Claude Ber, Le Damier de vivre

Ouvrir ce beau livre de Claude Ber, auteure récemment d’Il y a des choses que non (2017), La mort d’est jamais comme (2019) et Mues 2020), c’est tout de suite tomber sous le charme, la grâce même, des cinq aquarelles de Gérald Thupinier qui accompagnent les quinze poèmes en prose de Claude Ber, splendides à leur tour, riches, intenses, vitaux dans leur rythmique souplesse.

Deux arts s’entretissant, s’honorant si finement, tout en dépliant la pleine subtilité de leur distinction esthétique, sans aucun geste d’illustration et loin de toute ekphrasis. Et puis les premiers mots de la première suite, ‘Pavé noir, pavé blanc. La marche du cheval d’échecs sur le damier de vivre’ (I), confirment le haut et dansant sérieux du poème, la puissance de son attachement à l’énigme de notre présence au monde : sa mouvance, son ‘jeu’, son incertitude, ce sentiment de hasard qui habite sa logique. Suit le début d’une longue et cascadante perspective sur l’immense, à jamais mutante gamme de notre vécu, tantôt superbement appréciée, tantôt naviguée avec difficulté ou douleur : ‘Le tragique des destins et l’éblouissement renouvelé d’exister. Les pointillés du bonheur entre les drames. Le chapeau de la cime dégringolé dans l’abîme et la main pleine au poker de la plénitude. L’hécatombe du cancer et l’apogée de la jouissance. Case blanche, case noire. La dévastation de la terre et la mansuétude de l’amour. L’inhumain de l’humain toujours recommencé et le désir dressé en oriflamme…’ (I). Tous les éléments de ce qui est et ce que nous sommes, inextricablement cousus, brodés, dans la même étoffe moirée, chatoyante, à peine crédible, mais là et partout, ‘dans, écrit Ber, l’inusable bascule des vagues rabâchant leur éternelle redite de mort et renaissance’ (I).

La deuxième suite creuse davantage cet étrange enchevêtrement de l’émerveillement et de l’horreur face à ce qui est, comprenant que ‘mathématiquement les raisons de désespérer équivalent à leur inverse sur la durée de l’éternité’, Ber soucieuse d’ajouter ‘mais qui peut compter sur l’éternité?’ (II), le mortel semblant vouloir afficher son absolutisme quand on observe, avec le poème, les infinies preuves de la non-continuité de la chair, surtout celle que l’on ne cesse de manger, ‘dorades et congres, branchies asséchées [à l’étal]’, ‘tête de veau bêl[ant] de toutes ses mâchoires mortes’, ‘graisse de cochon égorgé’ pour accompagner nos désirs de ‘paix et bienveillance’ (II). Et toute cette tensionnelle contradiction-fusionnement comprise comme si manifeste, si vieux jeu, ce qui pousse le poème à se demander ‘à quoi [la parole peut-elle] aspir[er] qui n’ait été déjà tant répété que ne reste d’elle que la carcasse?’ (II).

Et juste au moment où le poème paraît prêt à acquiescer à une condamnation de ‘l’humanité catastrophique de mon humanité [,] sa présomption et sa bêtise belliqueuse[,] son insatiable avidité et son dénuement[…,] son poids d’irrémédiable tassé au fond d’un sac biodégradable’ (II) – juste à ce moment critique, ce point de rupture irréparable, il – le poème, tout ce qu’il représente d’indicible, d’imaginable, d’improbable et de possible – replonge sa conscience dans ‘les aloès fleuris et bourdonnant d’abeilles’ de la troisième suite (III). Dans, dirais-je, un Cela, dont parlent précisément les Upanishads, et qui semble excéder même tous les signes de cette espèce de binarité, de dialectique qui persiste à vouloir dominer notre conception vécue de ce qui se passe au cœur de notre être-au-monde, ce noir-blanc, cet abîme-cime que le poème déploie. Règne ainsi cet indivisible sans nom véritable, cet infini contenant tous les noms, irréductible, car un Un au-delà de ses foisonnantes multitudes, offrant l’expérience de l’ineffable de l’amour, sans doute, pénétration dans ‘la fente de la vie même entre-baillée. Une pause de paix dans son bruyant silence. Ma main augmentée de magie caress[ant] ton visage. Son éclat rayonnant dans la bouffée solaire des mimosas. Leur poussier de clarté comme une réminiscence. Une invite à notre propre lumière aussi fragile et passagère que la leur. L’aimer, dépiauté de mainmise, la vibration le prononçant, y déclin[a}nt un absolu accessible. Intact du mot qui le désigne’ (III). Voici un passage extraordinaire, splendidement visionnaire, ouvert sur tout ce que le langage parvient à peine à murmurer, pris comme il est dans les rets paradoxaux de son besoin de dire ce que Bataille et Blanchot appelaient ‘l’impossible’, d’articuler l’indésignable.

Et tout le recueil, avec ses quinze suites et leur si serein dépliement de phrases courtes, lestes, fluides, bi- ou tri-partites, jamais gonflées ni désinvoltes car site d’un vécu intensément et pourtant généreusement caressé – tout le recueil puisant inlassablement dans un visible, un sensible, ces infinis micro-expériences de ce qui ne cesse de surgir d’un macro-phénomène où tout s’interpénètre et affiche ses interpertinences vivement senties quoique logiquement fantastiques. Le sentiment de ‘l’horreur du monde [qui] n’entame pas la magnificence de l’amour qui n’entame pas l’horreur du monde’ (V) reste le signe le plus vif de l’ubiquité d’une plénitude combinatoire de l’être. Le poème y ‘acquiesce’, semant partout dans ces riches suites ‘décrass[ées du mythique] et de [toute] prétention abusive’ (VI) les signes d’une ‘beauté’ à la fois ‘inaccessible’ et ‘évidente’ et d’une ‘bonté pour essuyer sa peine’ (VIII) au sein de ceux d’un ‘accablement de bœuf harassé’ qui risque de déborder (X). Cette totalité de ce qui est marquerait tout d’une grande intensité dans l’expérience de Claude Ber et en affirme sans cesse la haute et absolue pertinence de ‘n’importe quoi’, cette ‘certitude’ (XI) de ce que Jean-Paul Michel appelle le de notre être-là. ‘Ma vie, lit-on, toujours branchée à son voltage. Intensément puissant. Intensément intense’ (XI). Un rapport, un lien incassable, électrisant, sans fin énergisant, venant des choses qui sont et du moi qui les vit, dans, simultanément, leur nudité et leur ‘transfiguration’ (XIII). Car, comme la dernière des quinze suites nous fait comprendre, toute l’expérience que véhicule, mot sur mot, le poème, reste ‘secr[ète]’ (XV). La draper des formes mouvantes du poétique ne change rien de son caractère d’indécidabilité, de non-‘décisivité’; tout ce qui est demeure obstinément ‘obtus’ au cœur de l’intense, cette ‘confusion de broussailles et une naïveté de dormeur réveillé en sursaut’ (XV). Le poème – ce sont les derniers mots de ce si finement sculpté Damier de vivre – vécu et déroulé en tant que ‘chant [avec] sa plainte dans les tunnels du temps. Leur silence irrémédiable’ (XV).

          Un très beau livre d’une femme remarquable, juste et poétiquement sereine au cœur même des tempêtes.

Présentation de l’auteur

Claude Ber

Claude Ber est née à Nice en 1948. Après un double cursus lettres philosophie elle obtient une agrégation de lettres, et enseigne en lycée, en université, en école d'art, à sciences-po. Puis elle occupe des fonctions académiques et nationales. Elle a pendant quelque temps dirigé une collection poésie aux éditions de l'Amandier, a fait parties de plusieurs jurys et associations littéraires. Elle est vice-présidente du CIPM (Centre international de poésie de Marseille). 

Claude Ber a publié une quinzaine d'ouvrages, auxquels s’ajoutent des livres d’artistes, des publications en anthologies et en revues.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie

Poésie
  • Lieu des Epars, éd. Gallimard 1979.
  • Sinon la Transparence, 1996 réédition éd. de l’Amandier, 2008
  • La Mort n’est jamais comme (Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2004), réédition 5ème éd. Bruno Doucey 2019
  • Vues de vaches, photographies de Cyrille Derouineau, éd. de l’Amourier, 2009.
  • Epître Langue Louve, éd de l'Amandier, 2015
  • Il y a des choses que non, éd. Bruno Doucey, 2017
Théâtre
  • Indianos, éd. Cahiers de l’Égaré, 1990.
  • Monologue du preneur de son pour sept figures, éd. Via Valeriano-Léo Scheer, 2003, réédition Éditions de l'Amandier 2013.
  • Orphée Market, éd. de l’Amandier, 2005.
  • La Prima Donna suivi de L'Auteurdutexte, 1996 réédition, éd. de l’Amandier, 2006.
Recueil de conférences
  • Libres paroles, éd. Le Chèvre-Feuille Étoilée, 2003, réédition augmentée Libres paroles éd. Le Chèvre-Feuille Étoilée, 2011
  • Aux dires de l’écrit, recueil de conférences et articles sur l’écriture, Éditions Le Chèvre Feuille Etoilée 2012.
Livres d'artistes
  • Dix textes sur dix sérigraphies de Bernard Boyer Paris CREDAC 1988.
  • Pixels, Livre d’artiste, Éditions du Presse Papier - Trois Rivières, 2005.
  • Rotrouange des bien aimés, édition franco-russe, traduction Anne Arc, illustrations Serge Chamchinov, Éditions de bibliophilie contemporaine Transignum 2006.
  • Estampillé, Éditions de bibliophilie contemporaine Transignum, 2008.
  • Habits à lire, Éditions de bibliophilie contemporaine Transignum, 2010.
  • Ardoises, Éditions de bibliophilie contemporaine Transignum, 2010.
  • Billet poème, Éditions Le billet-poème 2011.
  • Boîtes Noires, Éditions de bibliophilie contemporaine Transignum, 2011.
  • Je marche, photographies d’Adrienne Arth, Éditions Les cahiers du Museur, coll À côté, 2011.
  • A l’Angle, gravures Serge Chamchinov, Éditions de bibliophilie Serge Chamchinov, 2011.
  • Ecorces, gravures de Judith Rotchild, Éditions Verdigris, 20122.
  • L’atelier de Marc Giai-Miniet, Maison de la Poésie de Saint Quentin en Yvelines, 2013.
  • Les Pourpres, Livre d’artiste texte Claude Ber, peinture Anne Slacik, Éditions AEcrages 2015.
  • Franchir,  Livre d’artiste, texte Claude Ber, peintures Robert Lobet, Éditions de la Margeride 2015.
  • Paysages de cerveau, texte Claude Ber, photographies Adrienne Arth, Éditions Fidel Anthelme 2015.
Littérature jeunesse
  • Alphabêtes, éd. Lo Pais d'Enfance, 1999.
Publications collectives
  • Superfuturs, fictions, Éditions Denoël, 1986.
  • Une œuvre de Georges Autard, essai, Éditions Muntaner, 1994.
  • La Sagesse, essai, Éditions Autrement, 2000.
  • La Langue à l'œuvre, essai, Éditions Maison des Écrivains - Presse du réel, 2001.
  • Les Écritures scéniques, essai, Éditions de l’Entretemps, 2001.
  • Couleurs Solides, fictions, Éditions Marsa, 2003.
  • Le corps met les voiles, essai, Éditions Le Chèvre Feuille Étoilée, 2003.
  • Méditerranée, d’une rive l’autre, poésie, photographies d’Adrienne Arth, Éditions de l’Amandier, 2007.
  • Aux passeurs de poèmes, essai, Éditions CNDP / Le printemps des poètes, 2009.
  • Voix de l’Autre, Actes du colloque Littératures, Université de Clermont-Ferrand Éditions PUF 2010.
  • Burqa ?, essai, Claude Ber, Wassyla Tamzali, Éditions Le Chèvre Feuille Étoilée, 2010.
  • Que peut la littérature en ces temps de détresse, Correspondances, Cahiers du Pen Club, Éditions Calliopées, 2011.
  • Style et création littéraire, Actes du colloque Université de la Sorbonne, Paris, 2011.
  • La vie, je l’agrandis avec mon stylo, Éditions Théâtrales 2012.
  • Le ventre des femmes, fictions, Éditions BSC publishing 2012.
  • La poésie comme espace méditatif, sous la direction de Béatrice Bonhomme et Gabriel Grossi, Éditions Classiques Garnier 2015
  • Genre Révolution Transgression,  sous la direction de Jacques Guilhaumou, Karine Lambert & Anne Montenach, dir.Collection : Penser le genre, Domaine Histoire générale, Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille Université, 2015
Anthologies
  • De Godot à Zucco, anthologie des auteurs dramatiques de langue française 1950-2000 par Michel Azama, Editions Théâtrales 2003.
  • Métamorphoses, Éditions Seghers Poésie d’abord, 2005.
  • Le Chant des Villes - Anthologie du Manoir des Poètes dirigée par Maggy de Coster, Editions Dianoïa, 2006.
  • Anthologie Amicale des Poètes des Parvis Poétiques, Éditions La Passe du vent, .
  • La poésie est dans la rue, 101 poèmes contestataires, Éditions Le Temps des cerises 2008.
  • L’Année Poétique 2008, Anthologie Seghers, Éditions Seghers, 2008.
  • Richesse du livre pauvre par Daniel Leuwers, Éditions Gallimard 2008.
  • Poésie Gratte-Monde, Revue Bacchanales, Maison de la Poésie Rhône Alpes 2009.
  • Et si le rouge n’existait pas, Éditions le Temps des cerises 2010.
  • Couleurs Femmes, - 60 femmes d'aujourd'hui, Éditions Le Castor astral 2010.
  • Anthologie 21 Québec, 2010.
  • Nous la multitude, Anthologie établie par Françoise Coulmin, Éditions le Temps des cerises 2011.
  • Anthologie BIPVAL (Biennale des poètes en Val de Marne) 2011, Action Poétique, 2011.
  • Anthologie de la poésie érotique féminine française contemporaine, Giovanni Dotoli,  Éditions Hermann 2012.
  • Enfances, anthologie Printemps des poètes 2012, Éditions Bruno Doucey, 2012.
  • Pas d’ici, pas d’ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines, Editions Voix d’encre, 2012.
  • Les voix du poème, anthologie Printemps des poètes 2013, Éditions Bruno Doucey, 2013.
  • La poésie au cœur des arts, anthologie Printemps des poètes 2014, Éditions Bruno Doucey, 2014.
  • L’insurrection poétique, Manifeste pour vivre ici, Éditions Bruno Doucey, 2015. 
  • Du Feu que nous sommes, Anthologie poétique, Abordo Éditions, 2019.

Poèmes choisis

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