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Guillaume Métayer, Singe et autres poèmes

 

Singe

Nous parlons d’un secret à quatre avec la morte. Je raconte comment l’on peut reconstituer
une côte à partir de quelques lumières. Comment on enterre une amitié d’été. Mes réflexions
l’intriguent. Je ne boude pas cette monnaie de singe : les songes.

Étais

Cette jeunesse a passé penchée sur les livres à attraper des poissons volants. Puis, je me suis
lassé des étés et des étais. Ma tête s’est mise à tenir toute seule, interloquée. Puis, elle est
devenue si lourde que j’ai dû la poser en arrière et regarder le plafond à l’affût des plis de la
peinture.

Barres parallèles

S’il est vrai que l’on revoit toute sa vie au moment de sa mort, je dois être en train de mourir
sous une forme extrême du ralenti. Tout, sans cesse, revient, plus précis. Deux bords du
calendrier se rejoignent en une double vie des deux rives. Des deux rampes avant le grand
saut. C’est ainsi que je serai mort aussi à vingt-cinq ans.

Platon

Vu à la télé : l’idée. Sous la pluie de lumière des spots publicitaires, l’atrophie tigrée des êtres,
le monde agglomération sous l’orage de septembre, des découpes comiques en grand nombre.
Et puis un jour, la poésie, dont la pièce sans cesse oscille.

 

Belle

Je peux parfaitement dire qui est la plus belle femme du théâtre. C’est un savoir devenu
d’autant plus exact qu’il ne m’est d’aucune utilité. D’abord, parce que tout le monde pourrait
faire le même constat que moi. Ensuite, car dès qu’elle s’aperçoit, de l’autre côté du bar, que
je l’ai percée à jour, je fuis son regard. La beauté est un chapitre. Je relis.

 

Caméra

Ma caméra de 2020 rencontre ma caméra des années 1980. Tout est pareil, tout est différent.
Le métro est le métro. L’escalator reptilien est toujours au même endroit. La silhouette floutée
jusqu’aux ailes d’un imperméable d’adolescent l’arpente devant moi comme un défilé, entre
course et décollage. Nous n’avons pas assez de souvenirs de trajectoires. Nos cornées sont des
catins.

 

En traduisant

L’apparition du saurien de pixels le long de cette pente familière nous rendit d’un coup la
station debout. L’illusion ouvrait les pupilles de l’amitié. Et ses ailes : nous avons contemplé
la ville pointilliste, prête à bondir de son sommeil d’époque, traîné nos sabres dans tous les
étages de l’appartement capitale, talonné les habitacles avec des bruits de trombone, de
mastication d’acier. Au ressac sur la plage de Babel les scintillations du sable et du sens. Ce
rectangle modique serait-il la seule ardoise où cette apparition opère encore, peut-être pour le
seul sourcier, les manches prises dans les deux plans ? Si l’être humain est une braise dans le
souterrain des idiomes, mon gosier de chair n’aura parlé qu’une seule langue, celle du temps
qui passe sans se comprendre.

Présentation de l’auteur

Guillaume Métayer

Né à Paris en 1972, Guillaume Métayer est chercheur au CNRS, traducteur et poète. À côté de poèmes (notamment Libre jeu, Caractères, 2017, préface de Michel Deguy), et d’essais critiques (tels que Nietzsche et Voltaire, Flammarion, 2011 ; ou, sur la traduction, A comme Babel, préface de Marc de Launay, La Rumeur libre, 2020), il traduit du hongrois, tant les poètes et écrivains contemporains (István Kemény, Krisztina Tóth…) que modernes et romantiques (Gyula Krúdy, Attila József, Sándor Petőfi…), ainsi que de l’allemand (Poèmes complets de Nietzsche, Les Belles lettres, 2019 ; Kafka ; poésie contemporaine autrichienne) et du slovène (Aleš Šteger). Il est membre du comité de rédaction des revues Po&Sie et Place de la Sorbonne et anime un atelier d'écriture poétique à Sorbonne université.

Photo © Gyula Czimbal.

Bibliographie

poésie

  • Fugues, Aumage, 2002.
  • Libre jeu, préface de Michel Deguy, Caractères, 2017.

essais

  • Nietzsche et Voltaire. De la liberté de l’esprit et de la civilisation, préface de Marc Fumaroli, Flammarion, 2011, Prix Émile Perreau-Saussine.
  • Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Le Félin, 2011, Prix Henri de Régnier de l'Académie française, Prix de l'essai de la Revue des Deux Mondes.
  • A comme Babel. Traduction, poétique, préface de Marc de Launay, La rumeur libre Éditions, 2020.

choix de traductions

du hongrois

  • István Kemény, Deux fois deux, Caractères, 2008, Prix Bagarry-Karátson de traduction du hongrois.
  • Attila József, Ni père ni mère, Sillage, 2010.
  • Sándor Petőfi, Nuages, Sillage, 2013.
  • Gyula Krúdy, Le Coq de Madame Cléophas, avec Paul-Victor Desarbres, Circé, 2013.
  • Krisztina Tóth, Code-barres, Gallimard, "Du monde entier", 2014.
  • Budapest 1956. La révolution vue par les écrivains hongrois (dir.), Le Félin, 2016.
  • János Garay, Háry János, le vétéran, préface de Karol Beffa, Le Félin, 2018.

de l’allemand

  • Franz Kafka, Le Verdict, Sillage, 2011.
  • Friedrich Nietzsche, Poèmes complets, Les Belles lettres, 2019.
  • Andreas Unterweger, Poèmes, avec Laurent Cassagnau, Printemps des poètes & La Traductière, 2019.
  • Ágnes Heller, La Valeur du hasard. Ma vie, éd. G. Hauptfeld, Rivages, 2020.

du slovène

  • Aleš Šteger, Le Livre des choses, avec Mathias Rambaud, Circé, 2017.

bande dessinée

  • Ravel, un imaginaire musical, avec Karol Beffa et Aleksi Cavaillez, Seuil-Delcourt, 2019.

éditions de textes & préfaces

  • Anatole France, Le Livre de mon ami, Rivages, 2013.
  • Bernardin de Saint-Pierre, Éloge historique et philosophique de mon ami, Rivages, 2014.
  • Balzac, Stahl [Hetzel], Nodier, Scènes de la vie privée et publique des animaux, Rivages, 2017.
  • Friedrich Nietzsche, Hymne à l’amitié, traduit par N. Waquet, Rivages, 2019.

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