de quiconque » nuance V. Yersin. « Les libraires se sont retrou­vés sous l’eau, avec un méti­er qui changeait com­plète­ment, qui bru­tale­ment a été mod­i­fié. Ils se sont retrou­vés tout d’un coup avec des com­man­des insen­sées, ils n’avaient plus le temps de par­ler aux gens », et, con­state F. Allera, « ils n’ont pas retrou­vé le rythme qu’ils avaient avant » (MPRA)

Cette présence mas­sive des « gros édi­teurs », qui ont com­mencé à insuf­fler de nou­velles habi­tudes, ne va-t-elle pas con­train­dre les libraires, et les ori­en­ter par la suite ? La ques­tion est présente dans l’ensemble des propos.

Résis­tances, défis et straté­gies pour « se relever » et pub­li­er autrement 

 

Les per­cep­tions de la tra­ver­sée de la crise par nos inter­locu­teurs débor­dent large­ment la descrip­tion des dif­fi­cultés et des effets de frag­ili­sa­tion de la pro­fes­sion, comme le for­mule entre autres A. Iacovel­la  : « Il n’y a pas que des aspects de tré­sorerie. Heureuse­ment, il y a eu un bon rat­tra­page sur des con­créti­sa­tions de pro­jets, des recon­sid­éra­tions de fonc­tion­nement ». De nom­breuses pris­es de déci­sion mon­trent, à con­tre-courant d’un cli­mat inquié­tant et incer­tain, une con­fi­ance et une pro­jec­tion pos­i­tive dans « l’après ». Un opti­misme qui passe, c’est cer­tain, par des restruc­tura­tions et développe­ments, par des change­ments d’organisation et de con­cep­tions. Entre autres exem­ples, les édi­tions inven­it prof­i­tent de ce temps pour ini­ti­er une nou­velle col­lec­tion de poésie et La Rumeur Libre con­cré­tise un pro­jet de parte­nar­i­ats avec des col­lègues édi­teurs. Ce pro­jet « qui trainait depuis des mois a néces­site beau­coup de pré­pa­ra­tion admin­is­tra­tive : « on n’avait jamais eu le temps de le faire, là tout le monde était disponible, et on a fini par acter les choses ».

Mais plus fon­da­men­tale­ment, depuis la sor­tie du pre­mier con­fine­ment, émer­gent et se con­cré­tisent des mou­ve­ments de sol­i­dar­ité, d’alliances, de con­cer­ta­tion et de réflex­ions sur le sys­tème de l’édition ain­si que sur les écri­t­ures artis­tiques. Un peu partout, il s’est noué de nou­velles façons de con­cevoir le tra­vail de l’édition : « Une telle crise nous a don­né les moyens de tra­vailler autrement » (G. Perthuis). Les men­aces qui pèsent sur la pro­fes­sion des édi­teurs indépen­dants a véri­ta­ble­ment aigu­isé les forces de sol­i­dar­ité et les con­fronta­tions de ressources. L’intérêt après cette péri­ode, c’est de se fédér­er, de « créer un élan renou­velé. Ça évite d’être fatigué, dému­ni, et d’y aller tous ensem­ble, c’est très joyeux et ça donne une autre force » (V. Yersin, éd. Mac­u­la).

Glob­ale­ment, en cette ren­trée d’automne, soit près d’une ving­taine de mois après le début du pre­mier con­fine­ment, s’exprime le sen­ti­ment d’avoir survécu, d’avoir fait face au plus urgent, de « s’en être sorti ».

 

Porter la voix de l’édition indépen­dante : Créa­tion de la fédéra­tion nationale des édi­tions indépendantes.

 

L’Association des Hauts-de-France, présidée par Dominique Tourte, asso­ci­a­tion très remar­quée depuis plusieurs années pour sa vital­ité, sa capac­ité à inven­ter des liens libraires/éditeurs, et l’Association des Pays-de-Loire sont à l’o­rig­ine de la créa­tion de la Fédéra­tion Nationale des Edi­tions Indépen­dantes. « C’est vrai­ment le résul­tat de tout ce qu’on a vécu avant » pré­cise D. Tourte, qui assure la prési­dence de cette toute nou­velle fédéra­tion. Quelques réu­nion en vidéo ont été con­clu­antes, et après une année de réflex­ion, en mai dernier, l’assemblée générale con­sti­tu­ante vote le regroupe­ment de 9 asso­ci­a­tions répar­ties sur 8 régions de France (2 asso­ci­a­tions en PACA). Au total, 250 édi­teurs indépen­dants : « c’était le moment, avec cette crise. Il y a plein de prob­lèmes qui restent sur le chemin ». Entre autres exem­ples le tarif postal, l’un des gros chantiers dont s’est emparé la fédéra­tion dans l’objectif d’obtenir l’alignement des tar­ifs postaux d’envoi de livres sur ceux qui sont accordés à la presse. Actuelle­ment, « ça prend des pro­por­tions inad­mis­si­bles » explique encore D. Tourte. Pour nous, il est évi­dent que « cette struc­ture ouverte à toute asso­ci­a­tion d’éditeurs indépen­dants per­me­t­tra de représen­ter un poids plus fort auprès des institutions ».

Elle a pour mis­sion de porter la voix des édi­teurs indépen­dants, de favoris­er la com­mu­ni­ca­tion entre eux et de faire val­oir leurs reven­di­ca­tions et les points qu’ils veu­lent défendre comme la bib­lio-diver­sité. C’est une réponse per­ti­nente face à l’absence de con­sid­éra­tions du Syn­di­cat Nation­al des Edi­teurs pour la petite édi­tion estime D. Tourte : « Il y a des myr­i­ades d’éditeurs en France dis­séminés sur les ter­ri­toires en dehors du radar du SNE, le Syn­di­cat Nation­al des Édi­teurs, et qui font un tra­vail remar­quable», con­stru­isant des mod­èles alter­nat­ifs per­ti­nents et qui sans con­teste sont des acteurs cul­turels à part entière.

 

Don­ner une chance de vie aux ouvrages les moins vis­i­bles : Les Désir­ables

 

Les Désir­ables, col­lec­tif de libraires et d’éditeurs fran­coph­o­nes indépen­dants, récem­ment créé par Véronique Yersin et Yan Le Borgne (édits Mac­u­la) souhaite don­ner une nou­velle vie  aux ouvrages parus après mars 2020, et plus large­ment à tous ceux qui sont trop peu vis­i­bles, peut-être même déjà oubliés : « En quelque sorte il s’agit de leur don­ner une sec­onde chance », selon l’expression heureuse de V. Yersin. « On va pro­pos­er des ren­con­tres, des lec­tures, pour les livres qui n’ont pas été ven­dus » explique l’éditrice.  « Pour nous, il était essen­tiel de mon­tr­er que nos livres sont désir­ables»,  des livres  des coups de cœur, pas seule­ment ceux qu’encense la presse et que relayent les dif­fuseurs, dont le dis­cours est inévitable­ment empreint de sub­jec­tiv­ité : « les dif­fuseurs ont quelques sec­on­des par titre, et ils font le tri », ils peu­vent gon­fler ou abaiss­er la qual­ité d’un livre, explique G Perthuis, engagé dans le col­lec­tif. « Cer­tains font de véri­ta­bles hiérar­chies par rap­port à leur pro­pre ressen­ti, d’autres sont plus dans le busi­ness et vont ne défendre que ce qui plait, ce qui va marcher ».

C’est en référence à de tels con­stats que les édi­teurs engagés dans Les Désir­ables déci­dent de relever ce défi ambitieux :  faire eux-mêmes le tra­vail que les représen­tants n’ont pas pu faire pen­dant un an et demi, c’est à dire : présen­ter les livres. Il est bien évi­dent remar­que G Perthuis que « la présen­ta­tion par la mai­son d‘édition est plus sub­tile et plus agréable que celle qui est pro­posée par un dif­fuseur qui présente 350 livres en une heure et demie.  Ça va à une vitesse folle. Là c’est beau­coup plus qual­i­tatif, plus incar­né et plus vivant ».  

Les Désir­ables pro­jet­tent égale­ment de met­tre en lumière la diver­sité et la dura­bil­ité du livre, son main­tien dans le temps, dans un con­texte où il court bien sou­vent le risque d’être assim­ilé à une seule dimen­sion marchande. L’enjeu est essen­tiel pour les auteurs et pour les lecteurs : « dans trop de librairies, il y a beau­coup de livres qui s’épuisent vite » déplore G. Perthuis.  C’est à dire que « pas mal d’éditeurs, les plus gros en par­ti­c­uli­er, passent à un autre lorsqu’ils con­sid­èrent que la vie d’un livre est finie. Ils vont le laiss­er s’épuiser, sans le réim­primer, cer­tains même vont le sup­primer du cat­a­logue ». Pour le libraire, la force des plus petits édi­teurs, c’est de défendre un auteur sur le temps, de s’engager en faveur de l’éclosion d’une œuvre : « c’est peut-être ça le plus impor­tant. Il y a pas mal de lecteurs qui, lorsqu’ils décou­vrent un écrivain, aiment bien revenir sur tout ce qu’il a fait auparavant ».

Défendre la diver­sité des livres, les incar­n­er et les faire dur­er, sur­pren­dre, emporter le lecteur et l’emmener au-delà de ses habi­tudes et de ses pro­pres fron­tières : «Per­son­nelle­ment, en tant que libraire, j’ai envie de jouer ce petit rôle et de pro­pos­er aux clients des livres qui ne sont pas ceux qu’ils attendaient, de leur faire décou­vrir des textes qui les étonnent.»(G. Perthuis, Librairie Descours).

Le col­lec­tif fédère tous les édi­teurs indépen­dants qui veu­lent défendre ces objec­tifs, et il a de fortes chances de s’étoffer dans les prochains mois : déjà 14 maisons d’édition indépen­dantes, « touche à tout », poésie, mais aus­si arts, poli­tique, archi­tec­ture, sci­ences humaines, ont com­mencé à tra­vailler en parte­nar­i­at avec 4 librairies (Sète, Lyon, Paris) : « On a tou­jours eu cette démarche depuis 40 ans de pass­er par les libraires, même si elle l’était de façon moins struc­turée, moins inno­vante » nous dit V. Yersin. Elle pré­cise qu’eux non plus « n’ont pas envie de chang­er de méti­er, de devenir des manu­ten­tion­naires et de faire des livres relayés par une presse anorex­ique» Ils se dis­ent séduits par le pro­jet du col­lec­tif .

Ce pro­jet est conçu comme un moteur com­mun, entretenu par tous, pour soutenir de façon croisée les ouvrages sor­tants, mutu­alis­er les événe­ments et faire cir­culer les infor­ma­tions con­cer­nant les lec­tures et autres man­i­fes­ta­tions, par voie d’une affiche conçue sous forme d’un cal­en­dri­er  (http://www.lesdesirables.org/). V. Yersin par­le avec ent­hou­si­asme de ces échanges de ser­vices, de ressources et de com­pé­tences, atten­dues et néces­saires : « On avait besoin de ça, et puis ça génère une sorte d’émulation assez joyeuse, ça nous nour­rit beau­coup, pas seule­ment de lec­tures, mais aus­si d’échanges » et de liens entre tous les acteurs de la chaine du livre, auteurs, libraires, édi­teurs, tra­duc­teurs, bib­lio­thé­caires, dis­trib­u­teurs, dif­fuseurs, chercheurs, lecteurs… qui habituelle­ment tra­vail­lent de façon beau­coup trop isolée, ce qui représente un réel dan­ger pour la petite édition.

 

La ren­con­tre des édi­teurs, des poètes et du pub­lic : le fes­ti­val des Voix Vives de Méditer­ranée en Méditerranée

 

«Je me suis battue», dit Maïthé Val­lès-Bled, pour main­tenir les deux dernières édi­tions du Fes­ti­val de Sète, en 2020 et 2021.

Mal­gré les con­traintes san­i­taires, il n’était pas ques­tion pour elle de pren­dre le risque de per­dre ce fes­ti­val et son principe de ren­con­tres croisées. On s’en doute, cela a néces­sité de régler toute une série de prob­lèmes : le réamé­nage­ment des itinéraires dans la ville de Sète, le respect des jauges et la réduc­tion des sites de lec­tures et de débats.  Les autori­sa­tions ne furent don­nées que pour une dizaine de lieux, alors que le fes­ti­val en occupe habituelle­ment une quar­an­taine. « Il a fal­lu trou­ver des straté­gies pour faire tenir dans ce nou­veau for­mat les 60 à 80 man­i­fes­ta­tions habituelles », tout en main­tenant leur pleine iden­tité. Mais le plus déli­cat des prob­lèmes aux­quels elle a dû s’affronter, en 2021 comme en 2022, c’est la fer­me­ture des fron­tières, qui lais­sait en sus­pens une ques­tion cru­ciale : com­ment faire pour main­tenir la plu­ral­ité des langues et des cul­tures dans une sit­u­a­tion qui par déf­i­ni­tion ne per­me­t­tait plus d’inviter des poètes de pays extérieurs ? La ques­tion est cap­i­tale parce qu’elle touche à l’identité même du fes­ti­val, à la force de l’interculturalité qu’il défend et qui mar­que, de façon très spé­ci­fique, d’une rive à l’autre, les ren­con­tre entre les poètes et entre les poètes et le public.

La solu­tion a con­sisté, en par­tie, à inviter des poètes orig­i­naires de pays méditer­ranéens, et vivants en Europe depuis plusieurs années. Des poètes qui con­tin­u­ent à écrire pour la plu­part d’entre eux dans leur langue d’origine. « Pour 2021 ce fut par exem­ple le cas du poète pales­tinien Raed Wahesh qui vit en Alle­magnesi bien que nous avons pu avoir non pas des représen­tant de tous les pays mais des représen­tants de toutes les langues des dif­férentes par­ties de la Méditer­ranée, je dirais de la Méditer­ranée africaine, de l’Afrique du Nord, ori­en­tale, des Balka­ns. Nous avons pu ain­si inviter des représen­tant de toutes ces Méditerranées ». 

Le Fes­ti­val des Voix Vives, passerelle entre poètes/éditeurs et entre éditeurs/public, a donc fonc­tion­né d’une façon toute par­ti­c­ulière ces deux dernières années. Mais pour autant « les deux édi­tions 2020 et 2021 sauvées des eaux in extrem­is, ont été mag­nifiques » se réjouit M. Valles-Bled. « Et je peux dire, ajoute-t-elle, que  cela m’a été dit en per­ma­nence, non seule­ment par les édi­teurs, habités par cette joie d’être là et de ren­con­tr­er du pub­lic, mais aus­si par les poètes, et par le pub­lic, tous, telle­ment sur­pris et heureux de pou­voir se retrou­ver. A vrai dire, ils ne s’attendaient pas au main­tien du fes­ti­val. Des spec­ta­teurs sont venus nous voir pour nous dire des choses fortes, et très sou­vent avec des larmes. Je n’avais jamais vu ça, une si belle réac­tion du pub­lic. Les cir­con­stances ont véri­ta­ble­ment per­mis de réalis­er com­bi­en il était impor­tant  de partager et de pren­dre con­fi­ance en l’autre, de s’appuyer sur la poésie ».

Françoise Allera, présente sur les deux dernières ver­sions du Fes­ti­val, partage ce même ent­hou­si­asme : « cette année c’était un pub­lic très intéressé, très con­cerné par la poésie : des gens engagés dans les asso­ci­a­tions et proches des poètes. Les autres années, on a vu plus de touristes. Il y avait, cette année peut-être, moins de poètes venus de l’étranger. Mais c’est déjà très fort, très, très fort, de l’avoir main­tenu, c’est un tra­vail colos­sal ». Pour sa part, elle déclare avoir réal­isé cette année au Fes­ti­val des Voix Vives « des recettes bien supérieures aux années précédentes ».

 

La poésie est «in-con­fin­able » 

 

L’écriture poé­tique occupe une infime place au cœur du sys­tème de l’édition, non pas en masse d’édition, mais en pou­voir de vente, et l’épidémie de covid a incon­testable­ment accen­tué ce para­doxe. « Elle est sys­té­ma­tique­ment reléguée des préoc­cu­pa­tions de tous ceux qui auraient les moyens de la trans­met­tre et d’en per­me­t­tre large­ment la récep­tion » regrette M. Val­lès-Bled : « elle est si peu présente dans les médias, les jour­naux, les émis­sions ». Pour­tant, elle con­naît tou­jours le même vrai suc­cès dans les pra­tiques, toutes les pra­tiques de ren­con­tre, de réseaux, d’ateliers, de fes­ti­vals. La forte fréquen­ta­tion du marché de la poésie de ce mois d’Octobre 2021 en témoigne sans aucune réserve. Et cela même lorsque ces pra­tiques sont virtuelles, comme elles le furent dans ces derniers temps de con­fine­ments. De l’avis de tous les édi­teurs et libraires ren­con­trés autour de ce dossier, et mal­gré les paralysies d’édition, les incer­ti­tudes, et les soli­tudes, elle est vivante. Et peut-être même que, plus elle est empêchée, plus elle par­le fort. C’est parce qu’ « elle nous human­ise et crée des partages inédits » nous dit  M. Val­lès-Bled avec beau­coup de con­vic­tion : « La parole poé­tique inter­roge l’essentiel, l’humain, et elle est un regard sur l’autre. Le fes­ti­val trans­met tout cela ».

Fon­da­men­tale­ment, « l’humanité a besoin de livres, d’écritures » déclare A. Iacovel­la. C’est plus que ça, encore « sans, livre et sans poésie, il n’y a pas d’humanité. C’est ce que nous avons fait de mieux pour nous civilis­er. On n’a rien trou­vé de plus puis­sant ».

Et les édi­teurs l’ont con­staté, durant ce con­fine­ment, les gens ont beau­coup écrit, « avec des formes d’écriture qui sont en train de s’ouvrir, de se diver­si­fi­er », remar­que A. Iaco­v­al­la.  Peut-être même que dans ce temps de crise, pour­suit l’éditeur « un cer­tain nom­bre de poètes se sont mis à écrire d’une façon un peu obses­sion­nelle, tous les jours. On peut dire que, pour beau­coup, le rit­uel de l’acte d’écrire a débor­dé l’intention d’écrire, et que cela se lit dans les man­u­scrits reçus. Mais ils ont fait appel à ce qu’il y a de plus intel­li­gent, non pas pour don­ner une expli­ca­tion à ce qui arrivait, mais pour pou­voir affron­ter cette sit­u­a­tion impens­able­qui nous tombait dessus ». Sans doute « pour essay­er de combler la béance » qui est arrivée par l’événement covid. « Ça sert peut-être à ça un édi­teur. Je dirai ça sert surtout à ca. C’est le lien entre l’édition, le livre, et l’humanité. L’écriture de poésie a un effet inépuis­able, infi­ni, qui nous remet à notre place. C’est la seule façon de pou­voir abor­der le monde, et ce phénomène ne va pas se clore du jour au lende­main, c’est quelque chose qui reste absol­u­ment ouvert », ça ne s’arrêtera pas. 

Ces entre­tiens mon­trent com­bi­en cha­cun a œuvré, lut­té con­tre la tem­pête, semant ici et là des idées, des liens, des espérances, pro­posant et réal­isant des actions et réveil­lant des dia­logues, par tous les moyens encore pos­si­bles, pour retrou­ver un mode de fonc­tion­nement, non pas un fonc­tion­nement nor­mal, ou comme celui d’a­vant, mais qui dépasse « l’avant ». Et c’est par l’innovation, par-delà les habi­tudes, les assig­na­tions et les atten­dus, ain­si que par­al­lèle­ment, par l’analyse des sys­tème actuels qui assurent la dif­fu­sion du livre, par l’analyse de ses fis­sures et de ses poten­tiels, que se mesure la mobil­i­sa­tion des édi­teurs indépen­dants après la crise. « Ça nous a sec­oués, un tel ébran­le­ment, ça inter­roge à tous les niveaux, social, économique, cul­turel voire ontologique » (D. Tourte). Et lorsque les choses s’éclairent, elles devi­en­nent trans­formables. Mais il faut être là, présents, faire le guet. M. Val­lès-Bled nous le trans­met en toute fin de nos échanges : « il reste beau­coup à faire pour la survie de la poésie. La cul­ture est un com­bat, et au sein de la cul­ture la poésie est un com­bat plus grand encore ». 

 

 

 

 

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Christine Durif-Bruckert

Chris­tine Durif-Bruck­ert, est enseignante chercheure hon­o­raire en psy­cholo­gie sociale et en anthro­polo­gie à l’Université Lyon 2, auteure d’essais, de réc­its et de poésie. ‑Dans le domaine de la recherche, elle mène de nom­breux travaux sur le corps (le corps nour­ri et les enjeux de l’incorporation, le corps féminin, le corps sous emprise), ain­si que sur la mal­adie, psy­chique et soma­tique et sur la rela­tion thérapeu­tique. Out­re la dif­fu­sion d’un grand nom­bre d’articles dans des revues sci­en­tifiques nationales et inter­na­tionales, elle pub­lie : Une fab­uleuse machine. Anthro­polo­gie du corps et phys­i­olo­gie pro­fane. Paris : L’œil Neuf (1ère Édi­tion Anne-Marie Métail­ié, 1994, (2008, Réédi­tion), La nour­ri­t­ure et nous. Corps imag­i­naire et normes sociales. Paris : Armand Col­in. 2007, Expéri­ences anorex­iques, Réc­its de soi, réc­its de soin. 2017, Armand Col­in En 2021, elle coor­donne l’ouvrage col­lec­tif Trans­es aux édi­tions Clas­siques Gar­nier. — En poésie, elle pub­lie Langues, en 2018, chez Jacques André Édi­teur, puis Les Silen­cieuses en 2020 et Le courage des Vivants qu’elle coor­donne avec Alain Crozi­er (2021) Les Édi­tions du Petit Véhicule pub­lient trois livres d’artiste en dia­logue avec la pho­togra­phie (Arbre au vent, Le corps des Pier­res, 2017 et 2018, et en col­lab­o­ra­tion avec Mar­i­lyne Bertonci­ni et Daniel Roux-Reg­nier, Les mains (2021). En 2021, Courbet, l’origine d’un monde, aux Edi­tion inven­it, col­lec­tion Ekphra­sis. Et plus récem­ment, un mono­logue poé­tique, Elle avale les levers du soleil, aux Édi­tions PhB, en cours de mise en scène avec la com­pag­nie Lr Lanterne Rouge (Mar­seille) et en 2023 une con­ver­sa­tion poé­tique, La part du désert co-écrit avec Cédric laplace (Edi­tions Unic­ités) Par­al­lèle­ment, elle pour­suit des pub­li­ca­tions dans divers­es revues de poésie et par­ticipe à des antholo­gies. Sur l’année 2021/2022, elle a par­ticipé aux antholo­gies : Dire oui et Ren­con­tr­er (Flo­rence Saint Roch), Terre à ciel, Je dis DésirS, Jaume Saïs, Edi­tions PVST, Voix Vives, Pré­face de Maïthé Val­lès-Bled, Édi­tions Bruno Doucey, Mots de paix et d’Espérance, réu­nis et traduits par Mar­i­lyne Bertonci­ni, Edi­tions Oxybia…