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Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait fait écho à un portrait de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, cette autre « songeuse de l’invisible ».

Ce parallèle se fait vibrant, quand on sait que, elle aussi a eu une vie fulgurante et très brève. Toutes les deux mortes à 24 ans de la même maladie, la tuberculose, Thérèse en 1897 deux ans après Madeleine ! Elles ont toutes les deux rendez-vous avec la Beauté, et sont portées par une soif d’absolu. Elles vivent à une époque où la quête de l’invisible, de la lumière traverse la société et habite ainsi la création artistique.

Dès les premières pages, Marie-Hélène Prouteau décrit le tableau d’Emile Bernard, Madeleine au bois d’amour : « Sous la trame ajourée des arbres, la rivière est là. Madeleine plongée dans sa rêverie, semble accueillir sa clarté. Elle offre son beau visage à ses extases de lumière ». Et plus loin, cette phrase qui ouvre la porte à cette biographie, qualifiant Madeleine de « muse moderne tout en étant dans la jouissance claire des mystiques. ». Elle sera bien muse, au sens étymologique du terme, comme l’une de ces muses qui dotent de sa qualité de poète Hésiode et le chargent d’une mission sacrée. Pour Marie-Hélène Prouteau, Madeleine est une muse qui accompagne son frère le peintre dans sa mission créatrice. Elle est la messagère et est à la genèse de cette œuvre. Qui, de Marie-Hélène Prouteau ou de Madeleine, nous fait entrer dans cette expérience intime de la rencontre avec une œuvre d’art ? Marie-Hélène Prouteau sait que l’artiste, parfois est « un voyant qui devine et révèle des choses à l’insu du modèle comme du peintre. »

Madeleine Bernard La songeuse de l’invisible ed Hermann

Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans cette belle lignée des écrivains critiques d’art. Elle est le regard de Madeleine qui voit naître une œuvre et fait de ses descriptions une critique subjective, comme celle de Diderot regardant les toiles de Jean Siméon Chardin ou de Marcel Proust rendant hommage aux nymphéas de Claude Monet.

L’œuvre est le miroir de l’être profond et mystérieux du peintre et le tableau éternise ce qu’il donne à voir. L’auteure nous entraîne avec Emile et Madeleine à découvrir ce que disait Alfred de Musset :« L’exécution d’une œuvre d’art est une lutte contre la réalité ; c’est le chemin par où l’artiste conduit les hommes jusqu’au sanctuaire de la pensée. Plus le chemin est vaste, simple, ouverte, plus il est beau … La nature en cela comme en tout, doit servir de modèle aux arts ; ses ouvrages les plus parfaits sont les plus clairs et les plus compréhensibles et nul n’y est profane. C’est pourquoi ils font aimer Dieu. » La contemplation des tableaux de Emile Bernard, donne accès à une dimension d’ordre intellectuel, esthétique, mais aussi spirituel.

L’art est aussi une école de liberté, et il le sera pour Emile comme pour Madeleine.

Les tableaux d’Emile sont, au-delà du modèle ou du paysage, une appropriation de cette parcelle de vie qui les anime ; « l’âme, comme le dit René Huyghe, c’est ce qui fait l’œuvre d’art. »

Madeleine sait avant les autres, peut-être même avant les amis peintres de l’école de Pont-Aven, capter cette part d’invisible qui les habite. Sans doute parce qu’elle est pour Emile comme il le dit « seconde âme, pour ne pas dire la moitié de la mienne ». Elle sait avant les autres ce qui se joue à Pont-Aven et dans les rencontres de son frère avec Van Gogh, Gauguin et les autres… Avec eux, sous le regard de Madeleine, nous voyons naître le synthétisme, cet art de l’invisible. Emile Bernard illustre la dimension spirituelle dont l’absence de réalisme renforce la dimension mystérieuse. Une dimension mystérieuse nourrie, pour Madeleine et Emile dès leur plus jeune âge, de musique et de poésie. Leur mère très pieuse admire et fait connaître à ses enfants les poèmes de Alphonse de Lamartine.

La poésie, on le découvre avec cette biographie, nourrit la vie d’Emile et forcément sa peinture ; dans son atelier, on trouve des recueils de Mallarmé, Villon, Villiers de L’Isle Adam, Verlaine, ainsi que de Baudelaire qui le premier a parlé d’art « synthétiste ». Emile sera ami avec Eugène Boch lui-même peintre et poète.

Emile écrira aussi des poèmes, en lisant ses quatre vers qu’il écrit en 1890, comment ne pas penser à son tableau : Madeleine au bois d’amour.

Comme au temps de tes promenades
Dans les grands bois de Pont-Aven
Où les nids font des sérénades
A ceux qui sont dans la déveine. 

 

La vie de Madeleine et d’Emile sera de tendre, l’un et l’autre à leur façon,  vers cette lumière que l’on peut voir au cœur des ténèbres. Cette lumière dont parle Marceline Desbordes-Valmore, poète lue, relue par Madeleine :

 

Quand ma lampe est éteinte et que pas une étoile
Ne scintille en hiver aux vitres des maisons
Quand plus rien ne s’allume aux sombres horizons
Et que la lune marche à travers un long voile,
Ô vierge, ô ma lumière ! … 

 

On ne peut que penser à la nuit de Gethsémani : « La nuit de Gethsémani. La nuit d’Arles. Etonnantes correspondances. Il y a des êtres qui trouvent la lumière dans la nuit se dit-elle. Le mal ne désarme pas. La grâce serait-elle au bout du combat intérieur ? »

Madeleine et Emile qui s’éloigneront sans jamais se quitter, libres l’un et l’autre ; elle en Suisse, lui en Egypte, mais guidés par cette grâce pour continuer chacun à leur façon le combat intérieur, Emile parlera de sa quête mystique dans un article du Mercure de France.

Le rendez-vous avec la lumière commencé par Emile à PontAven se prolongera au Caire et dans les peintures qu’il réalisera dans l’église franciscaine El Mouski ; pour Emile, c’est le rendez-vous artistique  , pour Madeleine qui ira le retrouver au Caire, ce rendez-vous est tout autre, , elle reste cette aventurière spirituelle et une croyante qui a su parfois faire place à d’autres traditions spirituelles : «  Madeleine est une croyante qui, dans sa vie méditative, fait son miel de tout, elle aime faire place à d’autres traditions, à d’autres exercices spirituels. La vie, à ses yeux, est une aventure spirituelle. »  Une aventure qui s’achève le 20 novembre 1895 : « En extase, elle salue la lumière qui danse par myriades à la surface de la rivière, celle qui lave l’âme comme au premier tressaillement de la vie. Alors, elle s’abandonne. Elle prie… Madeleine dort. Paisible souriant de son clair sourire. »

J’évoquais en début de cette note, Thérèse de Lisieux et, les mots de Marie-Hélène Prouteau pour décrire Madeleine morte, me ramènent encore vers Thérèse et à cette photographie d’elle, décédée 2 ans plus tard le 30 septembre 1897, une photographie prise dans le chœur du Carmel où elle était exposée, 3 jours après sa mort, cette photographie est accompagnée de ses mots : « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie. ». Pour l’une et l’autre comme le suggère l’auteure, il n’y a pas ici le visage de la mort, mais un visage en dormition…

L’échange entre Madeleine et Emile ne s’arrêtera pas ce 20 novembre 1895, Emile prolongera sa quête mystique, son art sera marqué par des questions philosophiques et religieuses, teinté par ce profond mysticisme vécu fortement en Egypte, si l’on en croit cette confidence : « Ma vraie patrie était cette terre mystique de l’Egypte… C’est en Orient que le Christ est venu et que les saveurs symboliques et pieuses répandent encore leurs douceurs fraternelles. »

En écrivant ces derniers mots «   douceurs fraternelles » peut-être a-t-il aussi eu une pensée pour Madeleine et son don d’amour fraternel. Madeleine, la sœur, le modèle, la muse protectrice, Madeleine qui savait s’oublier, être son ange gardien. Il le savait depuis ce jour de l’Assomption où il écrivit en parlant d’elle : « Apparition de l’ange Madeleine », l’ange à qui il doit, comme il le dira, le plus pur de sa nature.

Des portraits humains et artistiques majeurs du XIX ème siècle, ainsi qu’une relation fraternelle hors norme font la richesse de cette biographie qui met dans la lumière une femme qui a contribué à la genèse d’une œuvre, une femme qui a su fasciner des peintres comme Gauguin, une femme qui a su s’émanciper. Des eaux flamandes aux rives de l’Orient, en tous ces lieux vibre l’invisible. C’est aussi toute une époque et une période majeure de l’histoire de l’art que nous offre Marie- Hélène Prouteau. Par la force d’une écriture  poétique, elle  nous donne à voir que « la poésie anime la peinture autant que le verbe »selon la belle expression de Joël Dupas. La poésie pour dire que par- delà l’ombre, la lumière arrive. En toute vie, comme en peinture, la lumière est là pour offrir un hymne à la beauté, à la joie de vivre et parfois de mourir « en paix ». Marie-Hélène Prouteau semble bien être, elle aussi, la « regardeuse de l’invisible » ; elle nous invite à « cette fête intérieure où l’on se tient paumes jointes pour la prière », mais aussi, pour la création et pour la vie, toute vie gagnée par la grâce, si elle est tournée vers la lumière…

 

                                                                             

Présentation de l’auteur

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de lettres. DEA de littérature contemporaine.
Elle a enseigné vingt ans les lettres-philosophie en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (D.Baranov, Les Allumées de Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Michel Remaud…).
Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau…). Et animé des Rencontres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » chez Gracq, participé aux Rencontres de Sophie sur l’art et les autres.
 
Marie-Hélène Prouteau
Ses premiers textes portent sur la situation des femmes puis sur Marguerite Yourcenar. Elle a publié des études littéraires, trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique.
Elle écrit dans Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste (Lettre ouverte à Asli Erdogan).
Son livre La Petite plage (La Part Commune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tanguy. Elle a participé à des livres pauvres avec la poète et collagiste Ghislaine Lejard. Et réalisé Nostalgie blanche, un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud.
 

Autres lectures

Marie-Hélène Prouteau enchante Nantes

Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » [...]

Par | 26 janvier 2018|

Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait [...]

Par | 6 juin 2021|

Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait [...]

Par | 6 juillet 2023|




Marie-Hélène Prouteau, Masque kanaga et autres poèmes

Trois poèmes de Marie-Hélène Prouteau, publiés en mars 2017.

Masque kanaga

Quiétude au jardin sur la table le livre Poèmes du poète ivoirien Bernard Dadié
à côté la petite fille d’une amie
ses yeux glissent sur le logo de l’éditeur Présence africaine
figure en double croix qui l’emmène crayon en main
sur un chemin visible d’elle seule
qu’est-ce que tu dessines ?
toi avec les béquilles.
Ce masque Kanaga d’un homme debout
découvert il y a longtemps dans un livre de Marcel Griaule  
je me souviens de l’étrange Renard pâle.
On sourit de ce double de soi
qui relie aux esprits de la parole claire des grands sages
sublimation des béquilles dans le monde analogique d’une petite fille.
Temps venu de raconter une histoire de ce pays où les hommes
sont les parents des animaux des rochers et des arbres
c’était au temps où le ciel était très proche de la terre
les femmes dogons décrochaient les étoiles pour les donner aux enfants
quand ils n’avaient plus envie de jouer les mères reprenaient les étoiles et les replaçaient dans le ciel.
Elle rit comme si son ancêtre était une antilope ou un guépard
au fond de lui chaque enfant est animiste l’âme à hauteur des légendes
et doucement elle va et vient rêveuse vers la glycine.
Le silence au jardin promesse de voyage en poésie
c’était la belle année 1971
 dans la librairie Présence africaine
l’affiche de Picasso 1956 visage nègre
pour le congrès des écrivains africains 
on lisait les poètes Senghor Césaire Depestre Glissant et les livres d’ethnologie
des heures à accueillir l’enchantement
sur le chemin du lycée étudiante à Fénelon
au quartier latin il y avait quatre choses que l’on aimait
la librairie la Seine la statue de Montaigne la devanture du Vieux Campeur
et une musique « Mon pays » de Gilles Vigneault
entendue au Théâtre de la Ville.
Lectures nomades pour cœur empli de tout
« Mon pays c’est l’hiver » emmenait au Canada
avec The Immigrant l’ancêtre breton parti jadis
et le masque Kanaga vers d’autres lointains
 les hautes falaises du pays dogon.
Petites pensées amusées d’aujourd’hui
par la simple magie d’une parole enfantine comment dire ?
On se fait totem vivant
corps-kanaga
le défaut physique soudain nimbé de la grâce d’une légende.
Merveille cette force vitale le nyama
 de la terre et celui de la jambe
qui circulent s’échangent dans l’empreinte au sol
merveille la transaction du « Grand Masque »
qui donne force au grand tout
la vie revient 
plus forte encore
et je crois bien que je danse.

Poème inédit

Madame Keravec

C’est un peu après l’exposition « En guerres », au Château des Ducs de Bretagne.

Si violent, le choc qui s’impose à la lecture de cette légende : « Madame Keravec, quatre fils tués à la guerre de 1914-1918 ». Un couperet qui glace subitement toute pensée. Cette terrible histoire ne lâchait plus. Il fallait en savoir plus. Rechercher et rencontrer sa petite-fille. Il y a des destins qui ensorcellent par le feu noir qui brûle en eux.

Démence de l’Histoire qui a permis ça : le meurtre accompli d’une mère.

On se prend à imaginer l’année 1914, cet avis qu’elle reçoit par trois fois, qui fait entrer le malheur à la maison. Insupportablement. Le souffle coupé, le corps tout entier foudroyé devant le courrier bref, froid, porteur de catastrophe. Noire Annonciation. Ne plus jamais les tenir dans ses bras ? Le mari malade, atteint de tuberculose, se mure dans son silence.

Elle, il lui faut bien se remettre à vivre. Malgré la mort. Tellement là, la mort. Madame Keravec habite le quartier Chantenay et travaille aux bateaux-lavoirs. Alors on devine. L’attente. L’espoir pour le dernier fils. Peut-être y aura-t-il une lettre de lui ? Quatre ans que ça dure. Et voilà qu’un nouvel avis vient dire qu’il est mort des suites de ses blessures. La même année, le mari de Madame Keravec meurt.

Cette mère des douleurs, Marie-Anne Keravec, a perdu André, en 1914, à Fère-Champenoise. Jacques, en 1914, à Zonnebeke. Pierre, en 1914, à Erbéviller-sur-Amezule. Boniface blessé, meurt à Quimper en 1918.

Saisons à vie des douleurs.

Tués pour des raisons qui échappent à Madame Keravec ; les appétits féroces des empires, le mécanisme des alliances, l’implacable géopolitique, elle ne sait pas ce que c’est. C’est loin la Fère-Champenoise et Zonnebeke ? Ça fait une longue route vers Erbéviller ?

Tout ce qu’elle sait, c’est que ses quatre garçons, on les lui a arrachés. Et que sa vie, on l’a détricotée à l’envers. On lui a défait son ventre rond, on lui a défait ses accouchements. Comme si ces quatre corps de nouveau-nés n’étaient jamais passés entre ses jambes.

Là-bas, quelque part vers les frontières belges, allemandes, il n’y a plus ni buissons ni bois, ni forêts.

Et l’âme humaine, peut-on la reboiser ? Celle de Madame Keravec est dévastée.

Quatre obus pour une vie chavirée de peine et de silence.

Extrait de « La ville aux maisons qui penchent »
La Chambre d’échos,
Paris, octobre 2017.

Le rire de la mer

 

Dans ma poche, le carnet où je prends des notes. Ces lignes de Matisse : « À force de voir les choses, nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés […] Turner vivait dans une cave. Tous les huit jours, il faisait ouvrir brusquement les volets et alors quelles incandescences ! Quels éblouissements ! Quelle joaillerie ! »

 

Nous avons tous un lieu familier dont il faut par moments ouvrir les volets. Juste un instant alors, le regard invente le monde. Juste un instant alors, le cheminement du désir irrigue nos vies.

 

Ce lieu familier, pour moi, c’est la petite plage. J’y ai vécu selon les déplacements des vacances, par intermittence. L’éclipse d’une présence. À la fois et indistinctement, toujours réelle, toujours rêvée. L’imagination jouait à cloche-pied dans cet entre-deux. Une chance pour voir les choses autrement qu’à travers le regard de la vie ordinaire. Ce qui attise le manque est un aiguillon.

 

La distance a du bon, elle préserve le sacré.

 

Mystérieuse tension où l’absence séduit la présence. L’empreinte de la petite plage en est cent fois plus tenace. Comment dire ce qu’elle a transmis ? Elle donne, généreusement, à sa manière rugueuse et tendre. Ses leçons d’énergie continuent d’opérer sans réserve, continûment. Une manière de code intérieur imprimé dans l’esprit, dans les sens. Une tournure de l’âme.

 

Au large, le surfeur encore. À chaque vague, tel une boule élastique, on le voit surgir, décollé des appuis et assises de ses membres, délivré de la pesanteur. Oublieux de l’Homo erectus, il se transforme en un ludion empli de virtualités. Corps solidaire de la vague dans un mouvement de lutte et de séduction à la fois.      

 

Depuis la première adolescence quand la maison du bord de mer a été vendue, je suis sans résidence ici. Mais pas sans demeure.

 

Après toutes ces années, toujours le même appétit de vagues, d’iode et de rochers. Appétit plutôt que faim. C’est l’acte de se porter vers quelque chose de vital, d’essentiel et cela s’est tramé il y a longtemps. La petite plage est l’épicentre naturel indéfiniment revisité.

 

Ce sentiment de la demeure est ancré si profondément que j’ai l’impression que je pourrais habiter la petite maison du douanier dans les rochers et que rien, ni personne, ne pourrait venir m’en déloger.

 

Demeurer, c’est habiter un lieu et habiter un temps. Un temps qui n’est pas uniquement le présent. Un lieu qui n’est pas uniquement un espace.

 

François Cheng parle de « sentiment-paysage » pour dire la connivence entre l’esprit humain et l’esprit du monde. Oui, s’il y a une joie à communier ici dans la beauté des choses, elle a un goût de force sauvage et douce à la fois. C’est un champ d’attentes et de tensions que ce lieu a ouvert en moi. Des poussées de vie ininterrompue travaillent de même façon l’affolement des oyats, les gesticulations des tamaris, les passes d’armes du vent. L’énergie catapultée par les vagues gonflées d’écume, je la sens passer au plus profond.

 

 

Extrait de La Petite plage, Editions La Part Commune, 2015.
Le titre « Le rire de la mer » est emprunté à Mario Luizi

 

Présentation de l’auteur

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de lettres. DEA de littérature contemporaine.
Elle a enseigné vingt ans les lettres-philosophie en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (D.Baranov, Les Allumées de Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Michel Remaud…).
Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau…). Et animé des Rencontres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » chez Gracq, participé aux Rencontres de Sophie sur l’art et les autres.
 
Marie-Hélène Prouteau
Ses premiers textes portent sur la situation des femmes puis sur Marguerite Yourcenar. Elle a publié des études littéraires, trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique.
Elle écrit dans Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste (Lettre ouverte à Asli Erdogan).
Son livre La Petite plage (La Part Commune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tanguy. Elle a participé à des livres pauvres avec la poète et collagiste Ghislaine Lejard. Et réalisé Nostalgie blanche, un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud.
 

Autres lectures

Marie-Hélène Prouteau enchante Nantes

Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » [...]

Par | 26 janvier 2018|

Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait [...]

Par | 6 juin 2021|

Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait [...]

Par | 6 juillet 2023|




Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait fait écho à un portrait de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, cette autre « songeuse de l’invisible ».

Ce parallèle se fait vibrant, quand on sait que, elle aussi a eu une vie fulgurante et très brève. Toutes les deux mortes à 24 ans de la même maladie, la tuberculose, Thérèse en 1897 deux ans après Madeleine ! Elles ont toutes les deux rendez-vous avec la Beauté, et sont portées par une soif d’absolu. Elles vivent à une époque où la quête de l’invisible, de la lumière traverse la société et habite ainsi la création artistique.

Dès les premières pages, Marie-Hélène Prouteau décrit le tableau d’Emile Bernard, Madeleine au bois d’amour : « Sous la trame ajourée des arbres, la rivière est là. Madeleine plongée dans sa rêverie, semble accueillir sa clarté. Elle offre son beau visage à ses extases de lumière ». Et plus loin, cette phrase qui ouvre la porte à cette biographie, qualifiant Madeleine de « muse moderne tout en étant dans la jouissance claire des mystiques. ». Elle sera bien muse, au sens étymologique du terme, comme l’une de ces muses qui dotent de sa qualité de poète Hésiode et le chargent d’une mission sacrée. Pour Marie-Hélène Prouteau, Madeleine est une muse qui accompagne son frère le peintre dans sa mission créatrice. Elle est la messagère et est à la genèse de cette œuvre. Qui, de Marie-Hélène Prouteau ou de Madeleine, nous fait entrer dans cette expérience intime de la rencontre avec une œuvre d’art ? Marie-Hélène Prouteau sait que l’artiste, parfois est « un voyant qui devine et révèle des choses à l’insu du modèle comme du peintre. »

Madeleine Bernard La songeuse de l’invisible ed Hermann

Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans cette belle lignée des écrivains critiques d’art. Elle est le regard de Madeleine qui voit naître une œuvre et fait de ses descriptions une critique subjective, comme celle de Diderot regardant les toiles de Jean Siméon Chardin ou de Marcel Proust rendant hommage aux nymphéas de Claude Monet.

L’œuvre est le miroir de l’être profond et mystérieux du peintre et le tableau éternise ce qu’il donne à voir. L’auteure nous entraîne avec Emile et Madeleine à découvrir ce que disait Alfred de Musset :« L’exécution d’une œuvre d’art est une lutte contre la réalité ; c’est le chemin par où l’artiste conduit les hommes jusqu’au sanctuaire de la pensée. Plus le chemin est vaste, simple, ouverte, plus il est beau … La nature en cela comme en tout, doit servir de modèle aux arts ; ses ouvrages les plus parfaits sont les plus clairs et les plus compréhensibles et nul n’y est profane. C’est pourquoi ils font aimer Dieu. » La contemplation des tableaux de Emile Bernard, donne accès à une dimension d’ordre intellectuel, esthétique, mais aussi spirituel.

L’art est aussi une école de liberté, et il le sera pour Emile comme pour Madeleine.

Les tableaux d’Emile sont, au-delà du modèle ou du paysage, une appropriation de cette parcelle de vie qui les anime ; « l’âme, comme le dit René Huyghe, c’est ce qui fait l’œuvre d’art. »

Madeleine sait avant les autres, peut-être même avant les amis peintres de l’école de Pont-Aven, capter cette part d’invisible qui les habite. Sans doute parce qu’elle est pour Emile comme il le dit « seconde âme, pour ne pas dire la moitié de la mienne ». Elle sait avant les autres ce qui se joue à Pont-Aven et dans les rencontres de son frère avec Van Gogh, Gauguin et les autres… Avec eux, sous le regard de Madeleine, nous voyons naître le synthétisme, cet art de l’invisible. Emile Bernard illustre la dimension spirituelle dont l’absence de réalisme renforce la dimension mystérieuse. Une dimension mystérieuse nourrie, pour Madeleine et Emile dès leur plus jeune âge, de musique et de poésie. Leur mère très pieuse admire et fait connaître à ses enfants les poèmes de Alphonse de Lamartine.

La poésie, on le découvre avec cette biographie, nourrit la vie d’Emile et forcément sa peinture ; dans son atelier, on trouve des recueils de Mallarmé, Villon, Villiers de L’Isle Adam, Verlaine, ainsi que de Baudelaire qui le premier a parlé d’art « synthétiste ». Emile sera ami avec Eugène Boch lui-même peintre et poète.

Emile écrira aussi des poèmes, en lisant ses quatre vers qu’il écrit en 1890, comment ne pas penser à son tableau : Madeleine au bois d’amour.

Comme au temps de tes promenades
Dans les grands bois de Pont-Aven
Où les nids font des sérénades
A ceux qui sont dans la déveine. 

 

La vie de Madeleine et d’Emile sera de tendre, l’un et l’autre à leur façon,  vers cette lumière que l’on peut voir au cœur des ténèbres. Cette lumière dont parle Marceline Desbordes-Valmore, poète lue, relue par Madeleine :

 

Quand ma lampe est éteinte et que pas une étoile
Ne scintille en hiver aux vitres des maisons
Quand plus rien ne s’allume aux sombres horizons
Et que la lune marche à travers un long voile,
Ô vierge, ô ma lumière ! … 

 

On ne peut que penser à la nuit de Gethsémani : « La nuit de Gethsémani. La nuit d’Arles. Etonnantes correspondances. Il y a des êtres qui trouvent la lumière dans la nuit se dit-elle. Le mal ne désarme pas. La grâce serait-elle au bout du combat intérieur ? »

Madeleine et Emile qui s’éloigneront sans jamais se quitter, libres l’un et l’autre ; elle en Suisse, lui en Egypte, mais guidés par cette grâce pour continuer chacun à leur façon le combat intérieur, Emile parlera de sa quête mystique dans un article du Mercure de France.

Le rendez-vous avec la lumière commencé par Emile à PontAven se prolongera au Caire et dans les peintures qu’il réalisera dans l’église franciscaine El Mouski ; pour Emile, c’est le rendez-vous artistique  , pour Madeleine qui ira le retrouver au Caire, ce rendez-vous est tout autre, , elle reste cette aventurière spirituelle et une croyante qui a su parfois faire place à d’autres traditions spirituelles : «  Madeleine est une croyante qui, dans sa vie méditative, fait son miel de tout, elle aime faire place à d’autres traditions, à d’autres exercices spirituels. La vie, à ses yeux, est une aventure spirituelle. »  Une aventure qui s’achève le 20 novembre 1895 : « En extase, elle salue la lumière qui danse par myriades à la surface de la rivière, celle qui lave l’âme comme au premier tressaillement de la vie. Alors, elle s’abandonne. Elle prie… Madeleine dort. Paisible souriant de son clair sourire. »

J’évoquais en début de cette note, Thérèse de Lisieux et, les mots de Marie-Hélène Prouteau pour décrire Madeleine morte, me ramènent encore vers Thérèse et à cette photographie d’elle, décédée 2 ans plus tard le 30 septembre 1897, une photographie prise dans le chœur du Carmel où elle était exposée, 3 jours après sa mort, cette photographie est accompagnée de ses mots : « Je ne meurs pas, j’entre dans la Vie. ». Pour l’une et l’autre comme le suggère l’auteure, il n’y a pas ici le visage de la mort, mais un visage en dormition…

L’échange entre Madeleine et Emile ne s’arrêtera pas ce 20 novembre 1895, Emile prolongera sa quête mystique, son art sera marqué par des questions philosophiques et religieuses, teinté par ce profond mysticisme vécu fortement en Egypte, si l’on en croit cette confidence : « Ma vraie patrie était cette terre mystique de l’Egypte… C’est en Orient que le Christ est venu et que les saveurs symboliques et pieuses répandent encore leurs douceurs fraternelles. »

En écrivant ces derniers mots «   douceurs fraternelles » peut-être a-t-il aussi eu une pensée pour Madeleine et son don d’amour fraternel. Madeleine, la sœur, le modèle, la muse protectrice, Madeleine qui savait s’oublier, être son ange gardien. Il le savait depuis ce jour de l’Assomption où il écrivit en parlant d’elle : « Apparition de l’ange Madeleine », l’ange à qui il doit, comme il le dira, le plus pur de sa nature.

Des portraits humains et artistiques majeurs du XIX ème siècle, ainsi qu’une relation fraternelle hors norme font la richesse de cette biographie qui met dans la lumière une femme qui a contribué à la genèse d’une œuvre, une femme qui a su fasciner des peintres comme Gauguin, une femme qui a su s’émanciper. Des eaux flamandes aux rives de l’Orient, en tous ces lieux vibre l’invisible. C’est aussi toute une époque et une période majeure de l’histoire de l’art que nous offre Marie- Hélène Prouteau. Par la force d’une écriture  poétique, elle  nous donne à voir que « la poésie anime la peinture autant que le verbe »selon la belle expression de Joël Dupas. La poésie pour dire que par- delà l’ombre, la lumière arrive. En toute vie, comme en peinture, la lumière est là pour offrir un hymne à la beauté, à la joie de vivre et parfois de mourir « en paix ». Marie-Hélène Prouteau semble bien être, elle aussi, la « regardeuse de l’invisible » ; elle nous invite à « cette fête intérieure où l’on se tient paumes jointes pour la prière », mais aussi, pour la création et pour la vie, toute vie gagnée par la grâce, si elle est tournée vers la lumière…

 

                                                                             

Présentation de l’auteur

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de lettres. DEA de littérature contemporaine.
Elle a enseigné vingt ans les lettres-philosophie en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (D.Baranov, Les Allumées de Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Michel Remaud…).
Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau…). Et animé des Rencontres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » chez Gracq, participé aux Rencontres de Sophie sur l’art et les autres.
 
Marie-Hélène Prouteau
Ses premiers textes portent sur la situation des femmes puis sur Marguerite Yourcenar. Elle a publié des études littéraires, trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique.
Elle écrit dans Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste (Lettre ouverte à Asli Erdogan).
Son livre La Petite plage (La Part Commune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tanguy. Elle a participé à des livres pauvres avec la poète et collagiste Ghislaine Lejard. Et réalisé Nostalgie blanche, un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud.
 

Autres lectures

Marie-Hélène Prouteau enchante Nantes

Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » [...]

Par | 26 janvier 2018|

Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible

Cette biographie s’ouvre sur un beau portrait de Madeleine Bernard, sœur du peintre Emile Bernard, pris en 1882. Que tient-elle dans sa main droite ? On pourrait y voir un chapelet de « roses » … et c’est alors que ce portrait [...]

Par | 6 juin 2021|

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Par | 6 juillet 2023|




Marie-Hélène Prouteau enchante Nantes

Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » du côté du quai de la Fosse, cette « ville aux pierres blanches » où « le tuffeau règne en maître de lumière » et « doit composer avec le granit janséniste ».

 

Nantes a toujours été une belle matière littéraire et poétique. Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans une lignée prestigieuse et nous propose, à son tour, sa « forme d’une ville » (Julien Gracq) en présentant un kaléidoscope d’émotions fugitives ou de sensations éprouvées, sur place, au fil des ans. Ses « suites nantaises » (sous-titre du livre) sont des échappées belles, des fugues à la manière de compositeurs brodant sur le motif.

La ville aux maisons qui penchent (suites nantaises), Marie-Hélène Prouteau, La Chambre d’échos, 80 pages, 12 euros.

La ville aux maisons qui penchent (suites nantaises), Marie-Hélène Prouteau, La Chambre d’échos, 80 pages, 12 euros.

La culture y tient la part belle, qu’il s’agisse de l’évocation d’un marché de la poésie où l’éditeur Yves Landrein expose ses livres, d’une rencontre avec Michel Chaillou au lycée, d’un livre de poète tchèque aperçu à la devanture d’un libraire et amenant l’auteure à évoquer des séjours pragois. Et quand Marie-Hélène Prouteau voit un pianiste et un violoniste roumains verbalisés dans les rues de Nantes, elle s’indigne et nous entraîne vers un livre du poète Mandelstam évoquant la confiscation d’un piano à queue. Mais quand la poésie peut à nouveau retrouver doit de cité lors d’une création collective de la Maison de la poésie, elle ne peut que se réjouir. Rue des bateaux-lavoirs, elle peut alors écrire :

Buée bleutée des lessives sur les bateaux-lavoirs
Les lavandières aux mains rougies lavent les battoirs
Les corps fatiguent et les voix chantent la vie à la peine.

Dans d’autres textes (il y en a vingt au total), Marie-Hélène Prouteau inscrit son propos dans l’histoire de la ville. Ainsi ce souvenir de Libertaire Rutigliano (19 ans) embarqué dans les vents mauvais de l’histoire, torture puis déporté à Dachau. Mais l’histoire rejoint vite la poésie.

Deux mois auparavant, il aurait pu y faire la connaissance de Robert Desnos. Parler ensemble de poésie, de liberté. Lui, le jeune émigré qui, à quatorze ans, dans une lettre à son père, parlait de poètes romantiques et de Shakespeare.

Il y a, enfin, dans ce livre, des souvenirs d’enfance qui remontent à la surface (comme autant de bulles à la surface de la Loire) : une excursion d’écolière dans les marais de basse-Loire ou de lycéenne aux Floralies de Nantes. Ne manquent pas au tableau, non plus, dans d’autres chapitres, le pont Eric Tabarly, la Tour Bretagne et le Lieu Unique. On sent une auteure faisant corps avec sa ville, à l’écoute de ses battements de cœur. Et pour cause : « Nantes respire à la bonne hauteur, écrit Marie-Hélène Prouteau, elle a vocation de patience. Son pas est lent, la ville fait la part des choses, indifférente aux emblèmes éphémères dont s’entiche la post-modernité»

Présentation de l’auteur

Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de lettres. DEA de littérature contemporaine.
Elle a enseigné vingt ans les lettres-philosophie en classes préparatoires scientifiques. Elle recherche l’échange avec des créateurs venus d’ailleurs (D.Baranov, Les Allumées de Pétersbourg) ou de sensibilités artistiques différentes (plasticiens Olga Boldyreff, Michel Remaud…).
Seule ou avec d’autres, elle a organisé plusieurs conférences, (autour de Jean-Pierre Vernant, Michel Chaillou, Josyane Savigneau…). Et animé des Rencontres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bretagne et Loire » chez Gracq, participé aux Rencontres de Sophie sur l’art et les autres.
 
Marie-Hélène Prouteau
Ses premiers textes portent sur la situation des femmes puis sur Marguerite Yourcenar. Elle a publié des études littéraires, trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poétique.
Elle écrit dans Terres de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste (Lettre ouverte à Asli Erdogan).
Son livre La Petite plage (La Part Commune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tanguy. Elle a participé à des livres pauvres avec la poète et collagiste Ghislaine Lejard. Et réalisé Nostalgie blanche, un livre d’artiste avec le peintre Michel Remaud.
 

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Par | 6 juillet 2023|




FIL DE LECTURE de Pierre Tanguy : Grall, Jaccottet, Prouteau, Vernet, Bertholom

 

Encore et toujours Xavier Grall

La première biographie du poète breton Xavier Grall vient d’être rééditée par Coop Breizh. Son auteur, le journaliste Yves Loisel, l’avait publiée en 1989 aux éditions Jean Picollec, soit huit ans après la mort de Grall. Il lui avait fallu « deux ans et neuf mois d’enquête et de recherches » pour dresser le portrait d’un « personnage aux multiples facettes », qui « déroutait, fascinait, agaçait aussi ».

Le 31 août dernier, interrogé sur les ondes de RCF Alpha, à Rennes, par Arnaud Wassmer, dans son émission « Regards », Yves Loisel a expliqué ce qui l’avait attiré chez Xavier Grall. « Sa hauteur de vue », a-t-il souligné, évoquant le poète mais aussi le journaliste qu’il lisait chaque semaine dans les colonnes de La Vie catholique. Car Grall a, sans doute, d’abord assis sa renommée en y rédigeant ses fameux « billets d’Olivier ». Ce qui l’a amené à toucher un large public, en particulier quand il évoquait son quotidien à Bossulan, près de Pont-Aven, aux côtés de son épouse Françoise et de leurs cinq filles. « La religion a été, avec la Bretagne, la grande préoccupation de Xavier Grall, un des thèmes qui revenaient le plus souvent sous sa plume », avait souligné Yves Loisel en ouverture du colloque tenu en 2011, au Bois de la Roche (Morbihan), à l’occasion des trente ans de la disparition du poète. Religion, Bretagne (« contrée de l’âme », disait Grall) : cela vaut aussi bien pour ses chroniques que pour ses poèmes.

Tous les amoureux de l’œuvre de Grall reliront donc avec plaisir cette biographie qui replonge notamment les lecteurs dans les enthousiasmes et soubresauts du « revival » culturel et politique breton. Pour Yves Loisel, une seule ambition : «  Raconter une vie », loin du panégyrique. Le biographe/journaliste n’apporte, en effet, aucun jugement sur l’œuvre. Des faits, seulement des faits. « Sur la base de « témoignages de première main », affirme-t-il.

Le poète breton aurait 85 ans aujourd’hui (il est né le 22 janvier 1930 à Landivisiau, où il est enterré). Que nous dirait-il, en ces temps troublés, de la barbarie jetant sur les routes des dizaines de milliers de réfugiés ? N’avait-il pas pressenti, comme il l’écrit dans son roman Africa Blues, cette montée d’un islamisme radical se nourrissant « de le misère et du Coran » ? Que dirait-il d’une Bretagne du 21e siècle engagée dans le développement de grosses aires métropolitaines, au détriment d’une « fédération de pays typés par la forme des talus, la chanson des fontaines, l’accent du parler », comme il l’écrivait si joliment et justement.

Oui, revenir aux intonations et convictions des Grall. Le retrouver, grand vivant, dans cette biographie. Mais aussi le retrouver dans certains de ses livres réédités aux éditions Terre de brume : des romans (Africa Blues, Cantique à Melilla, La fête de nuit), des poèmes (Barde imaginé), des essais (Arthur Rimbaud ou la marche ou soleil, L’inconnu me dévore), des chroniques (Parlez-moi de la terre, Mémoires de ronces et de galets). Incontestablement, comme le dit Yves Loisel, un « personnage aux multiples facettes ».

 

(Xavier Grall, Yves Loisel, Coop Breizh, 432 pages, 19,90 euros.)

 

*

 

Philippe Jaccottet : ce qu’il nous dit de la poésie qu’il aime

 

Poète et traducteur, Philippe Jaccottet a aussi été un grand lecteur dont le chroniques ont alimenté la NRF, les Cahiers de l’Herne, la Revue des Belles-lettres et bien d’autres publications prestigieuses. La plupart de ses écrits sur la poésie sont réunis aujourd’hui en poche sous le titre Une transaction secrète. Jaccottet nous parle bien sûr des poètes qu’il aime et qu’il a traduits (Ungaretti, Mandelstam…), de ses amis poètes romands (Gustave Roud en tête, Anne Perrier, Edmond-Henri Crisinel…) et de ces figures tutélaires que sont, pour lui, Joubert, Holderlin, Novalis, Hopkins… Et il avertit d’emblée : « Aucun de ces textes n’a été écrit pour les spécialistes de la littérature (toutes gens dont la science me confond), qui auraient de bonnes raisons de les trouver légers, et s’étonneraient sans doute aussi d’une naïveté que, pour ma part, je suis bien forcé de revendiquer ». Il affirme aussi ne pas avoir écrit pour les poètes mais « pour d’éventuels amateurs de poésie ». Dont acte.

Au-delà des éclairages qu’il apporte sur tous les auteurs présents dans ce livre, c’est l’approche personnelle de Jaccottet sur la poésie qui transpire dans toutes ces chroniques. Avec une grande constance, il affirme que « la poésie et la vie » lui ont «  toujours paru étroitement liés ». Une position, n’hésite-t-il pas à dire, « tout à fait anachronique pour certains », mais qu’il revendique haut et fort face à « la littérature à la mode » qui « se dessèche ou s’empâte » (NRF, septembre 1976). Jaccottet, à la suite de Mandelstam, croit « aux grandes réalités élémentaires usées ou oubliées, à leur présence immédiate, leur poids, leurs dimensions presque infinies ». Une façon de se démarquer des « mots de la poésie, si décriés à juste titre, quand ils brillent pour eux-mêmes ou, aussi bien, quand ils restent opaques ». Il le dit dans un éloge de la poésie d’Anne Perrier à la fois chargée, à ses yeux, de « lumière intérieure » et de simplicité vraie.

Tout passe, rappelle-t-il ici et là, par l’émotion. C’est par elle que naît le poème. « Cette émotion que donne toujours l’ouverture sur les profondeurs et que rien d’autre ne donne », affirmait-il dès 1956 (à 31 ans) dans le discours de remerciement au prix Rambert qu’il venait de recevoir. Gustave Roud est, selon lui, un de ceux qui ont le mieux sondé ces profondeurs. « Il voit ce que les autres vivent sans savoir, il voit plus loin », affirme-t-il à propos du poète solitaire de Carrouge. Et Jaccottet pose la question : « Si ce monde où il n’y a aucune place pour le poète était en réalité, malgré l’éloignement des dieux, tout imprégné encore de leur substance ? Si le vagabond démuni y voyait plus clair, à sa façon, que le penseur ?

Ce « vagabond démuni » peut aussi prendre les traits d’un auteur de haïku. Jaccottet parle, dans plusieurs chroniques, de ce genre littéraire « auquel le poète accède par une série de dépouillements, dont la concision de son vers n’est que la manifestation verbale ». Il parle de « pauvreté, discrétion, effacement sinon abolition de la personne ». Et plus encore, ajoute-t-il, voici « une poésie sans images », une poésie qui « refuse le moindre mouvement d’éloquence » avec sa capacité « d’illuminer d’infini les mots quelconques d’existences quelconques ». Jaccottet en voit des traces dans la poésie de Jean Follain, loin des faiseurs d’une poésie absconse, abstraite et « prétentieuse ». Car « il faut bien cette simplicité pour nous arracher au désordre envahissant ». Des mots qu’on peut lire sous sa plume, en 1960, dans la Nouvelle Revue Française. Et qui restent d’actualité.

 

(Une transaction secrète, lectures de poésie, Philippe Jaccottet, Poésie/Gallimard, 400 pages, 7,90 euros).

 

*

 

« La Petite plage » de Marie-Hélène Prouteau

 

Pour beaucoup d’entre nous, il y a des lieux fondateurs. Ceux par lesquels on s’est éveillé au monde, parce que le parfum qui s’y dégageait ou l’ambiance qui y régnait, ont pu nous impressionner à jamais. Parce que, en définitive on y a trouvé un espace en adéquation avec notre cœur et notre corps. Pour certains, ce lieu fondateur c’est l’école primaire, pour d’autres le jardin d’une grand’mère ou le grenier de la maison familiale. Pour d’autres encore, le lieu des amours de jeunesse. Tant d’écrivains ont écrit là-dessus.

Pour Marie-Hélène Prouteau, ce lieu fondateur (ou, pour le moins, cette « madeleine de Proust ») est une petite plage de la côte sauvage du Nord-Finistère, du côté de Kerfissien en Cléder. Elle le dit dans une évocation en prose poétique, éclatée en autant d’évocations du lieu qu’elle garde en mémoire et qu’elle n’hésite pas, quittant la métropole nantaise où elle habite, à arpenter régulièrement pour y humer toutes les senteurs la rattachant à son enfance. « L’enfance est peuplée de cabanes, écrit-elle. Les miennes étaient ces rochers et ces grottes (…) Née dans ce Finistère, je ne peux parler comme une visiteuse. Je le ressens vivement : c’est un pays que j’ai quitté mais qui ne me quitte pas. L’amour de loin pour un être lointain très aimé nous grandit, écrit le poète, je me dis qu’il a raison ».

Encore faut-il exprimer cela de façon personnelle et originale. C’est le cas ici car Marie-Hélène Prouteau prend le parti d’associer cette petite plage non seulement à des souvenirs d’enfance mais aussi à des événements actuels ou à des oeuvres culturelles qui l’ont marquée. En définitive, partir du local (et d’un local bien exigu) pour nous parler de ce qui la fait vibrer aujourd’hui. Etablir également des correspondances. Faire surgir du passé des images nouvelles et contemporaines. Ainsi la vue de ces « femmes qui peinent dans les vagues sous un effort intense » la ramène-t-elle au tableau de Gauguin « Pêcheurs de goémon ». Ainsi, encore, ce menhir de Kergallec, « au milieu des artichauts », tout proche de la petite plage, lui évoque Les Stèles de Ségalen. Plus loin, à la vue de la marée montante, c’est « La vague » d’Hokusaï qui surgit. Ailleurs, les rochers lui font penser aux sculptures de Hans Arp. Et comment, face à la mer déchaînée qui s’engouffre dans la petite plage, ne pas évoquer l’héroïsme des Sauveteurs bretons ou les drames actuels de Lampedusa ?

La petite plage charrie tout cela. Elle devient une caisse de résonance du monde. Un chambre d’écho. L’auteure en fait une relecture à l’aune de ses propres expériences et de son bagage culturel. Marie-Hélène Prouteau parle joliment de « champ magnétique » ou de « promenoir des songes », de « contrepoint lumineux », « d’épicentre naturel ». Son appétit des vagues, d’iode et de rochers, reste, en tout cas, insatiable. Evoquant François Cheng, elle parle de « sentiment-paysage » et n’hésite pas, faisant référence à Erri de Luca, à sous-titrer son livre « autobiographie d’un lieu ». Et, convient-elle justement, « la distance a du bon, elle préserve le sacré ».

 

(La petite plage, Marie-Hélène Prouteau, La Part Commune, 126 pages, 14 euros.)

 

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Joël Vernet : « L’adieu est un signe »

 

On ne met pas impunément, en exergue d’un livre, la fameuse phrase de Novalis, « le paradis est dispersé toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars ». Dans le nouveau recueil en « prose poétique » de Joël Vernet, la filiation avec Novalis transpire, en effet, tout au long des pages. Et encore plus avec Gustave Roud et Philippe Jaccottet qui, eux-mêmes, avaient repris à leur compte cette injonction de Novalis.

Le paradis c’est, ici, le pays retrouvé après des années de bourlingue (Joël Vernet est né en 1954 dans un petit village aux confins de la Haute-Loire et de la Lozère). « Rentrant d’un long voyage, je retrouve la maison, son silences, ses pierres anciennes ». Le ton est donné dès les toutes premières lignes du livre. « La splendeur est telle ce matin dans le jardin que mes chevilles foulant l’herbe font remonter jusqu’à mon cœur la douce sensation d’être vivant sur cette terre ». Joël Vernet évoque plus loin « le paradis du jardin qui, loin d’être dans l’ombre apparente, rayonne du feu des saisons ». Et pourtant, avoue le poète, « j’ai consenti au départ, abandonnant le village et la maison : son seuil et tous les visages, ne me retournant pas sur les années anciennes. L’adieu fut un signe (ndlr : titre du livre), mais n’est-il pas celui de tous quand les yeux se ferment sur la lumière ? »

De retour au pays, Joël Vernet constate qu’il est resté « l’enfant immobile ». Il nous entretient de « l’innocence perdue », de son « chagrin en miettes », de la « blessure d’enfance ». Il nous dit surtout, aujourd’hui (et avec quelle puissance d’écriture !), que « la voie royale est le chemin vers la vie pauvre ». Exercice de frugalité et de modestie (« les grands auteurs son invisibles ») doublée d’une forme de profession de foi sur le poète qu’il rêve d’être ou qu’il est sans doute déjà. « Ce qui l’absorbe, ce sont les vies, les êtres, les objets, la lumière, les ombres autour de lui ». C’est, en définitive, un véritable art poétique qu’il décline ainsi lui aussi - après d’autres -, fait de « contemplation et de désoeuvrement ». Nourri de cette « attention soutenue » chère à Czeslaw Milosz, dont Joël Vernet pourrait aussi se revendiquer. Le poète, dit-il, est là pour « retranscrire la beauté dans ce qu’il faut bien nommer un livre, qui n’est autre qu’une chambre d’écho ouverte aux quatre vents ».

Joël Vernet fait surgir, dans ce livre merveilleux, le meilleur de ce qu’il anime. Sous sa plume, la poésie est véritablement, cette « rose d’espérance ».

 

(L’ adieu est signe, Joël Vernet, dessins de Michel Potage, Fata Morgana, 77 pages, 14 euros.)

 

*

 

 

Louis Bertholom : « Paroles pour les silences à venir »

 

Barde jusqu’au bout des doigts. « Je viens de la gwerz/du pays de la charrue qui creuse le sillon/du chant ancestral ». Louis Bertholom l’affirme dans son nouveau livre Paroles pour les silences à venir (une forme de connivence avec Musiques pour les silences à venir du Quimpérois Dan Ar Bras). Un livre où le poète breton nous parle de son attachement au pays natal, de ses amis, de ses rencontres. De sa vie pour tout dire.

Comme pour tout barde, la parole de Bertholom peut être tonitruante quand il s’agit de dénoncer les turpitudes des hommes. Haro, par exemple, sur le Paris-Dakar ou le football business, symboles de cette société de l’argent que le poète exècre. Haro aussi sur tous les murs qui séparent les hommes et cultivent la haine, à commencer par le mur des Israéliens. La parole de Bertholom peut, alors, prendre carrément l’allure de poèmes-tracts.

Car le poète breton va droit au but. Poète engagé ? Sans doute. A la manière de Xavier Grall dont on retrouve la filiation dans plusieurs pages de ce livre. « Nous avons chanté les blés murs/quand toute vache portait un nom/les fruits cueillis avec tendresse/à savourer les caresses des fenaisons/dans la lente geste paysanne » (poème dédié à Jean-Charles Perazzi). Engagé encore plus à la manière de Glenmor, « le plus grand braillard du Poher/au visage de rocs et de landes », dont il se réclame à sa façon car « vivre en mélancolie c’est être barde, écrit-il, tribun sur les chemins de la bohême ».

Il y a aussi, et surtout, dans son panthéon personnel, le Kerouac breton venu à Brest quêter ses origines. « Tu titubes sous la pluie rue de Siam/clochard céleste aux larmes de Cognac ». Ce « satori » brestois devient un « saturé à Paris » quand Louis Bertholom lui-même déambule, la vague à l’âme, dans la Capitale, côtoyant les bouquinistes le long de la Seine ou partant « rue de Verneuil/lire le mur de Gainsbourg ».

Mais il y a, dans ce nouveau livre, des accents nouveaux. Plus personnels. L’homme se confie. Le Bertholom intime pointe le bout du nez. Ainsi cet émouvant adieu à Moutig, son chien fidèle. « Dans le jardin de mon enfance/il reposera sous l’ombre d’un pommier ». Il y a aussi ce retour sur ces années de labeur d’infirmier psychiatrique et son diagnostic implacable sur l’accueil que l’institution réserve aux « schizos » ou à ceux qu’on appelle les fous. Parlant de l’un d’entre eux, il écrit. « Dans l’océan tourmenté de tes yeux/dansent les remous de l’âme/détresse infinie malgré la sécheresse/lacrymale ».

Bertholom a beaucoup écrit entre l’automne 2014 et le printemps 2015. On y découvre un poète victime d’insomnies. « Absence bloquée à la porte de l’oubli/longue écoute de la nuit/impatience des draps énervés ». Au réveil, c’est le questionnement : « Quel poème écrire aujourd’hui/pour secouer la torpeur/égoutter les mots/dans l’odeur du café/de ce matin frileux ». Il le note noir sur blanc, à Quimper, le 22 novembre 2014.

 

(Parole pour les silences à venir, Louis Bertholom, préface de Alain-Gabriel Monot, éditions Sauvages, 250 pages, 16,50 euros.)