1

Du bout des doigts et de la voix : entretien avec Patrick Dubost

Après des études de mathématiques et de musicologie, Patrick Dubost a publié en poésie une trentaine de livres qui, demandent à être lus à voix haute. Son dernier ouvrage Les deux royaumes est paru ce mois de juillet 2021 aux Éditions La Rumeur libre, coll Poésie.

Il travaille la poésie en tant que genre littéraire, sur le papier, mais aussi dans des studios de musique électroacoustique, et pratique depuis quelques années la « lecture / performance », donnant à entendre ses textes au travers de sa voix, de ses gestes, et de l’exploration des diverses possibilités techniques de travail du son.

Chaque « poème », s’appuie sur un dispositif sonore, visuel et poétique autonome. L’ensemble constitue une sorte de récital de parole, entre drôlerie, questionnements métaphysiques, et tendre regard sur le monde.

Le festival de poésie des Voix Vives méditerranéennes à Sète (juillet 2021) m’a donné l’occasion de m’entretenir avec lui sur ses conceptions et pratiques de la performance.

 La performance sonore, voix sonore, lecture sonore, Lecture performée, lecture performance: quels sont les termes que tu utilises, pourquoi celui-ci et pas un autre. Est-ce que ce sont des domaines très délimités ou délimitables ?
En réalité je ne me soucie pas trop de ces questions de terminologie… Je parlerais de « lecture simple » pour une lecture à voix haute de poésie en toute quiétude, de « lecture performée » quand entrent clairement en jeu la gestuelle ou des montées d’énergie, ou des dispositifs inhabituels comme utilisation d’objets, ou mise en complicité du public… J’utiliserais « lecture performance » quand ces dispositifs ou ces montées d’énergie deviennent vraiment importants et présents, tout autant que le texte et sa diction, ou quand le corps semble impliqué dans son intégralité, dans sa pleine énergie, ou encore quand la lecture se fait dans une grande complicité avec des musiciens improvisateurs, avec le sentiment de n’être plus moi-même qu’un musicien parmi d’autres, le musicien de la parole en quelque sorte… Quant au terme de « poésie sonore », je le réserve plutôt pour des poèmes travaillés avec le son, en enregistrement et montage, en particulier quand ma voix joue avec elle-même en démultiplication, allant jusqu’à une sorte de poésie polyphonique… Par exemple avec ma voix sortant sur un haut-parleur à gauche, ma voix aussi sur le haut-parleur de droite, et ma voix en direct, les trois en sorte de contrepoint. Un poème à trois voix (voire plus) ou d’une seule voix démultipliée.
Il me semble que je suis parfois performeur. Mon rapport avec le théâtre est né d’une rencontre avec un metteur en scène (Philippe Labaune) et de diverses mises en scène de mes textes, qui au départ n’étaient pas pensés pour le théâtre. Du coup, je suis venu, progressivement, à l’écriture théâtrale, mais avec toujours un pied dans la poésie. Je dissocie assez bien ce que j’écris pour ma propre voix et ce que j’écris pour le théâtre, ou d’autres voix que la mienne. Depuis quelques années, j’écris aussi pour les marionnettes ou le théâtre d’objets, ce qui implique une écriture toujours plus à la croisée du théâtre et de la poésie. Une sorte de refus de l’incarnation. Une façon de s’autoriser à réinventer le monde en le considérant tel qu’il est. Une façon de jouer avec le monde (de le commenter) d’un œil systématiquement neuf.

.

Depuis combien de temps pratiques-tu la lecture sonore/performance ? Comment y es-tu venu?
En 1984, j’avais été premier lauréat du Prix de Poésie de la Ville de Lyon, avec le livre « Celle qu’on imagine » (publié chez Cheyne). J’étais alors très timide (ou plutôt réservé) face à un public. Je me souviens d’avoir alors fait une lecture à la Bibliothèque de la Part-Dieu, à Lyon (peut-être ma première lecture ? je ne sais plus) assis, figé, paralysé dans ma posture de lecteur. A la fin de cette lecture, quelqu’un du public est venu me voir en me disant : « C’était magique le moment où tu as bougé le petit doigt ! » … Peut-être était-ce ma première action en performance, presque invisible et pourtant bien là ?
Qu’est-ce que la performance apporte dans ton travail poétique ? comment contribue-elle à sa réalisation, à son accomplissement, à sa transmission ?
Aujourd’hui, la performance me permet déjà de vérifier si le texte est solide, s’il tient debout tout seul. Quand il y a une faille dans le poème, un mot mal choisi, une phrase pas à sa place, ou un peu faible, ou pas nécessaire, cela me saute aux yeux, je suis alors comme dans un léger malaise. Du coup, la lecture publique m’aide à repenser les textes, les remettre en question. J’aime faire au moins une lecture publique d’un texte avant de passer à l’étape publication… Par ailleurs, tout autant que le livre, la lecture publique est un mode d’existence et de circulation très important pour le poème. Plus les années passent et plus je crois que oui, oui je « sonorise » dans ma tête en écrivant, de diverses manières. Peut-être même que je « corporise » ou « gestualise » en écrivant, dans la tête et les doigts tenant le stylo, et les bras qui ne demandent qu’à s’agiter et le corps en écho.
Est-ce que tu écris ta poésie pour qu’elle soit poésie sonore, ou bien le devient-elle secondairement ? C’est à dire est-ce que tu écris spécifiquement une poésie destinée à être oralisée ?
C’est une alchimie complexe. Généralement, quand je commence un texte, je ne sais pas où je vais, ni quel « usage » j’en ferai… La question se pose après l’écriture… Et à partir de là le texte peut bouger pour aller dans telle ou telle direction, ou même peut-il parfois connaître différents états selon son existence papier, ou sonore, ou théâtre, ou que sais-je encore… Ces étapes successives dans le travail sont presque toujours une bonne chose car généralement on gagne à bricoler, à remettre sur le chantier, à jouer du ciseau, à charcuter…
Avec les années (avec l’âge), j’ai tendance à penser que « tout poème est une partition ». Tout poème un peu travaillé dans la page devient un objet visuel qui appelle sa mise en voix. Mais bien sûr je n’érige pas cela comme une règle générale. C’est plutôt une sorte de proposition de jeu, de possible amusement, d’appel à la jonglerie, à faire vivre ce qui n’est que parole dans les espaces de silence mental.

Patrick Dubost  : "Pour ne pas mourir"

Je pense que la lecture performance peut élargir le public de la poésie, et plus loin (espérons) le lectorat. Je pense que c’est plus qu’une mode, c’est un retour à l’oralité qui me semble naturel. Et un usage des techniques modernes qui me semble aussi dans l’ordre des choses. La poésie se prête particulièrement bien à de tels usages car le poème est un objet, un objet de langue, et jouer se fait généralement avec des objets.
Tu as été  formé pour, et tu as enseigné les mathématiques : est-ce que tu puises dans cette formation en tant que poète ?
Oui, bien sûr. Cela joue un rôle. Mais pas si décisif que ça. Peut-être ai-je en partie hérité de ma conception très visuelle du poème de ma formation mathématique. Je me souviens que quand j’étais jeune, le poème était pour moi avant tout un objet dans une page, un peu comme un tableau, sans rapport immédiat avec une notion de coulée de langue… C’était plus un objet dans l’œil qu’un objet dans la bouche ou l’oreille… Mais j’ai aussi étudié la musicologie et j’ai une vraie sensibilité musicale (pratique instrumentale) et du coup, le poème est vite devenu aussi un objet sonore, et donc un objet dans une coulée de langue, un objet déployé dans le temps.
La musique est partout. Elle est, de façon plus ou moins souterraine, déjà dans les textes… La musique ou simplement le rythme… Ou parfois simplement une musique bruitiste… Mais la musique est aussi très présente dans mes lectures en complicité avec des musiciens improvisateurs… J’adore ça… Vivre la musique dans l’instant en la pratiquant… Devenir le musicien de la parole comme un musicien parmi d’autres…

Claveisolles, festival "dix dans un pré", les 7, 8, 9 juillet, avec Laurent Vichard, Véronique Ferrachat, le Possible Quartet et Samuel Chagnard...©célinette photographe

Et la présence et l’importance du corps sont venues progressivement au fil des lectures. Au début : juste la gestuelle, le petit doigt, puis les mains qui en quelque sorte surlignent certains mots, certaines phrases ou intentions, puis les bras, puis lire debout, puis doucement tout le corps bouge légèrement, puis cela descend dans le sol : le fameux ancrage dans le sol !... Puis tout l’espace environnant… Prendre en compte dans l’instant de lecture tous les événements : bruits parasites, passage d’un enfant, circulation automobile, un mot dans le public, etc. Sans oublier sa propre voix en sortie des haut-parleurs… Brancher tous les connecteurs… Par contre : aucune préparation, sinon mentale… Je ne répète jamais mais je pense les choses… Je conçois mes lectures généralement au dernier moment, en fonction du lieu (son acoustique, sa configuration, la jauge, etc.) et des moyens techniques du son.
Je m’autorise parfois quelques échappées quand le texte devient illisible du fait de mauvais traitements informatiques, ou d’une complexité telle que je ne peux plus assumer autrement qu’en lâchant prise… bruits de bouche, borborygmes, accélérations délirantes, montées en puissance ou murmures, disparitions dans le silence ou sorties progressives du silence, empilements, textes lus sous empêchement physique, etc.... Je me permets alors de partir en vrille, jamais trop durablement… C’est alors le musicien improvisateur en moi qui prend le pouvoir… La bouche comme instrument bruitiste, ou comme débordée par la parole.

© écrits/studio

Tu as créé des séminaires, tu interviens à l’Ensatt, à l’ENS, tu es à l’initiative de l’expérience lyonnaise des « Ecrits / Studio ». Comment ça fonctionne tout ça ? Quelle est selon toi l’importance de la transmission dans ta pratique de poète et de performeur ?
J’ai toujours eu une petite âme d’organisateur, ou de militant… Non pas dans le quotidien ou la gestion concrète, mais dans la conception de dispositifs collectifs qui puissent perdurer… J’ai aussi toujours eu une certaine vocation pédagogique (que je pratiquais d’ailleurs pendant plus de trente ans dans l’enseignement des mathématiques) … Donc transmettre oui, ou plutôt permettre à ceux que j’ai devant moi en situation d’apprentissage d’ouvrir leurs propres voies… Plutôt que de transmettre, j’ai toujours préféré donner à chacun la possibilité de développer son autonomie et sa créativité… Quant à Ecrits/Studio, c’est un collectif de poètes qui décident d’utiliser les techniques du son (enregistrement, montage) pour aller vers : la poésie sonore ? de courtes pièces de poésie radiophonique ? la performance en poésie avec diffusion son ? des univers sonores pour soutenir ou porter des lectures publiques ? ((http://ecritsstudio.free.fr ))
Il existe aujourd’hui des outils techniques d’usage très simple et en même temps très performants. Avec de l’entraide, cela devient accessible pour tous.
Quelle est la part de recherche/création sur ce registre performance :  travailles-tu plutôt seul, ou en collectif ? Te réfères-tu, voire même te sens-tu affilié à un courant particulier ?
Je travaille seul pour l’essentiel mais ne refuse pas parfois de travailler en collaboration, ou en complicité avec d’autres artistes… En réalité de plus en plus… Ces rencontres peuvent être génératrices de nouvelles ouvertures, découvertes, champs possibles d’invention autour du langage. Je ne crois pas me rallier à tel ou tel mouvement ou chapelle, mais je suis en sympathie avec un certain nombre de poètes performeurs, ou expérimentateurs du langage, ou poètes en poésie-action, ou simples « poètes du livre » qui mènent un travail en profondeur sans nécessairement projeter vers le public.
 Quels sont les performeurs que tu défends dans le domaine de la poésie, que tu reconnais comme tels ?
Je suis très ennuyé pour répondre à cette question. Bien sûr que je pourrais donner quelques noms… Combien ?... Cinq ?... Dix ?... Trente ?... Et où s’arrête la notion de performeur ?... Puis-je aussi donner des noms de poètes qui ne sont pas (à l’évidence) performeurs mais dont la lecture publique est quand même impressionnante, voire magnifique ?... Je serais très heureux de donner une longue liste, avec quelques notables absents (dont la notoriété me semble surfaite, du fait des jeux de réseaux, ou de médias complaisants, en particulier autour d’un certain parisianisme, ou d’une certaine courtisanerie dans la continuité de la cour de Louis XIV), mais aussi : j’aurais peur d’oublier certains noms, très respectables, ou en chemin vers une œuvre bien réelle, ou simplement des noms qui seraient oubliés par ma simple ignorance, ou mes simples lacunes, ou de grands poètes tellement discrets et humbles que rares sont les occasions de les voir / entendre / découvrir / lire… Alors je dis, prudent que je suis : Joker !
Armand le poête, ton double poète, est-il un performeur AUSSI ?

 

vidéo-poème par Armand le poête, musique Laurent Vichard

Non. Mon alter ego Armand Le Poête ne me semble pas du tout un performeur. Mais alors pas du tout. Et très loin de tout cela. Par contre, quand je lis ses « poêmes » en son nom, peut-être suis-je un peu dans une démarche performative ?

Autour d'Armand Le Poête :

https://www.dailymotion.com/video/x75v7yp

Présentation de l’auteur

Patrick Dubost

Patrick Dubost a étudié les mathématiques et la musicologie. Il a publié en poésie une trentaine de livres (et deux CD) qui demandent à être lus à voix haute. Ce travail sur l’oralité l’a conduit vers la performance, mais aussi aux rencontres avec le théâtre, le théâtre d’objets, la marionnette ou les univers musicaux (instrumentistes ou électro-acoustiques). Dans ses lectures-performances, chaque poème (entre deux et douze minutes) s’appuie sur un dispositif sonore, visuel et poétique autonome. Cela donne alors des récitals de parole et de rythme entre drôlerie, questionnements métaphysiques et tendre regard sur le monde. Il intervient régulièrement en lectures publiques (ou lectures / performances) en France mais aussi ces dernières années au Québec (Montréal, Chicoutimi, Québec), ou encore à Sidi Bou Saïd, Buenos Aires, Bruxelles, Monza, Tirana, Genève, Athènes, Londres, Gênes, Beyrouth, Zagreb, où il est traduit et publié.

Poèmes choisis

Autres lectures