Gwen Garnier-Duguy, Le Scribe en marche, Lire Marc Alyn

Gwen Garnier-Duguy consacre à Marc Alyn un essai très attendu, intitulé Le Scribe en marche. Même si quelques éléments biographiques apparaissent ça et là, comme les séjours du poète à Venise ou, plus tard, dans les ruines de Byblos, l’essai s’intéresse plutôt à suivre une trajectoire, la marche poétique, celle que l’on gravit ou que l’on descend, comme la nouvelle octave d’une incantation.

Marc Alyn est désigné comme le Scribe (ce titre est revendiqué dans le recueil Le Scribe Errant). Plutôt que voleur de feu prométhéen, le poète est d’abord celui qui agence les signes, « administrateur d’un territoire poétique », à la recherche du Verbe et des archétypes de « l’archi mémoire » conservés dans les sites disparus de l’Orient. Cette démarche renvoie à des savoirs cachés comme l’alchimie ou la psychologie des profondeurs chère à Jung. La poésie de Marc Alyn nous convie à un voyage intérieur, où Gwen Garnier-Duguy, lui aussi poète, auteur d’un recueil d’inspiration alchimique intitulé Livre d’Or (éditions de l’Atelier du grand Tétras) se retrouve pleinement. Dans la poésie de Marc Alyn, les éléments naturels sont abordés comme des éléments de langage. « La mer est une écriture », et ce jusqu’aux formes singulières de coquillages, qui en tracent, comme le bestiaire (lézard, scarabée ou huppe), la calligraphie, la « Cursive » mystérieuse. De la même manière est établie l’unité profonde du poème et du poète dans un « tissage énonciatif », comme le disent magnifiquement ces vers de La parole planète :

Dans les ténèbres les rouleaux lovés sur leur secret
virent les hautes calligraphies lumineuses
dont le songe inspiré fait tourner la planète

 Gwen Garnier-Duguy, Le Scribe en marche, Lire Marc Alyn, La rumeur libre, mars 2025.

La Nature coule donc dans le sang du poète. La poésie, comme l’alchimie, dissout et coagule le monde à la manière d’un langage. On retiendra aussi les pages marquantes où Gwen Garnier-Duguy commente le passage par la Nuit des peurs, de la mort, « nuit de l’âme » dont parlent les mystiques,  Graal immortel du poète. La nuit initiatique est donc labyrinthe où l’on doit se garder de triompher du Minotaure, sans veiller à « l’harmonisation des forces en présence nous animant ».

À partir de cette nuit d’épreuves, Gwen Garnier-Duguy explore l’ambivalence du symbole alchimique du Feu chez Marc Alyn. Le symbole s’inverse même dans la « brûlure du feu tragique » : le feu brûlé alchimiquement cesse d’être destructeur et anime mystiquement le poète, par un effet comparable à la conversion des terreurs de la nuit métaphysique, nuit de « l’Histoire sans étoiles », en Nuit mystique. La « nuit produit sa flamme », et le poète, doit « faire feu », il devient Tireur isolé, tireur d’élite, Sniper et sans peur, pour assurer sa marche et vaincre les pièges de l’Histoire

En se coulant dans « l’aventure intime et mystérieuse » de Marc Alyn, Gwen Garnier-Duguy ne cherche pas à en épuiser le sens, mais lui donne un éclairage très personnel, qui en explore les symboles profonds, en prenant le temps de les expliquer à un lecteur non averti, l’invitant à la redécouverte d’une œuvre qui ne cesse pas d’exercer son pouvoir de fascination.

Présentation de l’auteur




ESPRIT DE RÉSISTANCE, L’Année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui

Anthologie aussi magnifique que salutaire, 118 poètes se sont unis pour brandir haut et fort le mot poésie, ou résistance absolue. Dans sa préface aussi précise que riche, Jean-Yves Reuzeau présente son travail de collecteur et d’assembleur. Il agit là en digne successeur du combat de Pierre Seghers (dont les éditions ont été créées en 1944) qui, nous dit-il, élevait la poésie en rang d’art insurgé. « L’Année poétique » publiée chez Seghers dans les années 1970, puis brièvement dans les années 2000, est à nouveau donnée à lire pour une troisième vie, ce qui souligne la belle vigueur de la poésie.  

Au-delà des poètes de la stricte francophonie, sont accueillis des poètes d’ailleurs dans le monde, tant qu’ils écrivent directement en français : Chili, Djibouti, Haïti, Guinée, Kurdistan, Roumanie, Liban, Luxembourg, Maroc, Syrie ou Tchad. On imagine facilement l’enthousiasme des poètes, toutes générations confondues (nés entre 1929 et 2000), à faire partie de ce vivifiant panorama de la poésie contemporaine. Bien heureusement, ce livre est aussi le fruit d’une inévitable subjectivité. Le choix est sagace, Jean-Yves Reuzeau, cofondateur des éditions Le Castor Astral, membre du jury du Prix Apollinaire, maître d’œuvre de sept anthologies successives pour le Printemps des Poètes, à l’origine d’une anthologie permanente de poésie sur Facebook, biographe de Janis Joplin et Jim Morrison chez Gallimard, est également poète.

Esprit de Résistance marque une précieuse reconnaissance : le livre est dédié à Bernard Delavaille, aux amis envolés et aux poètes récemment disparus dont chaque nom est cité. La transmission est opérante. Les textes inédits : poèmes, poèmes en prose, voire extraits de roman-poème, chansons, slams, disent l’extrême diversité de l’offre poétique actuelle. La poésie est vent debout, qu’elle soit écrite pour être lue ou performée, lyrique ou d’avant-garde.  Aucune école n’en domine une autre, la diversité des courants et des formes signe là l’extraordinaire vitalité de la création poétique.

Esprit de Résistance, L’Année poétique : 118 poètes d’aujourd’hui, anthologie présentée et réunie par Jean-Yves Reuzeau,, Éditions Seghers, 2025, 396 pages, 20 euros.

Cet éclectisme œuvre dans l’anthologie sans dissonances, la singularité de chacun des textes persiste et fuse. Voix de poètes consacrés ou nouvelles voix sont toutes à leur juste place dans le livre. Pas facile de faire vibrer ensemble 118 voix, et pourtant Jean-Yves Reuzeau y parvient. Elles insufflent tour à tour ce goût ardent de vivre, unies. C’est l’essence même de la résistance qui agit et rayonne. À noter, en fin de volume, des repères biobibliographiques de chaque poète donnent des éléments précieux pour partir en quête de leurs œuvres.

Délice de lecture : des textes (selon la personnalité et les goûts de chacun(e)) vont être lus et relus. Des voix aimées seront retrouvées, d’autres découvertes. Elles vont bousculer ou rassurer. Ce n’est pas une seule thématique qui traverse l’ouvrage (la résistance, elle, est inhérente à la poésie) mais des dizaines, comme la nature, l’environnement, les bouleversements mondiaux, le devoir de résister, les injustices sociales, les difficultés existentielles, les relations humaines, l’enfance, la quête de soi, la colère, le désespoir ou la mort… l’amour aussi, bien sûr. On retrouve un point commun : l’urgence de vivre, de dire, de transformer sa peau en poème.   

Il est essentiel de saluer la publication de cette Année poétique destinée à donner régulièrement rendez-vous aux amateurs du genre. Ces poètes d’aujourd’hui ont le talent de l’espoir et celui de la beauté.

 

Quelques extraits :

 

Rien ne dure que le soleil

Arthur H

Allons ! puisqu’il le faut,
allons nous habiller
et emmêler nos pieds à cette humanité
qui n’a pas peur de reprendre en main sa brouette

William Cliff

C’est néanmoins si facile d’oublier le pouvoir des algues.
De regarder passer les petites intuitions.

Denise Desautels

D’autres cherchent un chasse-neige pour les maintenir hors du trou profond de la peur en poussière qui recouvre les heures, le chasse-neige murmure c’est moi ton ami donne-moi la main on va traverser les ténèbres viens sur mon chemin de fer dépêche-toi de t’installer dans le compartiment étanche

Séverine Daucourt

La mauvaise surprise
attend au fond du coffre

Samuel Deshayes

Tu traverses le jour comme on épluche
un légume, répétant les mêmes gestes
Mais de sa chair brillante tu ne vois pas grand-chose
car tu regardes ailleurs. On t’a souvent dit
que le meilleur est dans les épluchures
ce petit tas de rubans terreux
où il te faudrait maintenant chercher
ce qui te manque et échappe toujours
à ce que tu prépares

Anne Dujin

Avoir au moins neuf
femmes en moi

Ces neuf femmes font du remue-ménage
dans mon crâne et mon ventre mes poèmes
sont ventriloques

Michèle Finck

Depuis toujours je pense que la moitié du chemin pourrait tout aussi bien être la fin. Je finis toujours mon assiette, mais je pourrais tout aussi bien décréter qu’une demi-vie suffit.

Antoine Mouton

Le regard vers le large, crée tes anticorps

Jean-Pierre Otte

L’enfant : Papa tu n’as pas beaucoup d’argent ?
Le père regarde son fils
Avec un glissement de terrain dans les yeux.

Pauline Picot

C’est pour les filles dont le trait d’eye-liner est mieux tracé que l’avenir

Stéphanie Vovor

 

 




Pierre Maubé, Soir venant

Pierre Maubé, Soir venant, Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2025, 7 euros. Dessin de Pierre Rosin.

Sous le signe de l'imparfait et de l'enfance aux "hirondelles", le poète Maubé engrange les souvenirs même s'il sait, même s'il sent que "l'ombre venant", "la maison se craquelle", "la poussière danse avec les souvenirs" et le père n'est plus là.

Et pourtant, "les prés de l'enfance", "rejoindre le temps/ blanc" innervent une espèce de retour sinon de joie confuse.

Selon deux entrées "Veillées" et "Légendaires", entre poèmes et chansons, le narrateur recrée une atmosphère d'antan, avec "la tour la plus haute" ou les "huit enfants de Rosemonde" : "on ne sait rien" scande les pourtours de la vie, et "la pluie" emporte tout.

L'écriture de Maubé aime les poèmes courts, l'anaphore qui réitère les mouvements du coeur (et l'on pressent que l'enfance y est pour beaucoup), les apostrophes aux éléments.

Bien sûr, la métaphore de l'eau "d'amertume" ou de "détresse" nous conduit à interroger le temps qui fuit, le bonheur qui s'émousse, la vie et ses sourds questionnements. La tension de certains vers (ces conditionnels, ces injonctions) révèle que tout n'est pas perdu au royaume de la poésie.

Présentation de l’auteur

Pierre Maubé

Pierre Maubé est un poète français né le 8 décembre 1962 à Saint-Gaudens(Haute-Garonne), dans une famille franco-italienne. Après des études d’Histoire à Toulouse et Paris, il vit de 1983 à 2011 en région parisienne. Bibliothécaire, il travaille dans divers établissements universitaires parisiens, parmi lesquels la BDIC, l'IUFM de Paris et la bibliothèque Sainte-Barbe, puis dirige de 2011 à 2013 la médiathèque municipale de Pontivy (Morbihan) [1]. Il prend en octobre 2013 la direction du Conservatoire de musique Guy Lafitte et de la médiathèque intercommunale de la Communauté de communes du Saint-Gaudinois, puis devient, en octobre 2020, chargé de mission au sein du service culturel de la même Communauté.

Bibliographie 

Recueils

  • Cette rive, préface d'Estelle Fenzy, éditions Illador, Paris, parution le 15 juin 2025.
  • Soir venant, préface de Philippe Leuckx, éditions Lieux-Dits, Strasbourg, collection Les Cahiers du Loup bleu, 2025.
  • Incapable, éditions Les Cahiers des Passerelles, Clermont-Ferrand, 2023.
  • Étrange suivi de Onze kaddishim pour Rose, éditions Lieux-Dits, Strasbourg, collection Les Cahiers du Loup bleu, 2020.
  • La Peau de l'ours, préface de Michel Baglin, éditions Au Pont 9, Paris, 2018.
  • Vivre de faim, éditions numériques Recours au Poème, 2015.
  • Sel du temps, encres de Maria Desmée, réédité par les éditions Mazette, Yvelines, en 2012 (première édition : éditions Fer de chances, Yvelines, 2002).
  • Le Dernier loup, préface de Bruno Doucey, éditions Bérénice, Paris, 2010.
  • Psaume des mousses, éditions Éclats d’encre, Le-Mesnil-le-Roi, Yvelines, 2007.
  • Nulle part, revue-éditions Friches – Cahiers de Poésie verte, Haute-Vienne, 2006).
  • La Dernière pluie, préface de Cécile Oumhani, éditions Poésie sur Seine, Saint-Cloud, 1996.
  • Pure perte, présentation de Christian Bulting, éditions Le Petit Véhicule, Nantes, 1986.

Livres d’artistes

  • Temps du sel, création graphique Maria Desmée (MD éditions, 2020).
  • Chaque pas, création graphique Maria Desmée (MD éditions, 2019).
  • Rien de plus, création graphique Maria Desmée (MD éditions, 2019).
  • Géologie, mise en forme graphique Jacques Renou (Atelier typographique de Groutel, 2018).
  • Garance, création graphique Brigitte Dusserre-Bresson (BdB éditions, 2010).
  • De ta nuit, création graphique Brigitte Dusserre-Bresson (BdB éditions, 2009).
  • Noir, création graphique Brigitte Dusserre-Bresson (BdB éditions, 2009).

Anthologies

  • Coordinateur de l’anthologie de poésie contemporaine Ce que disent les mots, consacrée aux éditions du Dé bleu (Éclats d’encre, 2004).
  • Un des trois coordinateurs, avec Patrice Delbourg et Jean-Luc Maxence, de l’anthologie L’Année poétique 2009, publiée en 2009 aux éditions Seghers sous la direction de Bruno Doucey.

Préfaces

  • Présentation (page 3 du livret d'accompagnement) du CD Les amis l'amour la poésie de Guy Allix (G.A., 2020).
  • Préface du recueil de poèmes Temps morts de Marie-Josée Christien (Les Editions Sauvages, 2014).
  • Préface du recueil de nouvelles Le rêveur de jaguar de Sylvie Huguet (Fer de chances, 1999).

Poèmes choisis

Autres lectures

Pierre Maubé, Soir venant

Pierre Maubé, Soir venant, Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2025, 7 euros. Dessin de Pierre Rosin. Sous le signe de l'imparfait et de l'enfance aux "hirondelles", le poète Maubé [...]




Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, Joël Vernet, Copeaux du dehors

Hannah Sullivan piétonne de l’existence

Depuis qu’elle a trouvé pour elle le sens de la poésie Hannah Sullivan écrit pour attraper l’absence, mais l’absence glisse entre mes doigts. Face au réel elle cherche   une lumière qui ne veut pas d’ombre, mais  celle-ci reste source  d’ un battement d’ailes dans la cage d’un cœur aussi blessé d’une femme. D’où la fièvre de cette poéte anglaise paradoxale et déjà couronnée pour son premier livre (Three poems) par le T.S. Eliot Prize en 2021.

Queques années avant  Hannah Sullivan se trouvait à bord d’un bus qui la conduisait de Londres à Oxford. Le trajet l’a fait passer devant la carcasse calcinée de la tour Grenfell incendiée  - un immeuble de logements sociaux du quartier  de Kensington -  Elle se souvient du soleil matinal, dont les rayons transperçaient le squelette de béton “dans un subit flamboiement” juste avant c’était avant que ses murs furent « pudiquement » cachés par des bâches blanches).

L’auteure a ressenti “l’horreur de cette carcasse physique, et de ce qui se trouvait toujours à l’intérieur”. Elle a écrit quelques lignes que l’on retrouve aujourd’hui "Était-ce pour cela”, recueil de poésie est sur le sens de l'existence et la place de l'homme. A travers une exploration des différents lieux qui ont marqué sa vie, l'écrivaine explore son passé et interroge son présent.

Parfois le  vent dévore les coupoles et les dômes de Londres, les rues se courbent sous l’assaut du néant, la Tamise, monstre reptilien, lèche les quais et des âmes liquides se dissolvent dans ses reflets grisâtres.

Hannah Sullivan surgit des averses, parfois ses paumes jointes en prière de lumière, face à l’éclat fragile d’un regard fauve de la pluie qui noies les âmes, les visages, les noms. Retenant dans ce livre des sortes d’exils où les êtres marchent, les yeux grands ouverts pour contempler l’éclat de petites victoires et de défaites parfois plus large. Mais une telle poésie d’existence est exceptionnelle.

Hannah Sullivan, Etait-ce pour cela, bilingue, trad. Patrick Hersant, La Tablle Ronde, ¨Paris, 2025,  248 page, 21,50 €.

D’autant qu’Hannah Sullivan  nous « oblige » à faire lorsque la fin du monde arrive au sein d’une accumulation minutieuse   : manger des pavés de saumon rôtis, des Smarties, des fruits rouges, des vitamines à coenzymes, des pêches à peine mûres. Mais pour  compléter les nourritures terrestres elle engage lectrices et lecteurs visiter les œuvres de Homère, Yeats, Eliot, Freud, Virginia Woolf bien sûr. Ce qui pour elle juge vaguement les règles de la mode. 

Se succèdent ainsi duffel-coat bleu, robe de cocktail dos nu ou pantalon de grossesse.  Mais restant chez soi tout est possible : regarder YouTube, La Pat' Patrouille, les infos, les chiffres, de vieilles photos pour regarder les uns et les autres, penser emprunter de l'argent, porter le deuil. Tomber amoureux de la charmante bouche d’un homme. Enfin, elle traverse aussi les terrasses et districts du Londres des années 80, les larges rues de Boston où les blocs de glace ressemblent à des Brancusi. Dans chaque lie où rien n'est trop insignifiant ou disgracieux pour retenir son attention.

La créatrice lèche parfois des ruines sans se souvenir de ce qui fut, un frisson d’invisible contre sa peau. De fait, elle n’oublie jamais rien  tout à fait. Elle se  laisse glisser en un pli de brume qui s’efface d’un baiser de sel et elle devient limon même s’il existe une faille, juste là, au bord des lèvres entre le cri et le silence.

Dans un tel livre, les mots arrivent comme des chevaux sans rênes, hésitent, trébuchent, se fracassent contre l’indicible, mais ils sont parfaitement écrits, cherchant à creuser dans l’ombre une empreinte qui refuse de tenir. S’y saisit une  flamme,  un vertige suspendu dans l’air, une brûlure qui refuse de laisser des cendres. 

Hannah Sullivan écrit, écrit encore dans une fièvre qu’aucun châssis ne saurait tenir et une ébauche qu’elle  ne termine jamais pleine d’une absence qui le brûle. Bref elle  tend sa main avalée par la gravité du monde. Il y a dans chaque texte un choc :  l’auteure est là et voit partout jusque dans les flaques qui bouillonnent sous la pluie, dans le hurlement muet des fenêtres ouvertes à l’abîme. Son ombre marche derrière elle, jamais entière, fracturée, éclatée

∗∗∗

Joël Vernet : émerveillements

Quoique fidèle à un de ses titre : L’oubli est une tâche dans le ciel, Vernet rassemble toujours les signes du monde qu’il fait sien même si de l’image de la vie il fait de sa poésie  un  interminable journal inachevé, inachevable ».

Le réel seul y est suggestif et semblable  aux images qu’en de nombreux voyages sur les terres d’Afrique le poète a saisies mouvantes, fuyantes et presque innommables. Contre la vie immobile chacun de ses textes se veut la synthèse provisoire de ce que voient les yeux là où le sable rejoint les pierres et où un fleuve dessine ses méandres. Il est donc toujours nécessaire de s’attarder pour retarder les adieux.

Errant pas excellence, Vernet fait un art de  sa contemplation infatigable. D’autant que chez lui agit comme un rabot. Ses textes, fragments d’esprit,  deviennent des copeaux enlevés du Dehors pour nourrir sa maison de l’être. Tour se passe ici comme s’il n’a plus de paroles à proférer : »Je peux et sais enfin me taire. Je puise l’encre dans le dernier silence. Désormais, le Dehors est un soleil écrivant tous les livres à ma place. »

Celui-ci est le dernier, et comme souvent il est le fruit et la conséquence de ses voyages. Après la Syrie et l’Afrique ses copeaux  se sont accumulés ici au fil de trois années de flânerie dans les paysages hivernaux des Balkans.

Comme toujours l’écriture retient ce que ses yeux voient. Des phrases de lumière  sont tirées de l’ombre de l’existence et des clameurs du monde. Et ce  livre empêche de croupir. La poésie doit retenir les couchers de soleil, les éclats d’âme et elle fait des autres des  compagnons de voyage. Et par exemple « Quelques larmes sur les joues d’une vieille femme, la lumière argentée qui tinte dans les arbres à cette seconde où un éclat m’apporte tout. ». Il s’agit de partager avec elle la plus haute ferveur et l’insupportable ennui, le pain, les jours, bref un ordinaire. 

Joël Vernet, Copeaux du dehors, llustrations de Vincent Bebert, Fata LMorgana, Fontfroide le Haut, 144 p., 25 €.

Ce livre  est donc une nouvelles suites de retrouvailles, et le celui des regards. S’y repèrent les envie de ciels limpides, de temples, de bordels, de nuits à la belle étoile, de quelques amours furtives aux chambres défaites. La poésie de Vernet y interroge en permanence le réel, balaie les illusions, métamorphose ce que l’œil sait retenir et, éduqué, celui-cu donne à la beauté un  visage : buriné de brèches et de veines lourdes à mesure que le temps passe.

Présentation de l’auteur

Hannah Sullivan

Née en 1979, Hannah Sullivan est une universitaire et poète britannique. Sa thèse sur le modernisme en littérature, The Work of Revision (2013), a été couronnée du Rose Mary Crawshay Prize et du University English Book Prize. Elle est professeure associée de littérature britannique à l’université d’Oxford.

Trois poèmes a été récompensé du T. S. Eliot Prize.

© Crédits photos Teresa Walton

Bibliographie 

Trois poèmes, 2018.

Etait-ce pour cela, 2024.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Joël Vernet

Joël Vernet est un écrivain et poète français.

Dès les années 1970, il entreprend plusieurs voyages à travers le monde. Il rencontre l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ à Abidjan, qui l’invite - sans succès - à se convertir à l’islam. Il vit alors à Treichville, quartier populaire d’Abidjan. C'est l'époque de ses premières tentatives d’écriture. Dans les années 80, il voyage en Égypte et au Soudan et commence à produire des émissions pour France-Culture. Dès 1988, il commence à publier ses premiers livres grâce à Michel Camus et Claire Tiévant chez Lettres Vives, Bruno Roy, directeur des Éditions Fata morgana. A l’automne 1997, il séjourne trois mois à Montréal, à l’invitation de l’Agence Rhône-Alpes du livre et de l’Union des écrivains québécois. Il vit pendant deux ans à Alep à partir de l’automne 1999, découvrant l’Est de la Turquie et le désert syrien.

En 2001, il obtient la bourse d’année sabbatique du Centre National du Livre pour l’ensemble de son œuvre. Il retourne au Québec en 2003 à l’invitation de la Maison de la Poésie de cette ville. En avril 2004, il est invité par le service culturel de l’Ambassade de France au Bahreïn pour une série de lectures et conférences et en 2005, il publie avec des photographies de Michel Castermans, "La Montagne dans le dos, Impressions du pays dogon", livre qui traduit des années de voyages dans cette partie du monde.

En octobre 2007, il réalise un livre à huit mains avec le peintre Jean-Gilles Badaire, les photographes Bernard Plossu et Daniel Zolinsky. Une exposition a lieu au même moment à La Fabrique du pont d’Aleyrac (Ardèche) ; le livre "Chemins, détours et fougères, un tour du monde en Ardèche", témoigne d’une véritable aventure de création.

Bibliographie 

  • J'ai épuisé la ville, Éditions Brandes, 1985
  • Lettre de Gao, Lettres Vives, 1988
  • Lâcher prise, Noël Blandin, 1992
  • Lettre d'Afrique à une jeune fille morte, Noël Blandin, 1992
  • Lettre à l’abandon dans un jardin, Fata morgana, 1994
  • Totems de sable, Fata morgana, 1995
  • La main de personne, Fata morgana, 1997
  • La vie nue, Lettres Vives, 1997
  • Petit traité de la marche en saison des pluies, Fata Morgana, 1999 ; et rééd.
  • Les jours sont une ombre sur la terre, Lettres Vives, 1999
  • Lettre pour un très lent détour, Voyages au Mali (Photographies Bernard Plossu), Éditions Filigranes, 1999
  • Le silence n'est jamais un désert, Lettres Vives, 2000
  • Sous un toit errant, Fata morgana, 2000
  • Au bord du monde - Entre Haute-Loire et Lozère, éditions du Laquet, puis Éditions Tertium, 2001
  • La journée vide, Lettres Vives, 2001
  • Lettre d'Afrique à une jeune fille morte, Fata morgana/Cadex, 2002
  • La nuit errante, Lettres Vives, 2003
  • Lâcher prise, Escampette, 2004
  • La lumière effondrée, Lettres Vives, 2004
  • François Augiéras, l'aventurier radical, 2004
  • Visage de l'absent, Escampette, 2005
  • La montagne dans le dos, Impressions du pays dogon (Photographies Michel Castermans), Éd. Le Temps qu'il fait, 2005
  • L'abandon lumineux, Lettres Vives, 2006
  • Chemins, fougères et détours. Un tour du monde en Ardèche, La Part des Anges, 2007
  • L'homme de la scierie sous la pluie, Circa 1924, 2007
  • Une barque passe près de ton seuil, La Part Commune, 2008
  • Le désert où la route prend fin, Escampette, 2008
  • Marcher est ma plus belle façon de vivre, La Part des Anges, 2008 ; rééd. L'Escampette, 2014
  • Celle qui n'a pas les mots, Lettres Vives, 2009
  • Le regard du cœur ouvert, Des carnets (1978-2002), La Part commune, 2009
  • Le Séjour invisible, Escampette, 2009
  • L'ermite et le vagabond, Escampette, 2010 - ouvrage autour de François Augiéras
  • Pourquoi dors-tu, Jonas, parmi les jours violents, La Part commune, 2011
  • Vers la steppe, Lettres Vives, 2011
  • Journal fugitif au Moyen-Orient, Vers Alep, Photographies de Françoise Nuñez et Bernard Plossu, Le Temps qu'il fait, 2012
  • Rumeur du silence, Fata morgana, 2012
  • L'instant est un si bref éclat, Circa 1924, 2013
  • Si un cobra vous regarde dans les yeux, Conte malien et autres diableries, Tertium Éditions, 2013
  • Les Petites Heures, Lettres Vives, 2014
  • Cœur sauvage, lettre à Marina Tsvetaeva, L'Escampette, 2015
  • Nous ne voulons pas attendre la mort dans nos maisons, mini zoé, Éd. Zoé, 2015
  • L'Adieu est un signe, Fata morgana, 2015
  • La vie tremblante, hommage à Christian Dotremont, Le Paresseux éditeur, 2015
  • Lettre ouverte à un marcheur déraisonnable, Le Réalgar, 2016
  • La vie buissonnière, Fata morgana, 2017
  • Nous partons tous, Epopée pour le théâtre, La Rumeur libre, 2018
  • Terres nues, Photographies de Jean Hervoche, Editions de juillet, 2018
  • Le silence du soleil, (Peintures de Jean-Gilles Badaire), Le Réalgar, 2018
  • Carnets du lent chemin. Copeaux (1978-2016), La Rumeur libre, 2019
  • L'oubli est une tache dans le ciel, Fata morgana, 2020
    Prix Heredia 2021 de l'Académie française.
  • Mon père se promène dans les yeux de ma mère, La Rumeur libre, 2020
  • La nuit n'éteint jamais nos songes, Lettres Vives, 2021
  • Marcher est ma plus belle façon de vivre, Éditions la rumeur libre, 2021
  • Vivre, cette splendeur sauvage, Entretiens, La rumeur libre, 2023
  • Œuvres poétiques1, Voir est vivre, (Poèmes et petites proses, 1985-2021) La rumeur libre, 2023
  • Regard perdu, Pour dire une photographie de MariBlanche Hannequin, Les petites allées, 2023
  • Journal d'un contemplateur, dessins de Vincent Bebert, Editions Fata morgana, 2023
  • Copeaux du dehors, dessins de Vincent Bebert, Editions Fata morgana, 2025

Préfaces/postfaces, ouvrages collectifs

  • Pays du Sahel (dir. Joël Vernet), Éd. Autrement, 1994
  • Le pays d'en haut photographies de Jean-Luc Meyssonnier, Éditions du Chassel, 2011 (Texte)
  • Dictionnaire impertinent du pays de Saugues en Gévaudan, Bernard Lonjon, Éditions du Roure, 2015 (Préface)
  • Un printemps sans vie brûle, avec Pier Paolo Pasolini, Éditions La Passe du vent, 2015 (Texte)
  • J'ai cessé de me désirer ailleurs, pour saluer André Breton, Éditions La Passe du vent, 2016 (Texte)
  • La Haute-Loire, de toute façon, Éditions à Hauteur d'Homme, 2017 (Préface)
  • Les couleurs du silence, Laurent Haond, Editions du Chassel, 2019 (Préface)

Poèmes choisis

Autres lectures




Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique

Quand les mots ne tiennent qu’à un fil semblent n’évoquer que la fragilité et la temporalité du verbe dispersé en particules de vie, Catherine Pont-Humbert nous surprend par un sous-titre qui reprend en mains leur aventure conjointe, Une épopée poétique. Serait-ce le secret de la lumière qui peut être perçu comme corpuscule ou comme onde. 

Ce qui plane pour polliniser l’espace et ce qui crée le vol des migrants. Il y a continuellement ce va-et-vient entre le timbre (tremblement du mot) et l’écriture qui nous emmène dans ses propres voies, aussi inexplicables soient-elles, à travers l’ampleur magnétique de ce que l’on nomme poésie.

Les mots se cognent les uns aux autres… pour écrire l’histoire de nos aïeux. Que voir à travers la percussion surprenante de l’émotion et des éclats de quotidien, la racine séculaire : liberté au bord du chaos jusqu’à la continuité de l’individu qui fait cause commune, mais secrète, avec sa tribu.Une longue séance de mots biffés contient le vide, se heurte aux frontières du dicible. Et c'est là qu'entre en scène la poésie de nulle part, de toutes parts.

J'ai lu avec lenteur et quelques sauts temporels ce beau livre d'équilibriste du mot, du son/sens et des sentes de l'être. Belle et surprenante promenade dans le tremblement et les modulations de la voix. Ce livre qui est aussi porté par le tissage de couverture de Pierrette Bloch, entremêle avec bonheur l’aléatoire de la création artistique et l’objet qui n’est jamais final mais fenêtre sur l’espace. La poésie étant une tentative d'aller vers la vraie vie qui n'est pas la littérature en soi mais la quête, la surprise. La littérature se fait sans le vouloir, au fond ! Elle précède le vrai silence qui vient au bout des mots.

Catherine Pont-Humbert, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique, éditions la Tête à l’envers, 2025.

Présentation de l’auteur

Catherine Pont-Humbert

Catherine Pont-Humbert est écrivaine, poète, journaliste littéraire, lectrice et conceptrice de lectures musicales.

Productrice à France Culture de 1990 à 2010, elle y a réalisé de très nombreux grands entretiens (« A voix nue ») et documentaires. Depuis, elle programme et anime des rencontres littéraires à l’occasion de festivals de littérature en France et dans des pays francophones.

Elle est titulaire d’un doctorat de lettres modernes portant sur la littérature du Québec qui lui a valu une bouse de recherche du Conseil des Arts du Canada. Elle a vécu à Montréal.

Elle est par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue Apulée (dirigée par Hubert Haddad) depuis sa création, membre de l’équipe du Festival de poésie de Sète, et membre du comité de direction du PEN Club français.

Bibliographie 

Elle est l’auteur d’essais, de récits, et de livres de poésie. Elle a notamment publié Carnets de Montréal, éditions du Passage, 2016, La Scène (récit), éditions Unicité, 2019, Légère est la vie parfois (poésie), éd. Jacques André, 2020, Les Lits du monde (poésie), éditions la rumeur libre, 2021, Chemins (livre d’artiste avec des encres de Jean-Luc Guinamant), éditions Transignum 2022, Noir printemps (poésie), éditions la rumeur libre, 2023, Quand les mots ne tiennent qu’à un fil. Une épopée poétique (prose poétique), éditions La tête à l’envers, 2025 (prix Vénus Khoury-Ghata, première sélection du prix Mallarmé).

Sa poésie est parue en revues (Apulée, Les cahiers du sens, Siirden, Verso, Concerto pour marées et silence, Recours au poème), dans des anthologies (« Feu » éditions Henry, « Du corps du poète au corps poétique » jeudidesmots.com, « Europoesia », « l’Athanor des poètes », « Voix vives de Méditerranée » …). Elle est régulièrement invitée dans des festivals de poésie en France et à l’étranger.

Autres lectures

Catherine Pont-Humbert, légère est la vie parfois

 « En ce temps-là mon nom / n'avait pas encore été prononcé / La poésie dormait dans les limbes » : à cette origine dans « l'ombilic des limbes », Catherine Pont-Humbert rend grâce en renouant avec la [...]

Catherine Pont-Humbert, Noir printemps

Rester présent aux pulsations du monde, vivre un corps à corps fébrile avec chaque instant, l’accueillir dans la subtilité de toutes ses nuances… Car chacun de nous appartient à cette vie, avec sa [...]

Au fil des mots : Rencontre avec Catherine Pont-Humbert

Catherine Pont-Humbert est une voix singulière dans le paysage poétique contemporain, dont la sensibilité et l’engagement se révèlent à travers une écriture à la fois raffinée et audacieuse. Figure incontournable pour ceux qui, [...]




Roger Aïm, Julien Gracq Nora, une passion surréaliste

Roger Aïm est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Julien Gracq , Julien Gracq Nora, une passion surréaliste est le quatrième, il y aborde un aspect peu connu, tant Julien Gracq se voulait discret sur sa vie intime.

En couverture du livre, un très beau portrait de Julien Gracq à sa fenêtre, soulevant le voilage et regardant discrètement au loin ; ce portrait semble être la métaphore visuelle de ce que va révéler cet ouvrage : soulever un peu de ce voile qui a recouvert la vie amoureuse de l’ «  ermite », de ce « Grand silencieux » que fut Julien Gracq, comme le rappelle Irène Frain dans la préface :  «  Un homme sans histoires en somme, et tout spécialement sans histoires d’amour. A la fin des années 1980, pourtant, dans les milieux littéraires parisiens, circulait la rumeur que la vie de Gracq n’avait pas été exempte de passions ravageuses et l’on citait obstinément le nom d’une femme, celui de Nora Mitrani, au grand désespoir, murmurait-on aussi, de l’auteur du Rivage des Syrtes ».

L’auteur dresse les biographies croisées de Julien Gracq et de Nora Mitrani, deux trajectoires en parallèles mais qui se rencontreront, ils sont à la fois singuliers et complémentaires. Le surréalisme au cœur de la rencontre, comme l’indique le sous-titre « Nora, une passion surréaliste ». Un sous-titre à double interprétation, Nora incarne cette figure féminine surréaliste et se passionne pour ce mouvement, Nora et sa passion pour le surréalisme, mais aussi Nora la passion cachée de Julien Gracq, une passion qui n’aurait pas pu naître sans le lien qui les unissait à ce mouvement.

L’empathie de l’auteur est évidente pour ces deux personnalités si différentes de tempérament et si proches intellectuellement, animées d’une curiosité littéraire commune, curiosité que cette « terra incognita » surréaliste incarnera pour eux deux et dont ils se rapprocheront, tous deux attirés par la figure de André Breton dont ils furent proches, avant même de se rencontrer.Le biographe Roger Aïm est allé à la recherche de cette liaison si discrète qui a uni Julien Gracq et Nora Mitrani, une biographie très documentée.

Roger Aïm, Julien Gracq Nora, une passion surréaliste, Editions Infimes, 2024, 90 pages, 12 €.

L’intérêt de cette double biographie, c’est de mettre en lumière Nora Mitrani, trop longtemps restée dans l’ombre des figures tutélaires du surréalisme. Nora féministe, libre, passionnée d’art et de littérature. Elle qui avait perdu beaucoup de membres de sa famille en déportation, fut en quête d’une famille littéraire et spirituelle. Ses rencontres la feront cheminer du catholicisme au trotskisme, puis au surréalisme avant de flirter avec l’anthroposophie, puis la maladie venue et la mort approchant, retrouver le catholicisme de ses années d’étudiante.

Muse et compagne de  Hans Bellmer pour qui elle incarna la femme érotique, elle trouvera auprès du discret  Julien Gracq une relation affective et intellectuelle stable tout en gardant la liberté à laquelle elle était plus que tout attachée. Liberté à laquelle l’un et l’autre tenaient, leur attirance commune pour le mouvement surréaliste ne fera pas d’eux des disciples inconditionnels. Tout en révélant une femme de lettres méconnue, Roger Aïm éclaire, certains aspects de la vie de Julien Gracq, à la lumière de cette rencontre improbable tant il y avait de divergences, pour l’un le conservatisme, les habitudes, le goût du retrait et de la solitude et pour l’autre le goût de l’engagement, de l’aventure et des rencontres.

 Si pour eux : « L’essentiel se joue dans l’absence », ils vivront cependant une relation faite pour durer, une relation de 8 ans respectant la liberté de l’un et de l’autre. Jusqu’à la fin, Julien Gracq restera aux côtés de Nora, jusqu’au 22 mars 1961, elle n’avait que  quarante ans !

Présentation de l’auteur

Roger Aïm

Roger Aïm, Ingénieur et auteur français, a fait toute sa carrière dans l’industrie aéronautique et spatiale. Chargé d'enseignement à l'université Nice Sophia Antipolis, il a œuvré au sein de plusieurs associations pour le rapprochement « Ecole-Entreprise ». Passionné de littérature et fervent admirateur de l'œuvre de Julien Gracq, il consacre désormais son temps à l’écriture.

Bibliographie

Julien Gracq, 3 rue du Grenier à Sel, Portaparole, 2012 (traduit en italien, Julien Gracq, L’ultimo dei classici, Portaparole, 2014)

Julien Gracq – Jour d’octobre, Christian Pirot, 2016.

Histoire d’un refus – Julien Gracq, prix Goncourt 1951, La Simarre, 2020.

Poèmes choisis

Autres lectures




Kamel Bencheikh, Porter le poids de la douleur qui rampe

Ne pas disparaître. Affronter l’heure nue,
la sentir peser sur la peau comme une lame,
sans fuite, sans rêve creux,
sans ces échappatoires tissées d’ombres.
Laisser l’instant cogner,
qu’il frappe jusqu’à l’os,
qu’il creuse dans la chair ses racines brûlantes,
sans esquive, sans détour.

Ne pas s’abandonner aux mirages du répit,
ne pas tendre la main vers le mensonge des heures douces.
Tenir, figé sous la lumière crue,
étranglé par le silence,
sans ciller, sans ployer sous la douleur qui rampe,
qui s’infiltre et scelle les lèvres.

Dans cette attente sans fin,
être arraché à soi-même,
dépouillé de tout,
jusqu’à ne plus sentir que la morsure du vide,
être jeté là, chose inerte, chiffon délaissé
que le vent ne soulève même plus.

Respirer malgré tout,
traverser le labyrinthe de l’agonie,
avancer sans repères,
dans l’épaisseur étouffante d’un temps qui se referme,
qui broie, qui nie,
et pourtant, ne pas tomber,
ne pas crier, ne pas demander grâce.

Porter l’heure jusqu’à son dernier battement,
jusqu’à ce point de non-retour
où la douleur, fendue en deux,
délivrera enfin sa vérité intacte,
sa voix brutale et pure,
sa dernière lueur inviolée.

Les âmes froissées de l’automne

Un souffle glacé racle la nuit,
lente morsure du soir d’automne,
où l’ombre s’étire, déchire le ciel,
où la lumière vacille, en proie aux cendres.

Au-dessus, des nuages fauves,
gonflés d’incendies et de spectres,
s’accrochent aux étoiles en lambeaux.
Des anges déchus y errent,
les ailes noircies de cendres,
les visages fendus de songes avortés.
Des cauchemars rampent sous leurs pas,
griffant la chair du vent.

Le passé cogne aux vitres,
insistant, indélébile,
ruisselle sur les murs comme une pluie froide,
s’accroche aux épaules, murmure son poids.
Le présent vacille sur un fil trop mince,
en équilibre au bord d’un gouffre sans nom.
Et l’avenir ?
Peut-être une fenêtre brusquement ouverte,
un appel d’air, une fuite,
ou juste un mirage, un leurre dans la brume.

Un souffle glacé traverse la nuit,
et sous lui, les feuilles,
ces âmes froissées de l’automne,
tremblent, s’accrochent,
mais déjà se détachent,
fragiles, si fragiles,
avant de sombrer dans le silence.

 

Au creux de tes yeux

Doucement, au creux de tes yeux,
je me suis abandonné,
glissé sans bruit dans l’ombre liquide,
me noyant sans lutte, sans retour.

Le temps s’effilocha en un sifflement léger,
comme une lame d’air sur la peau,
comme une promesse oubliée avant d’être dite.
Au-dessus, des flottes de nuages,
sombres navires errants,
filèrent sans jeter l’ancre,
sans laisser d’empreinte sur l’azur effacé.

C’était il y a mille marées,
tant de saisons fanées,
tant de soleils épuisés.
À force de fouiller les vestiges,
de poursuivre des ombres sur le sable mouvant,
on se lassa de chercher,
de croire qu’un jour, quelque part,
la trace de nos pas surgirait intacte.

Les vagues roulent encore,
pures, indifférentes,
sculptant d’un frisson la peau de l’océan.
Mais l’eau elle-même,
dans ses profondeurs impénétrables,
ne saurait deviner l’ombre immobile,
le silence enseveli,
la paix obscure
qui repose au fond de ma mer.

Je meurs, étranger à la mort

La nuit, encore une fois la nuit, elle revient, souveraine et absolue, détentrice d’une sagesse
obscure qui s’infiltre dans mes veines comme un poison lent.

Elle enlace le monde d’une caresse silencieuse, d’une étreinte brûlante et funèbre, comme la
main invisible de la mort qui frôle sans emporter, qui éveille avant de condamner. Un instant
d’extase suspend mon souffle, moi, l’héritier secret des jardins interdits, celui qui a effleuré
l’ombre sans jamais posséder la lumière.

Des pas résonnent, des voix chuchotent, loin, tout au fond, du côté maudit du jardin. Des rires
éclatent derrière les murs, fantômes d’une fête qui n’a jamais eu lieu. Ne crois pas qu’ils soient
vivants. Ne crois pas qu’ils respirent. À tout moment, la faille dans la paroi, le frisson du vide,
et la fuite soudaine du petit garçon que j’étais, pieds nus sur la pierre froide, traqué par une
menace informe.

Il pleut des sourires de papier froissé, des éclats de couleurs fanées que le vent disperse en
silence. Les couleurs parlent-elles ? Et les images en cendres ? Non, seules les dorures
murmurent des vérités, mais ici, il n’y en a aucune. Ici, tout est absence, un oubli sculpté dans
la pierre.

J’avance, et les murs rétrécissent, se rapprochent inexorablement, se ferment sur moi comme la
gueule d’un piège ancien. Toute la nuit jusqu’à l’aurore, j’ai murmuré à voix basse comme une
prière inachevée : si je ne l’ai pas connu auparavant, c’est que son heure n’était pas venue.
J’interroge. Ma voix se dissout dans l’espace. Déjà, plus personne ne m’écoute.

Je m’efface. Je meurs, étranger à la mort. Et pourtant, quelque chose demeure, un souffle, un
dernier spasme, car le langage de l’agonie n’appartient qu’aux vivants. J’ai laissé s’échapper le
pouvoir de métamorphoser l’interdit. Ils sont là, tapis derrière les murs, respirant sourdement,
guettant le moindre frisson de ma voix. Mais dire ma route, dévoiler l’empreinte de mes pas,
m’est défendu. Toi qui écoutes encore dans le silence intact de ta solitude, regarde : ces murs
sont nus, arides comme une plaie ancienne. Ici, la pierre règne, stérile et immuable. Aucune tige
ne brisera l’attente, aucune fleur ne viendra défier l’oubli.

Aucune main ne viendra briser le sortilège. Et pourtant, au zénith de l’allégresse, une mélodie
insaisissable a percé le silence, un chant venu d’un ailleurs inconnu, tranchant et sublime
comme une blessure ouverte. Oh, si seulement je pouvais ne vivre que d’extases, façonner le
poème dans la substance même de mon être, payer chaque vers de ma chair, chaque mot du prix
brûlant de mes jours et de mes veilles, livrer tout mon souffle au verbe incandescent, à la parole
qui se consume et se donne, offerte en holocauste dans le rituel ardent de l’existence et de
l’amour.

Les yeux de celle qui m’écrit

Soudain, des ombres fendent la surface,
plongeurs muets glissant sous les eaux hostiles,
avalés par l’abîme comme des éclats de nuit.
L’œil fixe, cloué à l’invisible,
le souffle arraché, broyé par la pression du vide,
ils s’enfoncent, lents et implacables,
au rythme étiré d’un temps déformé,
secondes distendues, brûlantes,
vertige infini où les siècles s’écoulent en silence.

Nous sommes avec eux, liés par le poids de l’attente,
chaque battement de cœur un écho du leur,
chaque pensée tendue vers l’ombre mouvante.
Nous rassemblons nos forces,
nous nouons nos volontés en un seul fil,
un seul souffle retenu,
un seul appel muet jeté dans les profondeurs.

Ici, sur la terre ferme,
nous restons suspendus entre ciel et sol,
entre nuages et poussière,
entre écume et rosée,
dans cette frontière fragile entre espoir et naufrage.
Nous guettons l’instant où le silence se brisera,
où l’inconnu rendra son verdict,
où le dernier frisson des eaux parlera enfin.

Et vous comprendrez,
vous qui revenez ou disparaissez,
vous saurez ce que murmure le courant :
la seule issue est par les yeux de celle qui m’écrit.

 

Et la vie qui rugit

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fendant le cercueil du silence,
Retournant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouffante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souffle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main tendue, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui déferle dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui percent la pierre.
On renaît parfois d’un nom murmuré,
Naissant une seconde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suffisent, un frisson de terre,
Une saison inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

 

Les heures à venir

L’amour ne s’élance pas, il t’enlace,
un cercle invisible, un piège mouvant.
Tu tournes, il serre, il t’absorbe,
il glisse sous ta peau pendant que tu t’infiltres en lui,
cherchant une issue dans ses veines brûlantes.

Ton regard s’enfonce dans la matière du monde,
mais le monde est un iris, une pupille béante
qui m’épingle, me traverse, m’efface.
Vois, il se resserre, ce jour naissant,
un point unique où je ne suis plus moi,
où tout devient œil braqué sur toi.

Complice de mes nuits, ombre de mes fièvres,
lumière aveuglante et lame affûtée,
tu avances, incertaine, dans un tout fendu,
un univers complet, mais brisé en deux.

Et déjà, quelque part entre ciel bas et pavés mouillés,
Bruxelles attend, comme un carrefour scellé d’échos,
un battement suspendu, une promesse enfouie
dans le gris tremblant des heures à venir.

Celle qui retient mon ombre

L’enfance, foudroyée en plein vol, grave comme une sentence scellée, abandonnée aux bras
morts des jouets, aux visages de cire, aux idoles creuses qui gisent, complices muettes d’un
pacte sans mots entre moi et l’antre du vertige, là où dort, sous une terre souillée, le butin volé
à mes premières fièvres.

Ne cherche rien d’autre qu’un frisson, et cède, cède à la morsure, laisse la douleur se dresser,
se parer d’éclats trop purs pour être vrais, taper aux portes du gouffre, hurler sans écho.

Nous avons porté la croix des fautes jamais commises, nous nous sommes agenouillés devant
des spectres, nous avons expié le crime des songes.

Pour des ombres, pour du néant, nous avons saigné.

Je veux rendre hommage à celle qui retient mon ombre, celle qui arrache au silence le désastre
effondré sur mon monde, qui défie la nuit d’un seul regard et me sauve de l’oubli.

Un monde repeint de sève

Voix éclatée dans la nuit scellée,
Éclair fendant le cercueil du silence,
Retournant la terre morte sous mes paupières closes.
Ombre étouffante, chape de plomb,
Noir comme un puits où le souffle s’éteint,
Il n’y avait plus d’issue, plus d’horizon.
Quelle force a brisé la gangue du néant ?
Une main tendue, un cri d’aube,
Et soudain, l’air qui déferle dans mes poumons.

Voici l’éclat d’un monde repeint de sève,
Éparse lumière qui s’accroche à mes cendres,
Racines révoltées qui percent la pierre.
On renaît parfois d’un nom murmuré,
Naissant une seconde fois dans un regard,
Ivresse soudaine d’un cœur remis à flot.
Quelques mottes suffisent, un frisson de terre,
Une saison inscrite dans tes paumes,
Et la vie qui rugit, enfin debout.

Présentation de l’auteur

Kamel Bencheikh

Kamel Bencheikh est né à Sétif en Algérie et vit depuis ses 18 ans à Paris. Il a été ingénieur structures dans le bâtiment et a travaillé comme expert après sinistres près les compagnies d’assurances. Militant universaliste, il a été à l’initiative de l’Appel pour la laïcité en Algérie.

© Crédits photos Alain Barbero

Bibliographie 

  • Jeune poésie algérienne, anthologie de la poésie algérienne de langue française, Editions Traces
  • Prélude à l'Espoir, poèmes, Editions Antoine Naaman, Canada
  • Ogive, poèmes, Artère
  • Poètes algériens de langue française, anthologie, Magasin Général éditeur
  • Hommes rocailleux, CELFAN, Philadelphie
  • Les années Boum, ouvrage collectif sous la direction de Mohamed Kacimi, Chihab éditions
  • La Révolution du sourire, ouvrage collectif, éditions Frantz Fanon
  • Tout en haut, poèmes, monotypes de Latifa Bermes, Les Refusés
  • La Reddition de l'hiver, nouvelles, éditions Frantz Fanon
  • L'Impasse, roman, éditions Frantz Fanon
  • Histoire d'un jour vide, poèmes, Les Refusés
  • Là où tu me désaltères, poèmes, préface d’Olivier Thirion, Encres d’Arezki Metref, éditions Frantz Fanon
  • Missive du désert d'El Kantara, poèmes, Les Refusés
  • Les rues de Paris, poèmes, Café Entropy
  • Un si grand brasier, roman, Éditions Frantz Fanon
  • Printemps de lutte et d’amitié, poèmes, Éditions Kaïros
  • L’islamisme ou la crucifixion de l’Occident – Anatomie d’un renoncement, essai, préface de Stéphane Rozès, Éditions Frantz Fanon

Autres lectures




Harry Szpilmann, Les Corps incandescents

            Du poème considéré comme acte révolutionnaire nous exigeons ceci : un nouvel
incendie dans l'ordre du sensible, cyprès, améthystes et cytises embrasés en plein cœur.
Alliages intensifiés dans la composition des corps, l'alignement des fluides sur la solaire
ascension. Une plus-value vitale.

            À l'épicentre comme aux pourtours la résurgence des sèves encore jeunes, l'activation
des fleuves dans le réseau surchauffé du souffle. Le souffle. Le souffle plein, total, iridescent.
L'immense et l'incommensurable dans l'éclat tout-puissant du plein jour.

            L'affinité privilégiée des astres, des orchis et des geais lorsqu'ils se confondent
absolument avec leur chant ; la terre lorsqu'elle prend part à l'absolu.

            Être de ce chant.  

 

Comment savoir sans se risquer
à son appel que le poème ne promet
rien qu'une furieuse danse de gouffres,
un firmament rêvé que vient crever 
la battue artésienne des mots, que
chaque vocable - hyène ou murène,
vif ou sanguin - porte la voix au point
d'ébullition, le désespoir jusqu'à saturation ;
que cette croisade contre le rien
creuse dans le corps des fleuves obscurs,
des fleurs fiévreuses, de démentes
résonances ne conduisant à rien
qu'à ce réseau de nerfs striant
le corps ardent, le ciel vacant.  

Parfois tu te trouves confronté
à ce silence sans rives et sans confins
et qui serait du ressort de la nuit,
ce silence que tu sens perler
sur le bout de ta langue comme
des îlots à la dérive, comme gouttes
de sang fusant dans les abîmes du temps,
et pour lequel la langue serait
d'insuffisante lumière quand bien même
pulse en ton plexus tout le souffle condensé
de l'enchantement ; car pour ce dire
il te faudrait grammaire d'étoiles et
syntaxe océane, des strophes illimitées
toutes torsadées d'un feu à faire s'embraser
les lointains furtifs du poème.

Cela commencerait, si commencement
il y avait, par un battement, une
vibration, n'importe quel élément,
l'air ou la terre, l'eau et le feu,
faisant sauvagement irruption
par les gouffres désaxés du corps
et l'assiégeant, par vagues se propageant,
par l'infinie, l'insondable fêlure que nous
nommons désir et qui est tout
aussi bien un espace bleu et démuni
qui se met à brûler, se consumer,
en butinant la fine fleur du présent.

 

On ne sait pas très bien,
un quelque chose comme un
grondement de basse fréquence
du côté des racines, comme un élan
sans cause identifiable du côté
des soleils, et qui progresse et se renforce,
soulève la plèvre, enclenche
les cordes vocales en attisant
la forge des mots, ce quelque chose
comme l'être tressaillant en bord
d'abîme et qui avant de vivre
ou de mourir une première fois,
expire - et tout le corps devient
espace océanique et c'est le chant
qui roule en nos artères et pulvérise
notre réserve jusqu'à nous rendre
lumineux et déments,
illimités.

 

Turbulences encore loin, encore
inconcevables comme d'inorganiques
craquements de nuit dans le système
hydraulique du cœur qui par marées
par subversion par disruption dérèglent
l'éclatante machinerie du corps
avant que l'impensable, que l'innommable
n'endiguent flux et reflux vers la place forte
de la passion, vers la crête cristalline
de la folie et qu'en la lumineuse spirale
de l'air ne se mettent à danser
les particules d'un feu qui sont
les pétales du poème en devenir.

D'où cela vient-il alors puisque
ces eaux surgissent comme d'un
non-lieu, ou de la nuit informulée
dans la doublure d'une autre nuit,
laquelle erre aléatoire et neutre
par les nervures assoiffées du langage,
et que nul ciel n'y prend racine,
nulle source palpable, nul sol
avide de semaisons, et qu'à l'encontre
de tout espoir de toute logique,
néanmoins en surgissent ces signes
comme des astres séditieux  
dilapidant leurs éclats et leurs cris
par les brèches écarlates de notre voix.

 

Mouvement d'approche autant
que de se sentir touché en son centre
irradiant d'uranium lorsque le sang
lunaire aimante les mots comme
métal exalté, chimie ondulatoire des corps
et des affinités ; de l'humus à la bouche
la nature vibre de tout son long
et il n'y a d'autre mystère que cette mer
immatérielle et diaphane jointant
les pôles en un seul corps et puis
cette houle qui se démène comme une
lumière assoiffée d'impossible - langue
centrifuge inaugurant son ciel
par la force de l'éclat.

Parce qu'il y a le langage
et qu'en nos os, qu'en nos expirations,
sa mécanique interne imprime
des rythmes des tensions des orages
qui ne nous ressemblent pas, ne nous
transportent pas ; des mots comme
des fers des lames des instruments de lestage
alors que de tout notre être nous
n'aspirons qu'à voir les eaux
de la langue se déliter et les soleils rageurs
décrire leurs sulfureuses révolutions
dans les cieux syntaxiques du désir pur,
et d'alors nous lever comme au premier
matin du monde, la bouche en fleur et
transcendés de musique et d'azur.

À l'origine des mots,
de chaque mot qui sur la page pèse
de sa charge de sueur et de sa charge
de sang, des mots vastes comme la mer,
de simples mots aux senteurs de pinèdes,
des mots d'amour des mots marins des mots
comme des embruns sauvages éclaboussant
les aspirations enfiévrées de l'esprit -
à l'origine ce même impondérable,
ce même imprononçable tremblement
lorsque le ciel vacille sur ses assises,
que s'en échappe quelque oiseau dérouté
venant chercher refuge au foyer incendié 
de nos lèvres en émoi.

 

Présentation de l’auteur

Harry Szpilmann

Harry Szpilmann (Belgique, 1980) est l'auteur d'une quinzaine de recueils poétiques dont l'essentiel a été publié au Taillis Pré et au Cormier. Parallèlement à l'écriture, il se consacre à la photographie urbaine et à la musique ambient ; ses albums sont édités par la Daydreams Factory. Enseignant de profession, il a longtemps travaillé à Mexico City où il enseignait la philosophie du cinéma. Il réside aujourd'hui sur les rives du lac Tanganyika à Bujumbura.

Bibliographie 

Sable d'aphasie, Ces espaces à la base, Les rudérales, Liminaire l'ombre, Petite suite désertique, Du vide réticulaire, Genèses et magmas, À la façon de la phalène, Approches de la lumière, À propos de tout et surtout de rien (Aphorismes), Écarts ou les esquives du désir, Fulgor. À paraître prochainement : Chronique de l'éclat, Eléments de la ferveur, La vie fragile.  

 

Autres lectures




Bertrand Belin, La Figure

Taraudeur des mots jusqu’à l’os, jusqu’à la brisure pour en extraire la « substantifique moelle » des images si personnelles qui en élargissent les sens, les affinent et les sculptent, les cernent et les déplient à la fois, dans le pli même des traumatismes de l’enfance que ce récit autobiographique déploie dans les plissements d’une âme et d’une chair d’enfant meurtri certes, mais dont la réécriture adulte ouvre les relectures multiples, du « rhizome » deleuzien au visage d’Alain Bashung « dieu Inca », n’oublie pas jusqu’à l’exégèse de celui qui fut l’auteur, paradoxe des origines peut-être, de la première forme d’autobiographie occidentale qui prend une tournure de conversion spirituelle, Saint-Augustin, auteur des fameuses Confessions, une forme également assez romanesque permettant ici la citation interprète de l’écrivain dans le déchiffrement de ce qui reste d’humain, si humain, le rapport à la Figure tutélaire du Père, pour mieux sauver peut-être le Fils, le fruit de la filiation, « de corps et d’esprit ».

L’élégance des silences, des détours, des blancs ne doivent rien à ceux d’une autofiction dans laquelle le lecteur contemporain pourrait placer aisément, pour se rassurer sans doute, ce récit fondateur, qui aborde avec autant de tact que de lucidité les choses, moins pour évoquer une conversion vers la littérature ou une vocation de chanteur, bien qu’il s’agisse peut-être aussi de cela en creux, dans ce corps-à-corps du personnage, en l’occurrence le narrateur de l’histoire, avec la marque d’une Figure errante, comme on pourrait y lire la folie d’une « Triste Figure », comme une Lettre au père kafkaïenne qui deviendrait dans le drame familial qui se joue avec ces lieux-dits, imposés, l’immeuble, en haut, à l’affrontement, en bas, à l’échappée, cercles d’un enfer secret dont la scène, l’auteur en est conscient, se rejoue dans l’intime de tant d’autres familles, où se nichent autant de sentiments mêlés, de haines et d’amours mélangées, ainsi peut-être que des destins avortés, où la créativité néanmoins demeure, toute une lignée trop humaine, toute une généalogie d’êtres chers, dans laquelle Bertrand Belin a inscrit son écriture, depuis les chansons emblématiques jusqu’aux essais en poésie…

Laissons la parole alors au maître de cérémonie pour tracer cette filiation où la singularité de l’anecdote atteint la grande littérature, l’universalité des univers des lectrices et des lecteurs, où palpite encore la troublante veine d’une mère tant aimée : « De cette généalogie erratique, nous sommes les enfants reconnaissants et désolés. Si ce dernier mot peut être pris au sérieux. L’épopée dans l’intime dont ce fragment couvre un siècle, c’est la poutre sur laquelle je produis quelques cabrioles de mon invention, car invention il y a et invention il doit y avoir, puisque le sens ne se trouve pas dans les faits connus de moi mais dans la lecture que j’en fais, qui est une médecine aussi incertaine mais aussi passionnée que celle qui conduisit le docteur Frankenstein au bout de son geste aberrant. Un siècle, deux guerres mondiales, tout de même. Et je ne parle pas des guerres d’indépendance. Les corons, je passe, la soupe à la grimace, ne rien posséder de sa fichue vie. La première femme de mon histoire avait le nez dans son enfer. Et l’enfer est un monde clos. Il a crevé comme un abcès en même temps que périssant, cette première femme emportait sa douleur. Mais ces choses-là se reforment. Et des enfers, qu’importent qu’ils soient finis, enflent et dissolvent des vies partout tout le temps. Ne voyons pas les choses en grand. C’est minuscule tout ça. Ça tient dans une veine de la joue. Plus mince encore, dans la palpitation de cette veine. »

 Bertrand Belin, La Figure, P.O.L., janvier 2025.

Présentation de l’auteur

Bertrand Belin

Bertrand Belin est un auteur-compositeur-interprète, écrivain et acteur français, né le 7 décembre 1970 à Auray (Morbihan).

© Crédits photos EDGAR-BERG

Bibliographie 

Discographie

Albums solo

  • 2005 : Bertrand Belin, Sterne/Sony BMG.
  • 2007 : La perdue, Sterne/Sony BMG.
  • 2010 : Hypernuit, Cinq7/Wagram Music
  • 2013 : Parcs, Cinq7/Wagram Music
  • 2015 : Cap Waller, Cinq7/Wagram Music
  • 2019 : Persona, Cinq7/Wagram Music
  • 2022 : Tambour Vision, Cinq7/Wagram Music

Participations

  • 1996 : Sons of the Desert : Greedy.
  • 2001 : Les enfants des autres : Graines et bulbes (guitare, banjo, violon)
  • 2002 : Sons of the Desert, Goodnight Noises Everywhere
  • 2006 : Le grand dîner, hommage à Dick Annegarn (collectif)
  • 2007 : Réalisation et arrangements de l'album ton pire cheval de Sing Sing.
  • 2008 : Fantaisie littéraire (titre : Postulons, texte d'Éric Reinhardt (adaptation musicale de Bertrand Belin, à la suite du festival Les Correspondances de Manosque, sur le livre-disque collectif)
  • 2010 : Trois titres inédits de Georges Brassens sur l'album Pensez à moi édité par la Cité de la Musique à l'occasion de l'exposition Brassens ou la liberté
  • 2015 : Inédits trois titres pour le disquaire day (avec H-Burns et Jonathan Moraly)
  • 2016 : 50 ans Saravah : La Bicyclette (voix, arrangements)
  • 2018 : The Limiñanas – Shadow People. Titre : Dimanche.
  • 2018 : Claron McFadden et Bertrand Belin dans Calamity / Billy Opéra de Ben Johnston et Gavin Bryars mis en scène par Jean Lacornerie avec les Percussions Claviers de Lyon
  • 2019 : Arlt : Soleil enculé (violons)
  • 2019 : L'épée : Dreams (textes, chants)
  • 2019 : Vanessa Paradis : Best of (texte du single : Vague à l'âme sœur)
  • 2019 : Buzy : album Cheval fou titre Où vont mourir les baleines (musique et featuring)
  • 2020 : Rodolphe Burger : Environs (featuring sur Les Danses anglaises)
  • 2021 : Plaisir de France : Serpent (chant, auteur)
  • 2022 : Laurent Bardainne et Tigre d'Eau Douce : Oiseau (chant, auteur)
  • 2023 : Gaëtan Roussel album Éclect!que : Promenade (chant en duo)
  • 2024 : The Limiñanas : J'adore le monde (chant, auteur)

Collaborations

  • Avec Delphine Volange :
    • Monceau
    • Et le ciel était toujours sans nouvelles
    • Sublimons
    • Sirènes (parolier)
  • Avec Chet : La Magie
  • Avec Vanessa Paradis : Vague à l'âme sœur

Réalisation

  • Bastien Lallemant : Le Verger (album)
  • Greg Gilg : 14:14 (album)

Théâtre

Acteur

  • 2014 : Spleenorama (Marc Lainé), théâtre de la Bastille
  • 2015 : Low/ Heroes un Hyper-Cycle Berlinois (Renaud Cojo), Philharmonie de Paris
  • 2018 : Calamity / Billy, opéra mis en scène par Jean Lacornerie, musique de Gavin Bryars, avec les Percussions Claviers de Lyon (d)
  • 2022 : En travers de sa gorge de et mise en scène Marc Lainé, Comédie de Valence

Cinéma

Acteur

Courts métrages

  • 2006 : Pour de vrai de Blandine Lenoir
  • 2013 : Peine perdue d'Arthur Harari : le chanteur

Longs métrages

  • 2011 : Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmeche : violon
  • 2017 : Ma vie avec James Dean de Dominique Choisy : Maxence
  • 2018 : Autour de Luisa d'Olga Baillif : Julien
  • 2021 : Tralala d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu : Seb Rivière
  • 2021 : Playlist de Nine Antico : le narrateur
  • 2023 : L'Amour et les Forêts de Valérie Donzelli : David
  • 2024 : Le Roman de Jim d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu : Christophe

Compositeur

Courts métrages

  • 1999 : Avec Marinette, de Blandine Lenoir
  • 2000 : Sans autre, t'es rien, de Philippe Jullien (avec Néry et Nicolas Delbart)
  • 2001 : Pas de pitié, de Blandine Lenoir
  • 2004 : Dans tes rêves, de Blandine Lenoir (avec Kool Shen)
  • 2005 : Ma culotte, de Blandine Lenoir
  • 2006 : Pour de vrai, de Blandine Lenoir

Longs métrages

  • 2014 : Zouzou, de Blandine Lenoir
  • 2017 : Aurore, de Blandine Lenoir
  • 2018 : Ma vie avec James Dean, de Dominique Choisy
  • 2019 : Moi, grosse (téléfilm), de Murielle Magellan
  • 2020 : La Campagne de France, de Sylvain Desclous
  • 2021 : Tralala d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu
  • 2022 : Annie colère de Blandine Lenoir
  • 2024 : Juliette au printemps de Blandine Lenoir
  • 2024 : Le Roman de Jim d'Arnaud et Jean-Marie Larrieu

Publications

  • Sorties de route, Vanves, La machine à cailloux, coll. « Collection Carré », 2011, 80 p. 
  • SOS, Save our souls (photogr. Caroline Pottier), Grane, éditions Créaphis, 2013, 96 p. 
  • Till (ill. Valérie Archeno), Arles, Actes Sud, 2014, 104 p. 
  • Requin, Paris, P.O.L, 2015, 192 p. 
  • Littoral : roman, Paris, P.O.L, 2016, 96 p. 
  • Grands carnivores, Paris, P.O.L, 2019, 176 p. 
  • Vrac, Paris, P.O.L., 2020, 160 p. 
  • La Figure, Paris, P.O.L., 2025, 280 p. 

Distinctions

  • Festival du court métrage de Clermont-Ferrand 1999 : meilleure musique de film dans la compétition nationale pour Avec Marinette
  • Grand prix du disque de l’Académie Charles-Cros 2010 : prix de la chanson pour Hypernuit
  • Prix Raoul-Breton 2016

Poèmes choisis

Autres lectures

Bertrand Belin, La Figure

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Marie-Clotilde Roose, En minuscules

Il s'est passé quelque chose, de l'ordre de la louange ou de la prière, ou du poème, bien sûr. Quelque chose qui déborde de l'ordinaire, le temps d'un confinement, quand le coeur se pose et se parle à voix murmurante, dans le silence imposé aux autres, recueilli en soi. Le temps, minuscule, pour un être humble, s'est ouvert, et la parole poétique a pu naître, pure, caresse, hommage et transparence.

S'adressant à l'Autre, au Dieu, le poème tend à la simplicité d'un acte de vie ; s'abstenant "de grands mots", la poète frôle la grâce dans une acceptation où "la clé est le oui".

Les louanges qu'ose le poème circonscrivent un "long chemin", tissé de "morts", de "peines" et un désir de transparence :

"que ta force tranquille m'abrite, me pose" (p.32)

Les 52 poèmes, en distiques maîtrisés, le plus souvent  (quelques tercets aussi), signent un parcours vivifiant d'une parole que les circonstances ont aggravée, comme on le dit d'une voix.

Un beau livre de patience et d'empathie, que la juste postface de Lucien Noullez éclaire des rayons de la spiritualité.

Marie-Clotilde Roose, En minuscules, Taillis pré, 2023, 84 p., postface de Lucien Noullez. 14 euros.

Présentation de l’auteur

Marie-Clotilde Roose

Marie-Clotilde Roose enseigne actuellement la philosophie et la sociologie de l'art en Province de Hainaut. Elle est diplômée de plusieurs écoles et universités européennes (Angleterre, Belgique, Suisse, France). Son doctorat en philosophie, Désir d’être et parole poétique. De la tentative phénoménologique à la tentation métaphysique , soutenu à Lyon 3 sous la direction de J.-J. Wunenburger, obtient les félicitations du Jury et le Prix Charles Plisnier 2006 (thèse diffusée par l’ARNT de Lille, livre à paraître chez L’Harmattan).

Parmi les disciplines enseignées: la sociologie de l’art à l’École Supérieure des Arts Plastiques et Visuels de Mons, et la philosophie à la Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanisme (LOCI , site de Tournai) de l’UCL. En 2011 elle initie, en équipe, un séminaire de recherche interdisciplinaire, Penser (à partir de) l’Architecture (PapdA), rassemblant les 3 sites de LOCI sur les thèmes: poétique, éthique, technique.

Membre de l’Association des Ecrivains Belges, de la SCAM-SACD, elle reçoit plusieurs prix littéraires pour ses travaux d’écriture (G. Lockem, Ch. de Trooz, R. Goffin, G. Grand’Ry,…) et réalise deux docu-fictions pour France Culture. Elle obtient des bourses d’écriture et de recherche en Suisse, France, Belgique, Italie. Elle lance et anime depuis 1990 un cercle littéraire visant à faire (se) connaître écrivains reconnus et débutants soutenu par le Ministère de la Communauté française de Belgique. (Source Babelio).

Bibliographie

Recueils

  • L’orange soleil. Amay : L’Arbre à paroles, 1994.
  • Le mur immense de la nuit. Paris : Caractères, 1994.
  • Les chemins de patience. Brandes, 2004.
  • Tourment. Châtelineau, Le Taillis Pré, 2005.
  • Le poème quotidien, Les Déjeuners sur l’herbe, 2014.

Publications en revues : Le Journal des Poètes, Sources, L’Arbre à paroles, Sud, Lieux d’Etre, Le Cercle de la Rotonde, MUZE (Kent County Council), Les Messagères du poème (Paris), L’indicible frontière

Anthologies : Belgian Women Poets : an anthology (Renée Linkhorn et Judy Cochran, Peter Lang Publishing, New York, 1999), Le siècle des femmes de Liliane Wouters et Yves Namur (Ed. Les Eperonniers, 2000), Les nouveaux poètes francophones, anthologie de Jean-Luc Favre et Matthias Vincenot (Ed. Jean-Pierre Huguet, 2004), Anthologie des lettres belges (à partir de 1940) traduite et éditée en Hongrie (à Budapest), C’est pas tout rose et violette du Concours Tec-Criac 2002, à Lens, J’appelle un mot d’Unimuse, Tournai 2003.

Préface de la monographie du peintre Lode Keustermans, Le Cantique des Cantiques (1990).

Prix littéraires

Prix Georges Lockem de l’Académie Royale pour L’Instant vert (1991); Prix Charles de Trooz (U.C.L.) pour L’orange soleil (1991); Prix de la Biennale Robert Goffin pour De feu et de froid (1996); Prix international René Lyr pour Les chemins de patience (1999); Aide du Fonds national de littérature de l’Académie Royale et Prix Geneviève Grand’Ry pour Les chemins de patience (2000). Lauréate du concours RTBF-Hainaut « Un auteur… une voix » (2001); Prix Hubert Krains pour Tourment (2004).

Poèmes choisis

Autres lectures

Marie-Clotilde Roose, En minuscules

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