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Contre le simulacre en littérature : réponses d’Yves Roullière

Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
Cruel Labyrinthe  © Guidu Antonietti di Cinarca

Cruel Labyrinthe © Guidu Antonietti di Cinarca

Rien n’est plus politique et révolutionnaire que la poésie si le poète accepte d’être prophète. Prophète non pas au sens où il prédirait l’avenir (même s’il n’y a pas à l’exclure), mais au sens où il dit ce qui est en train de se passer et que personne ne veut ou ne peut voir (Unamuno). Vocation, pure et simple vocation du premier venu, qui doit acquérir au plus vite des règles pour tenter d’imprimer une métrique adaptée à la parole qu’il a à délivrer. Dès que le poète oublie qu’il a été choisi et reçu comme tel, il risque de prendre le pli, qui nous guette tous, du parvenu. On ne fait pas plus le poète qu’on ne fait le prophète. Car on ne l’est - poète ou prophète - qu’à des moments donnés, comme en témoignent les prophètes dans la Bible, mais aussi de nombreux grands poètes dont on ne connaît que des poèmes dispersés (Jean de la Croix, Hopkins, Dadelsen…), ou ceux qui n’ont écrit qu’un seul recueil (Villon, Manrique, Dante, Baudelaire, Corbière, etc.) ou plusieurs mais comme si chacun était le premier (Unamuno, Rimbaud, Claudel, Rilke, Eliot, etc.). Je crois que la poésie dite inspirée, celle capable de marquer durablement nos gestes et nos regards au quotidien, en contexte politique ou religieux, celle qui change la vie, en somme, est celle qui s’est montrée docile aux forces de l’Esprit.
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
D’une actualité constante, continue. Nous chutons et nous relevons chaque jour, et le monde avec nous. En attestent les « œuvres de l’esprit ». Mais il me semble que la poésie, par rapport aux autres genres littéraires, a cette capacité unique de nous faire participer aux chutes et relèvements mêmes des êtres qui courent sur la page, au point d’en faire son unique objet. Le chant, loin d’abord de transfigurer le monde, comme on le dit souvent, épouse chacune de ses pulsations, les hauts et les bas de ses tensions, la profondeur de chacun de ses abîmes, l’air de chaque sommet. En ce sens, tout vrai poème, comme ce qui sauve, apparaît – ou devrait apparaître – écrit en état d’urgence.
« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui, car Baudelaire situe la poésie au niveau de cette affirmation évangélique, à laquelle il fait probablement allusion : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. » Si les hommes font leur pain quotidien de leurs propres mains, Dieu a créé par sa seule parole la manne, où je vois une métaphore de la parole créatrice de ponts avec la réalité, défricheur de signes. C’est de cette manne, offerte à nous soir et matin, que nous avons besoin. Et il est merveilleux que l’on puisse s’en détourner, préférant la saveur du pain qui ne rassasie que momentanément au plein réel, si amer soit-il au premier abord du réel.
Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
Permettrez d’abord que je discute l’opposition, sans faire du paradoxe, entre ramper et se battre. Au combat, l’une des premières exigences est d’apprendre à ramper pour mieux voir l’ennemi, pour mieux attaquer et se couvrir. Lieu de connaissance élémentaire, humble, au plus près de l’humus, de la terre, de la peau. Il n’est pas rare, en effet, que, dès sa venue au monde, le nouveau-né rampe sur le ventre de sa mère, à l’aveugle, à la recherche du sein. Et j’avoue souvent me référer, quant à moi, à ces moments d’enfance où, jouant à la guerre, je découvrais en rampant les multiples odeurs de la terre, du sable, de la mousse, des fougères et des orties, la vie des insectes, les terriers, et de là, soudain, à la renverse, le ciel à l’infini.
Je ne suis pas non plus sans savoir que ramper est aussi la position de l’homme humilié, avili, obligé de lécher les bottes de ses bourreaux. C’est aussi la position de celui qui s’humilie, s’asservit, pour obtenir une place ou, le plus couramment, pour conserver celle déjà obtenue. Ainsi, nombreux sont les poètes qui rampent devant les éditeurs, les directeurs de revue et les agents culturels pour mendier un peu de reconnaissance ou conserver à tout prix le statut, qu’ils ont chèrement obtenu, de « ces petits messieurs qui se disent poètes »

Présentation de l’auteur

Yves Roullière

Né en 1963, Yves Roullière est essayiste et éditeur à Paris. Hispaniste, il a traduit et commenté des poèmes de Lope de Vega, Miguel de Unamuno, José Bergamín, Ricardo Paseyro, Horacio Castillo, Leandro Calle… À partir de 1991, certains de ses propres poèmes ont été publiés dans la NRF, Légendes, Nunc, Arpa, et traduits en Espagne dans La Primera Piedra et Acontecimiento par L. Calle.  Il est membre du comité de rédaction d’El Alambique (Guadalaraja, Espagne).           

 

Yves Roullière

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Yves Roullière, Un Chêne et autres textes

Un chêne

A peine avais-tu fui qu’un chêne te stoppa net. Son cœur était ouvert, luisant d’une blancheur de chair noueuse, de fibres déchirées. Il suintait à grosses gouttes. Sublime. Obscène. Son écorce craquelée de toutes parts disparaissait presque à vue d’œil.

 

C’était grand jour de fête au village. À chaque coin du parc, ça tirait, pétaradait, s’interpellait. Ça sentait partout la satisfaction du devoir accompli s’octroyant au soleil un peu de bon temps. Visiblement à l’aise, ton père, visage gonflé à l’extrême, paradait, notabilité oblige, de stand en stand, de petit verre de blanc en petit verre de rouge. Sans ta mère. Sans toi. Sans ton frère ni ta sœur. Il vous avait déjà tous condamnés, au grand jour, à l’isolement le plus absolu.

 

Un ring avait été disposé au beau milieu de l’étang ‒ ce qui obligeait les catcheurs à prendre une barque pour l’atteindre. Dès qu’ils y entraient, chacun tentait de déséquilibrer l’autre pour le faire tomber dans l’eau. Ah, que c’était drôle.

Entre les cordes, toutes raclées, chutes, éructations semblaient assourdies par la souveraine indifférence du plus haut des cieux. Sur la rive, l’écœurante odeur d’herbe fraîche coupée, piétinée, trempée de graisse et de suie, occupait tout l’espace. Frites et côtelettes à gogo. Haut-parleurs crépitants, têtes de Turcs abattues entre deux rires et tout le tintouin... Chercher la mort sans jamais la trouver.

Aux premiers tremblements, tu compris que cela commençait à t’envahir. Il te fallut alors décamper au plus vite, rompre avec éclat toutes les barrières sur ton passage, rejoindre une trouée où cacher tes trésors de guerre, où trouver en plein bois le repos.

 

Le chêne s’avançait vers toi à l’aveugle. Qui aurait pu l’esquiver ? Il régnait ‒ magnifiquement, douloureusement ‒ avec toi seul pour témoin. Malade, pustuleux, il jetait ses ultimes forces dans ces instants solennels. Alentour, plus un souffle de vent. Plus le moindre bruissement d’insecte. Un silence. Obstiné.

Et c’est là. C’est là que tu t’es senti pour la première fois regardé, écouté ; c’est là que tu as cru, comme si c’était la dernière fois, regarder, écouter ce qui ne peut se voir, se dire, s’épeler.

 

Pourquoi as-tu toujours pensé que ce chêne ‒ depuis longtemps coupé sans doute, jeté au feu ‒ t’avait sauvé la vie ?

 

 

 

 

 

Profession solennelle

À Marguerite Baudry
In memoriam

 

 

I

 

Tout était fait pour que cette cérémonie fût l’acmé de cette kyrielle de minutes insoutenables que t’avait réservées cette année-là. Chaleur poisseuse, promiscuité, soumission mécanique aux rituels en vigueur, obéissance aveugle à des ordres venus d’en haut devant lesquels systématiquement tu te cabrais. Mais tout arrive. Quelques jours plus tôt dans une sacristie, un frère, votre instituteur, vous avait affirmé comme la chose la plus naturelle au monde : « Lorsque le prêtre étend les bras sur le pain et le vin, il fait un miracle. » Il n’y avait pas à en douter, et toi qui alors doutais de tout jusqu’à la nausée, tu avais tressailli ; en tes entrailles cela prit force d’évidence, quoi qu’il dût arriver. Ce n’était déjà plus toi qui vivais.

Les jours suivants, on te trouva étrangement doux, affable, angélique…Ce dont surtout tu te souviens, c’est de ta crainte à devoir passer par ce moment dont tu pressentais qu’il allait être unique ‒ le seul depuis longtemps que tu n’aurais pas à faire tomber dans l’oubli.

 

Quelque chose, néanmoins, eût pu tout gâcher, et à jamais : le récit de la vie de Jésus par un autre frère, estropié lors d’on ne sait quelle guerre, capable de tenir en haleine une salle bondée de jeunes turbulents, à peine sortis de l’enfance. Dans cette même salle, vous aviez vu l’avant-veille un de ces films franchouillards auxquels vous conviait l’école, et le contraste était saisissant.

Le mime de la passion te parut durer des heures.

À la fin de chaque station, ponctuée par le choc de sa jambe de bois sur le parquet, le frère suppliait de ne surtout pas l’applaudir, quoi que vous en eussiez. De part et d’autre des rangées, il guettait cependant les signes d’acquiescement réprimés à chacun de ses foudroyants triomphes.

Fallait-il en passer par là pour vous faire prendre conscience que ce récit était bien en dessous de la réalité, que la passion que ce naïf histrion essayait de rendre sensible à vous autres gamins ‒ tout pénétrés d’histoires de cow-boys et d’Indiens ‒ était la porte étroite de la vérité ? Il le fallait, au moins pour toi. Et depuis lors tu n’as jamais pu lire, écouter, prier les douze stations sans que te reviennent aussitôt les expressions grotesques, tragiquement grotesques, qui les entourèrent. Le Christ pouvait commencer à vivre en toi.

 

 

II

 

Cortège interminable de cierges. Amas de blancheurs amidonnées. Chants de joie véhémente. Perles de sueur en cascade. Parfums de lis et de cire mêlés. Haut-le-cœur. Hoquets.

L’évêque t’appela par ton nom. D’un pas somnambulique tu t’avanças et offris ton cierge « comme pour confier à l’Église », était-il annoncé, « ma foi encore fragile ». « Fragile » ? « Fragile » ? Non ; seulement, à l’heure de l’affirmer aux yeux de tous, tu tremblais de te voir déjà happé par ce que supposait impliquer cette foi : une entrée dans l’inconnu tellement désirée, mais inséparable de l’adhésion au monde adulte que tu défiais par de constantes attaques en sous-main.

En ce magnifique dimanche de mai, l’église n’avait jamais été aussi comble, et toi jamais aussi pleinement seul. Comme si le monde entier, sous le regard du Christ, t’accordait définitivement de vivre en solitaire le long combat qu’il te restait à mener contre les forces de mort qui, de nuit comme de jour, ne manqueraient pas – et n’ont pas manqué – de t’assaillir.

 

Tu appris alors que ce point dans l’univers auquel tu te résumes est aimé par bien plus haut, bien plus large que l’univers lui-même. Que tu t’assoies ou que tu te lèves, le Christ en gloire pénètre tes pensées, envahit ta chair, sonde tes os. Ce n’est plus seulement toi qui vis.

 

Une main qui t’est infiniment chère t’offrit sur le parvis ce que tu avais demandé : une bible. Elle est toujours là.

 

 

 

 

La récitation

 

À Christophe Langlois

 

Il s’en est fallu de peu. De vraiment peu : expulser C’est un large buffet de tes lèvres. Cependant, avec ta langue collée à ton palais puis à tes dents de devant cerclées de fil de fer, cet effort apparaissait tellement démesuré. La suite s’enchaîna, fluide, et de la plus belle des manières visiblement :

 

… sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants…

 

Tu avais trouvé la voie. Plus rien ne serait comme avant.

Dès la fin de la première strophe, il se fit un silence dans la classe. Tous écarquillèrent les yeux, les tournèrent vers les tiens, comme s’il était clair soudain que tu avais uniquement vécu jusqu’alors pour être à la hauteur de ces quelques minutes. Comme si se jouait là ton destin. Tu ne dominais rien, même pas ta voix. Timbre grave, plus grave que jamais, accordée à tes cordes vocales cassées depuis six mois déjà, scellant ta mise à l’écart du chœur des anges. Mais le frère instituteur – encore lui ‒ t’avait désigné. Avec autorité, son regard te confirmait qu’ici plus qu’ailleurs tu étais à ta place.

De la première à la dernière seconde, le frère, dans son enseignement, offrait sa vie à ses élèves ‒ qui n’en demandaient pas tant. Rêvasser, siffloter, échanger des niaiseries en aparté, lancer ni vu ni connu des boulettes en papier aux premiers rangs, stopper en songe un tir splendide, faire nonchalamment crisser ses billes au fond de ses poches, tout, pour tuer le temps, semblait permis.

 

Naturellement, tu étais le pire des élèves. Je ne dis pas cela pour te flatter, pour honorer je ne sais quel héroïsme à rebours dont tu aurais été le parangon. Mais il est vrai que, par principe, par esprit de résistance à tout et à n’importe quoi, tu en faisais avec un soin rare le strict minimum. Et sans doute tes ficelles se révélaient-elles trop grosses car tes maîtres, chaque année, te repêchaient au nom d’une bienveillance que tu te glorifiais de vomir, toi qui ne souhaitais rien tant que l’on te passât par-dessus bord, et vite. Le frère t’avait, sans en avoir l’air, percé à jour. Il avait deviné combien âpres, humiliantes, ruineuses, pouvaient être tes journées posé là, à distance respectueuse de ce qu’il expliquait au tableau comme des réponses de tes camarades. Irais-je jusqu’à dire qu’il t’admirait ? En tout cas, il devait estimer l’endurance du petit gars tenant tête ainsi au monde entier.

À la fin, tu n’as pas eu le réflexe de t’asseoir aussitôt. Un silence étrange – attentif – s’était installé une fois récité

 

… et tu bruis
Quand s’ouvrent tes grandes portes noires.

 

Les yeux bleus profonds du maître se plissèrent légèrement, son visage s’illumina. Ce que tu essayais de cacher – il l’avait compris – n’était pas vain. C’était ce papillon qui partout cherchait une issue dans l’angoisse de ne pas mourir à l’air libre.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Yves Roullière

Né en 1963, Yves Roullière est essayiste et éditeur à Paris. Hispaniste, il a traduit et commenté des poèmes de Lope de Vega, Miguel de Unamuno, José Bergamín, Ricardo Paseyro, Horacio Castillo, Leandro Calle… À partir de 1991, certains de ses propres poèmes ont été publiés dans la NRF, Légendes, Nunc, Arpa, et traduits en Espagne dans La Primera Piedra et Acontecimiento par L. Calle.  Il est membre du comité de rédaction d’El Alambique (Guadalaraja, Espagne).           

 

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Yves ROULLIÈRE, La vie longue à venir

 

 

 

La vie, longue à venir ?

« Voyons, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire ! »

Nous avons tous en tête le face-à-face d’Oronte et d’Alceste au moment dérisoire du « sonnet », dans Le Misanthrope. Il retentit d’autant plus fortement en notre époque pressée d’accorder son clavier aux tables des librairies, d’abréger le laps de temps entre création et expédition du paquet. Partout on accorde de l’importance à l’impromptu et on soupçonne vaguement ce qui a exigé des années de patience de n’être qu’une œuvre de tâcheron.

La dimension combattive du livre paru chez l’éditeur rennais Atopia sous le titre La vie longue à venir s’associe à cette scène de genèse, spécialement à l’heure où le recueil, paru sous un format numérique en 2015 chez Recours au poème, prend toute son envergure sur le papier. La portée d’un tel contredit aux vanités du marquis est énorme : elle consiste à affirmer la différence de nature entre le temps créatif et le temps social, et à délivrer la poésie du paraître. La durée de composition n’a aucun rapport avec la qualité du résultat, et le faire-valoir n’atteint pas aux strates de l’être profond. L’œuvre demande au lecteur, au public, de déplacer son attente : il n’est pas là pour admirer un tour de force – en l’occurrence, Oronte se targue d’avoir pondu son sonnet en un temps record. A contrario, on dirait qu’Alceste fait l’éloge du temps long et d’une exploration sans résultat immédiat. Oronte se pique d’avoir écrit un poème : c’est déjà trop pour Alceste qui place si haut l’idée de poésie qu’il se met à entonner la chanson du roi Henri pour faire prévaloir le souffle, la passion populaire. Il revient avec fougue sur l’idée que le poème est un chant, et qu’il a pour objet la vie même. Non seulement son temps de composition est d’une autre nature qu’un temps comptable de nos exploits, aussi apparemment littéraires fussent-ils, mais surtout, la confrontation poétique – deux hommes se disant en face ce qu’ils pensent – est en passe de devenir une guerre.

C’est l’occasion d’une affirmation.

Là où quelqu’un tente de dire la poésie, toujours il doit en même temps se dire lui-même, dans sa vérité, et presque avec violence, rétablissant le mètre étalon de sa parole. On voit que c’est là, tout de suite, être en délicatesse avec le monde entier. Alceste l’assume.

Tout poème devient une profession de foi au moment de sa profération. Il s’entoure de forts axiomes. Le beau duel entre Alceste et Oronte est caractéristique d’une sorte de lutte de pouvoir autour de la légitimité poétique. On la trouve partout – et Yves Roullière le sait – aux lieux d’édition, de vente et de promotion de la poésie. Il y a aux alentours du poème, quand il va surgir, une suspicion singulière, une attente bien sûr, même une certaine méchanceté parfois entre poètes, qui dit à peu près ceci : à telle parole je joue ma vie, je n’accepterai pas que quelqu’un d’autre me la prenne à moins.

Si le rapprochement entre la poésie d’Yves Roullière et la scène du Misanthrope s’impose, c’est parce que La vie longue à venir s’éclaire doublement : comme un livre lui-même long à venir, pour des raisons parfaitement voulues par l’auteur, et comme une démonstration, une fois de plus, que la poésie a été guettée et prise sur le vif, en sorte qu’il ne peut être question d’en faire étalage. Sans doute un tel accent légèrement plaintif à l’endroit de la durée, elle qui reste si en-dehors de nos coutumes présentes, a trait à ce qu’elle vise : cette vie longue est bien celle dont nous attendons tout, au sein de la vie présente, une vie porteuse de sa propre énergie vivifiante, à la fois but et source. C’est une vie dont l’attente n’est jamais comblée.

La transcendance que ce titre insinue ne fait pas l’objet d’un saut, d’une illumination, d’une actualisation brutale par un verbe alchimique : le choix du poète est de laisser au temps lui-même la parole, l’inscription dans la durée devenant le signe d’une présence transformante.

Le poète garde l’amour intransigeant du mouvement, puis de l’arrêt brutal, formulé par une condensation des sens et de la connaissance. Cette énergique démarche est faite de gratitude, de sûreté : elle conduit quelque part. Elle y conduit d’autant plus évidemment que ce qui dépasse l’homme et inévitablement l’aimante a lieu dans la durée authentique : une attente jalonnée de poèmes écrits entre 1987 et 2014 – moments de parole captés parce que, par-dessus tout, au fond, le poète n’y peut plus rien, il ne se reconnaît presque pas « auteur » de ces surgissements, et c’est ce qu’il cherchait le plus intimement. Ce n’est pas un hasard si le papillon est un motif récurrent : l’errance colorée semble confirmer la lueur de joie entrevue au coin du regard.

De par son expression à la fois tragique et joviale, précise, serrée dans une forme attentive, extrêmement prudente et patiente, habitée par un souci de justesse et une rapidité de perception, la voix d’Yves Roullière se devait de porter à incandescence les espoirs d’une langue qui dise à la fois le tout de l’homme et son au-delà. Il ne pouvait se suffire des formules magiques de l’ésotérisme ou de la religiosité. Il ne pouvait s’agir d’une tentative de plus de forcer la langue à des oracles. Le poète connaît la nature, et sait qu’on n’échappe pas à la vérité des mots qu’on trace. Le temps de les poser sur la page, ils reviennent sur soi pour nous définir à nouveau, pour charger l’homme qui parle d’être ce qu’il dit. Plus qu’un écho, c’est une écoute. Au bout des mots, il y a Quelqu’un. La poésie se fait apostrophe. Elle s’adresse.

 

ô Dieu, regarde-nous, regarde
comme nous avons survécu
à notre froide misère

 

Ce faisant, le poème révèle progressivement en lui la grandeur cachée. Cette transcendance prend figure au milieu de la misère. Ce ne sont pas là des discours d’apparence. Il est soudain nécessaire de parler depuis une pauvreté active. Ce n’est pas un portrait en pied du Christ qui survient, ni l’une de ces claustra de mots dont la poésie est capable lorsqu’elle se veut spirituelle et enferme l’aspiration divine dans un vocable d’évidence religieuse.

L’élan premier est restitué dans sa force, jusqu’au tremblement de solitude, et il a fallu pour cela en rester à l’indispensable :

 

Que nous veux-tu ? Ici
nos regards se perdent en des autels
d’or et d’argent tout élevés
à ta gloire. Ici la Terre est en arrêt
devant une flammèche rouge et nous sommes seuls.

 

L’enfance qui rampe ou galope, la folie douce, les passions inavouables, les pulsions de mort, tout reste dans la rétine : persistance qui tient à l’assiduité d’un Dieu qui ne se lasse pas de revenir vers l’homme, de le regarder, jusqu’à reconnaissance mutuelle, en un étonnement premier.

Si, sans convulser, les poèmes portent en eux pareille tension, c’est à un émoi tenu d’une main de fer qu’ils le doivent. Cette violence de vie qu’on sent partout dans le livre d’Yves Roullière, relève d’une forme de résistance à ce qui oblige l’homme à s’incliner un peu trop[1]. C’est un sursaut contre le vil bourdon / qui allait et venait dans sa tête[2]. C’est la joie d’appartenir à une dimension qui nous excède, à des lumières sur ma nature morte[3]. Étonnement foncier, métaphysique, d’être une immense victoire[4], mais celle de quelqu’un d’autre :

 

       … sa voix
       si jeune et légère venant peut-être
       te dévoiler que cela, oui, cela
       que tu auras cru perdre à tout jamais,
       enseveli, te sera bientôt restitué.

 

 

 


[1] Celui qui espère, p. 45[2] Douleur nonpareille, p. 46[3] Nature morte, p. 33[4] Berceuses après la mort, p. 23

 

*

 

 

 

 

 




Yves Roullière, Berceuses après la mort

 

Bien avant que mes yeux ne se dispersent
dans la mer, ta main aura dans la pierre
inscrit ma présence.(17)

 

« Votre chemin est rocailleux et vivant (…) C'est un chemin fait de chutes et de relèvements », écrit Jean-Pierre Lemaire dans la lettre-préface qui ouvre ce court ouvrage, qui est une des sections d'un plus long recueil La vie longue à venir, et se présente comme un tiré à part, agrafé. Petit livre de colportage, poèmes qu'on peut emporter par devers soi, dans la poche du manteau, pour les lire au hasard d'un rai ou d'une averse.

Trois dessins d'Aka Bagot ponctuent ces pages : drapés d'anges qui regardent la terre ? Peut-être des rochers qui vont se mettre à parler ? Car cette parole est comme une larme, de joie ou de peine, sourdie à tes pieds ou du ciel tombée dans ton oreille :

 

Avant que tu ne sois,
ce papillon clair qui passe
d'un monde à l'autre en un clin d'oeil
t'accompagnait déjà sans répit (...)

 

Celui que nous connaissons comme traducteur, notamment de Bergamín et  ses sagaies pointues parfois drolatiques, livre des textes dont l'identité est peu cernable : élégies, satires, invocations, prières ?

 

Dans tes yeux, Christ obscur, seul, j'en finis, douleur
trouble, avec cette absence qui m'avait
si longtemps tenu comme ta mère serrant
ton corps dans ses bras en sueur.(...)

 

Le mot de berceuse est sans doute à prendre au premier degré. Le poète chante en chuchotant presque mais en détachant bien chaque syllabe. Sur un rythme de couplets populaires, les liens se font, une main sur l'épaule, à l'exemple de cette comparaison, discrète, modeste, vertigineuse : les houles qui t'agitent...

… le souvenir du premier âge des poètes, quand la langue était, supposons-nous, translucide, presque transparente et qu'elle donnait directement sur la vie.

 

Cloître haut, forme de corbeille d'où
aveugle surgit un papillon. Ainsi
voudra-t-il toujours me faire
signe, toujours à la paix de l'âme d'un zigzag
d'ailes se donner.(...)