Yves Roullière, Un Chêne et autres textes

2018-01-10T22:14:23+01:00

Un chêne

A peine avais-tu fui qu’un chêne te stop­pa net. Son cœur était ouvert, luisant d’une blancheur de chair noueuse, de fibres déchirées. Il suin­tait à gross­es gouttes. Sub­lime. Obscène. Son écorce craque­lée de toutes parts dis­parais­sait presque à vue d’œil.

 

C’était grand jour de fête au vil­lage. À chaque coin du parc, ça tirait, pétaradait, s’interpellait. Ça sen­tait partout la sat­is­fac­tion du devoir accom­pli s’octroyant au soleil un peu de bon temps. Vis­i­ble­ment à l’aise, ton père, vis­age gon­flé à l’extrême, paradait, nota­bil­ité oblige, de stand en stand, de petit verre de blanc en petit verre de rouge. Sans ta mère. Sans toi. Sans ton frère ni ta sœur. Il vous avait déjà tous con­damnés, au grand jour, à l’isolement le plus absolu.

 

Un ring avait été dis­posé au beau milieu de l’étang ‒ ce qui oblig­eait les catcheurs à pren­dre une bar­que pour l’atteindre. Dès qu’ils y entraient, cha­cun ten­tait de déséquili­br­er l’autre pour le faire tomber dans l’eau. Ah, que c’était drôle.

Entre les cordes, toutes raclées, chutes, éruc­ta­tions sem­blaient assour­dies par la sou­veraine indif­férence du plus haut des cieux. Sur la rive, l’écœurante odeur d’herbe fraîche coupée, piét­inée, trem­pée de graisse et de suie, occu­pait tout l’espace. Frites et côtelettes à gogo. Haut-par­leurs crépi­tants, têtes de Turcs abattues entre deux rires et tout le tin­touin… Chercher la mort sans jamais la trouver.

Aux pre­miers trem­ble­ments, tu com­pris que cela com­mençait à t’envahir. Il te fal­lut alors décam­per au plus vite, rompre avec éclat toutes les bar­rières sur ton pas­sage, rejoin­dre une trouée où cacher tes tré­sors de guerre, où trou­ver en plein bois le repos.

 

Le chêne s’avançait vers toi à l’aveugle. Qui aurait pu l’esquiver ? Il rég­nait ‒ mag­nifique­ment, douloureuse­ment ‒ avec toi seul pour témoin. Malade, pus­tuleux, il jetait ses ultimes forces dans ces instants solen­nels. Alen­tour, plus un souf­fle de vent. Plus le moin­dre bruisse­ment d’insecte. Un silence. Obstiné.

Et c’est là. C’est là que tu t’es sen­ti pour la pre­mière fois regardé, écouté ; c’est là que tu as cru, comme si c’était la dernière fois, regarder, écouter ce qui ne peut se voir, se dire, s’épeler.

 

Pourquoi as-tu tou­jours pen­sé que ce chêne ‒ depuis longtemps coupé sans doute, jeté au feu ‒ t’avait sauvé la vie ?

 

 

 

 

 

Profession solennelle

À Mar­guerite Baudry
In memoriam

 

 

I

 

Tout était fait pour que cette céré­monie fût l’acmé de cette kyrielle de min­utes insouten­ables que t’avait réservées cette année-là. Chaleur pois­seuse, promis­cuité, soumis­sion mécanique aux rit­uels en vigueur, obéis­sance aveu­gle à des ordres venus d’en haut devant lesquels sys­té­ma­tique­ment tu te cabrais. Mais tout arrive. Quelques jours plus tôt dans une sac­ristie, un frère, votre insti­tu­teur, vous avait affir­mé comme la chose la plus naturelle au monde : « Lorsque le prêtre étend les bras sur le pain et le vin, il fait un mir­a­cle. » Il n’y avait pas à en douter, et toi qui alors doutais de tout jusqu’à la nausée, tu avais tres­sail­li ; en tes entrailles cela prit force d’évidence, quoi qu’il dût arriv­er. Ce n’était déjà plus toi qui vivais.

Les jours suiv­ants, on te trou­va étrange­ment doux, affa­ble, angélique…Ce dont surtout tu te sou­viens, c’est de ta crainte à devoir pass­er par ce moment dont tu pressen­tais qu’il allait être unique ‒ le seul depuis longtemps que tu n’aurais pas à faire tomber dans l’oubli.

 

Quelque chose, néan­moins, eût pu tout gâch­er, et à jamais : le réc­it de la vie de Jésus par un autre frère, estropié lors d’on ne sait quelle guerre, capa­ble de tenir en haleine une salle bondée de jeunes tur­bu­lents, à peine sor­tis de l’enfance. Dans cette même salle, vous aviez vu l’avant-veille un de ces films fran­chouil­lards aux­quels vous con­vi­ait l’école, et le con­traste était saisissant.

Le mime de la pas­sion te parut dur­er des heures.

À la fin de chaque sta­tion, ponc­tuée par le choc de sa jambe de bois sur le par­quet, le frère sup­pli­ait de ne surtout pas l’applaudir, quoi que vous en eussiez. De part et d’autre des rangées, il guet­tait cepen­dant les signes d’acquiescement réprimés à cha­cun de ses foudroy­ants triomphes.

Fal­lait-il en pass­er par là pour vous faire pren­dre con­science que ce réc­it était bien en dessous de la réal­ité, que la pas­sion que ce naïf histri­on essayait de ren­dre sen­si­ble à vous autres gamins ‒ tout pénétrés d’histoires de cow-boys et d’Indiens ‒ était la porte étroite de la vérité ? Il le fal­lait, au moins pour toi. Et depuis lors tu n’as jamais pu lire, écouter, prier les douze sta­tions sans que te revi­en­nent aus­sitôt les expres­sions grotesques, trag­ique­ment grotesques, qui les entourèrent. Le Christ pou­vait com­mencer à vivre en toi.

 

 

II

 

Cortège inter­minable de cierges. Amas de blancheurs ami­don­nées. Chants de joie véhé­mente. Per­les de sueur en cas­cade. Par­fums de lis et de cire mêlés. Haut-le-cœur. Hoquets.

L’évêque t’appela par ton nom. D’un pas som­nam­bulique tu t’avanças et offris ton cierge « comme pour con­fi­er à l’Église », était-il annon­cé, « ma foi encore frag­ile ». « Frag­ile » ? « Frag­ile » ? Non ; seule­ment, à l’heure de l’affirmer aux yeux de tous, tu trem­blais de te voir déjà hap­pé par ce que sup­po­sait impli­quer cette foi : une entrée dans l’inconnu telle­ment désirée, mais insé­para­ble de l’adhésion au monde adulte que tu défi­ais par de con­stantes attaques en sous-main.

En ce mag­nifique dimanche de mai, l’église n’avait jamais été aus­si comble, et toi jamais aus­si pleine­ment seul. Comme si le monde entier, sous le regard du Christ, t’accordait défini­tive­ment de vivre en soli­taire le long com­bat qu’il te restait à men­er con­tre les forces de mort qui, de nuit comme de jour, ne man­queraient pas – et n’ont pas man­qué – de t’assaillir.

 

Tu appris alors que ce point dans l’univers auquel tu te résumes est aimé par bien plus haut, bien plus large que l’univers lui-même. Que tu t’assoies ou que tu te lèves, le Christ en gloire pénètre tes pen­sées, envahit ta chair, sonde tes os. Ce n’est plus seule­ment toi qui vis.

 

Une main qui t’est infin­i­ment chère t’offrit sur le parvis ce que tu avais demandé : une bible. Elle est tou­jours là.

 

 

 

 

La récitation

 

À Christophe Langlois

 

Il s’en est fal­lu de peu. De vrai­ment peu : expulser C’est un large buf­fet de tes lèvres. Cepen­dant, avec ta langue col­lée à ton palais puis à tes dents de devant cer­clées de fil de fer, cet effort appa­rais­sait telle­ment démesuré. La suite s’enchaîna, flu­ide, et de la plus belle des manières visiblement :

 

… sculp­té ; le chêne som­bre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buf­fet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des par­fums engageants…

 

Tu avais trou­vé la voie. Plus rien ne serait comme avant.

Dès la fin de la pre­mière stro­phe, il se fit un silence dans la classe. Tous écar­quil­lèrent les yeux, les tournèrent vers les tiens, comme s’il était clair soudain que tu avais unique­ment vécu jusqu’alors pour être à la hau­teur de ces quelques min­utes. Comme si se jouait là ton des­tin. Tu ne dom­i­nais rien, même pas ta voix. Tim­bre grave, plus grave que jamais, accordée à tes cordes vocales cassées depuis six mois déjà, scel­lant ta mise à l’écart du chœur des anges. Mais le frère insti­tu­teur – encore lui ‒ t’avait désigné. Avec autorité, son regard te con­fir­mait qu’ici plus qu’ailleurs tu étais à ta place.

De la pre­mière à la dernière sec­onde, le frère, dans son enseigne­ment, offrait sa vie à ses élèves ‒ qui n’en demandaient pas tant. Rêvass­er, sif­flot­er, échang­er des niais­eries en aparté, lancer ni vu ni con­nu des boulettes en papi­er aux pre­miers rangs, stop­per en songe un tir splen­dide, faire non­cha­la­m­ment criss­er ses billes au fond de ses poches, tout, pour tuer le temps, sem­blait permis.

 

Naturelle­ment, tu étais le pire des élèves. Je ne dis pas cela pour te flat­ter, pour hon­or­er je ne sais quel héroïsme à rebours dont tu aurais été le parangon. Mais il est vrai que, par principe, par esprit de résis­tance à tout et à n’importe quoi, tu en fai­sais avec un soin rare le strict min­i­mum. Et sans doute tes ficelles se révélaient-elles trop gross­es car tes maîtres, chaque année, te repêchaient au nom d’une bien­veil­lance que tu te glo­ri­fi­ais de vom­ir, toi qui ne souhaitais rien tant que l’on te passât par-dessus bord, et vite. Le frère t’avait, sans en avoir l’air, per­cé à jour. Il avait dev­iné com­bi­en âpres, humiliantes, ruineuses, pou­vaient être tes journées posé là, à dis­tance respectueuse de ce qu’il expli­quait au tableau comme des répons­es de tes cama­rades. Irais-je jusqu’à dire qu’il t’admirait ? En tout cas, il devait estimer l’endurance du petit gars ten­ant tête ain­si au monde entier.

À la fin, tu n’as pas eu le réflexe de t’asseoir aus­sitôt. Un silence étrange – atten­tif – s’était instal­lé une fois récité

 

… et tu bruis
Quand s’ouvrent tes grandes portes noires.

 

Les yeux bleus pro­fonds du maître se plis­sèrent légère­ment, son vis­age s’illumina. Ce que tu essayais de cacher – il l’avait com­pris – n’était pas vain. C’était ce papil­lon qui partout cher­chait une issue dans l’angoisse de ne pas mourir à l’air libre.

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Yves Roullière

Né en 1963, Yves Roul­lière est essay­iste et édi­teur à Paris. His­paniste, il a traduit et com­men­té des poèmes de Lope de Vega, Miguel de Una­muno, José Bergamín, Ricar­do Pasey­ro, Hora­cio Castil­lo, Lean­dro Calle… À par­tir de 1991, cer­tains de ses pro­pres poèmes ont été pub­liés dans la NRF, Légen­des, Nunc, Arpa, et traduits en Espagne dans La Primera Piedra et Acon­tec­imien­to par L. Calle.  Il est mem­bre du comité de rédac­tion d’El Alam­bique (Guadalara­ja, Espagne). 

 

Yves Roullière

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