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Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine. 

Son introduction à un poème des derniers mois de sa vie, « À pleine voix », se veut une adresse directe à la postérité semblant boucler la portée de son écrit initial de 1914 à l'occasion d'une tournée du mouvement futuriste à Odessa intitulé « Un nuage en pantalon » : « Honorés / camarades de demain ! / Grouillant / dans la m... fossile / de notre temps, / étudiant les ténèbres de nos jours, / peut-être / chercherez-vous / qui je fus. »

Ce souci de s'exposer dans sa vérité, en porteur du verbe jusqu'à son incandescence, travaille déjà l'écriture de sa tétralogie alors qu'il rencontre Maria Denissova. Prescience de son propre malheur, tragédie futuriste, par son expérience des maux traversés et sa profusion des mots jetés en pâture, dans une recherche avant-gardiste des formes nouvelles, tournant le dos tant aux clichés du poétique qu'à un lyrisme trop conventionnel, ce poème premier témoigne d'un monde intérieur tourmenté, accouchant ses monstres et ses chimères, et habité par la ferme volonté de rénover le langage poétique...

Maïakovski, Un nuage en pantalon, traduit par Elena Bagno et Valentina Chepiga, Vibration Éditions.

Comme le suggère Elena Truuts, dans sa préface à la nouvelle traduction de ce texte majeur par Elena Bagno et Valentina Chepiga, c'est à se demander si derrière quelques vers  visionnaires ne se cache l'intuition de la fin tragique de leur créateur ? « Et quand le nombre de mes années / aura achevé son ère - / des millions de gouttes de sang joncheront l'allée / vers la maison de mon père. » Mais si la destinée demeure funeste quel éclat avait le feu poétique qui embrasait son cœur ! Avec un goût prononcé pour la provocation, l'ardent jeune homme s'y dépeint en Christ moderne ou en « treizième apôtre », titre alors envisagé, prompt à bousculer les facilités de pensée et l'avachissement des habitudes de ses contemporains, pour mieux leur opposer son chemin, mêlant dans une même écriture agit-prop et mysticisme, ce qui décloisonne le regard rétrospectif porté sur cette œuvre singulière du XX ème siècle qui ne saurait se réduire à un simple endoctrinement communiste...

Vladimir Maïakovsky, Un nuage en pantalon, prologue.

Dès les premiers vers, le choix des traductrices de donner une forme versifiée restitue par son art de la rime la vigueur de la musicalité et l'audace du ton adoptés par le jeune chantre d'une Marie, figure où l'on retrouve tant la rencontre amoureuse de Maria  Denissova que la divine Vierge ou la sensuelle Marie Madeleine, et reproduit avec justesse le choc du regard de l'écrivain avec le conformisme de son temps, ainsi du « cerveau ramolli » exprimant un « cœur démoli » à l'image de celui, desséché, de certains hommes de son époque, ainsi que de l'objectivité bourgeoise et clinquante du « canapé luisant » à laquelle répond son rire « insolent » : « Votre pensée / qui rêvasse sur un cerveau ramolli, / comme un laquais aux chairs flasques sur son canapé luisant, / je la taquinerai avec un lambeau de cœur démoli ; / à satiété je me moquerai, caustique et insolent. »

Vladimir Maïakovski, Adolescent.

Par le mordant de son trait d'esprit, le jeune insurgé paraît ainsi répondre d'emblée à la question-reproche que la censure adressa à ce dernier en 1915, après avoir supprimé six pages et rejeté le titre premier « Le treizième apôtre » : « Comment avez-vous pu unir le lyrisme à la grossièreté ? » Par son goût des contrastes, par sa manière provocatrice, le poète russe a su donner à entendre un lyrisme nouveau, celui de la dissonance aux extravagances déroutantes...  C'est cette dimension essentielle de sa poésie que Valentina Chepiga et Elena Bagno ont rendu avec brio par leur travail minutieux ! En effet, la longueur des vers, le choix des assonances et autres échos sonores illustrent à merveille la poétique de cet auteur « à pleine voix » ! Et qui se livre à l'exercice de déclamer à voix haute la traduction nouvelle, retrouvera, pour reprendre les formules de l'avant-propos de Florian Voutev, à la fois « résonance harmonieuse » et « entrechoquement brutal »...

Vladimir Maïakovski, Ecoutez, lecture du poème en russe et en français, par Anna Gichkina.

Ainsi en est-il, par exemple, de l'avant-dernier couplet du prologue, qui explicite le titre de cette déchirante et néanmoins revigorante tétralogie, charge critique avec la docilité désormais attendue de tout un chacun astreint au miroir des apparences et des convenances : « Voulez-vous / que je sois de viande fou - / et comme un ciel qui change de tons - / voulez-vous / que je sois impeccablement doux, / pas un homme, mais – un nuage en pantalon ! ».

Vladimir Maïakovski, Le Poète est un ouvrier.

Présentation de l’auteur

Vladimir Maïakovski

Vladimir Maïakovski (19 juillet 1893 – 14 avril 1930) est un poète et dramaturge russe qui a joué un rôle important dans la révolution de 1917 et le mouvement futuriste. Il apparaît sur la scène poétique russe comme un poète moderne, agitateur imperturbable dans une lutte permanente contre les conformismes, la bourgeoisie et ses valeurs. Il met fin à ses jours après avoir été persécuté par le pouvoir soviétique. 

© Crédits photos Wikipédia.

Poèmes choisis

Autres lectures

Maïakovski. Révolution. Suicide.

Comment Maïakovski a pu vouloir se lancer dans la Révolution, comment il a pu essayer de la comprendre comme un déluge salvateur, pour tout recommencer, tout reconstruire. Comment, en 1917, il démolit et reconstruit la langue. Et comment tout ce qu’il a fait est génial, à la fois tragique et joyeux.

Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine.  [...]

Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine.  [...]




Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine. 

Son introduction à un poème des derniers mois de sa vie, « À pleine voix », se veut une adresse directe à la postérité semblant boucler la portée de son écrit initial de 1914 à l'occasion d'une tournée du mouvement futuriste à Odessa intitulé « Un nuage en pantalon » : « Honorés / camarades de demain ! / Grouillant / dans la m... fossile / de notre temps, / étudiant les ténèbres de nos jours, / peut-être / chercherez-vous / qui je fus. »

Ce souci de s'exposer dans sa vérité, en porteur du verbe jusqu'à son incandescence, travaille déjà l'écriture de sa tétralogie alors qu'il rencontre Maria Denissova. Prescience de son propre malheur, tragédie futuriste, par son expérience des maux traversés et sa profusion des mots jetés en pâture, dans une recherche avant-gardiste des formes nouvelles, tournant le dos tant aux clichés du poétique qu'à un lyrisme trop conventionnel, ce poème premier témoigne d'un monde intérieur tourmenté, accouchant ses monstres et ses chimères, et habité par la ferme volonté de rénover le langage poétique...

Maïakovski, Un nuage en pantalon, traduit par Elena Bagno et Valentina Chepiga, Vibration Éditions.

Comme le suggère Elena Truuts, dans sa préface à la nouvelle traduction de ce texte majeur par Elena Bagno et Valentina Chepiga, c'est à se demander si derrière quelques vers  visionnaires ne se cache l'intuition de la fin tragique de leur créateur ? « Et quand le nombre de mes années / aura achevé son ère - / des millions de gouttes de sang joncheront l'allée / vers la maison de mon père. » Mais si la destinée demeure funeste quel éclat avait le feu poétique qui embrasait son cœur ! Avec un goût prononcé pour la provocation, l'ardent jeune homme s'y dépeint en Christ moderne ou en « treizième apôtre », titre alors envisagé, prompt à bousculer les facilités de pensée et l'avachissement des habitudes de ses contemporains, pour mieux leur opposer son chemin, mêlant dans une même écriture agit-prop et mysticisme, ce qui décloisonne le regard rétrospectif porté sur cette œuvre singulière du XX ème siècle qui ne saurait se réduire à un simple endoctrinement communiste...

Vladimir Maïakovsky, Un nuage en pantalon, prologue.

Dès les premiers vers, le choix des traductrices de donner une forme versifiée restitue par son art de la rime la vigueur de la musicalité et l'audace du ton adoptés par le jeune chantre d'une Marie, figure où l'on retrouve tant la rencontre amoureuse de Maria  Denissova que la divine Vierge ou la sensuelle Marie Madeleine, et reproduit avec justesse le choc du regard de l'écrivain avec le conformisme de son temps, ainsi du « cerveau ramolli » exprimant un « cœur démoli » à l'image de celui, desséché, de certains hommes de son époque, ainsi que de l'objectivité bourgeoise et clinquante du « canapé luisant » à laquelle répond son rire « insolent » : « Votre pensée / qui rêvasse sur un cerveau ramolli, / comme un laquais aux chairs flasques sur son canapé luisant, / je la taquinerai avec un lambeau de cœur démoli ; / à satiété je me moquerai, caustique et insolent. »

Vladimir Maïakovski, Adolescent.

Par le mordant de son trait d'esprit, le jeune insurgé paraît ainsi répondre d'emblée à la question-reproche que la censure adressa à ce dernier en 1915, après avoir supprimé six pages et rejeté le titre premier « Le treizième apôtre » : « Comment avez-vous pu unir le lyrisme à la grossièreté ? » Par son goût des contrastes, par sa manière provocatrice, le poète russe a su donner à entendre un lyrisme nouveau, celui de la dissonance aux extravagances déroutantes...  C'est cette dimension essentielle de sa poésie que Valentina Chepiga et Elena Bagno ont rendu avec brio par leur travail minutieux ! En effet, la longueur des vers, le choix des assonances et autres échos sonores illustrent à merveille la poétique de cet auteur « à pleine voix » ! Et qui se livre à l'exercice de déclamer à voix haute la traduction nouvelle, retrouvera, pour reprendre les formules de l'avant-propos de Florian Voutev, à la fois « résonance harmonieuse » et « entrechoquement brutal »...

Vladimir Maïakovski, Ecoutez, lecture du poème en russe et en français, par Anna Gichkina.

Ainsi en est-il, par exemple, de l'avant-dernier couplet du prologue, qui explicite le titre de cette déchirante et néanmoins revigorante tétralogie, charge critique avec la docilité désormais attendue de tout un chacun astreint au miroir des apparences et des convenances : « Voulez-vous / que je sois de viande fou - / et comme un ciel qui change de tons - / voulez-vous / que je sois impeccablement doux, / pas un homme, mais – un nuage en pantalon ! ».

Vladimir Maïakovski, Le Poète est un ouvrier.

Présentation de l’auteur

Vladimir Maïakovski

Vladimir Maïakovski (19 juillet 1893 – 14 avril 1930) est un poète et dramaturge russe qui a joué un rôle important dans la révolution de 1917 et le mouvement futuriste. Il apparaît sur la scène poétique russe comme un poète moderne, agitateur imperturbable dans une lutte permanente contre les conformismes, la bourgeoisie et ses valeurs. Il met fin à ses jours après avoir été persécuté par le pouvoir soviétique. 

© Crédits photos Wikipédia.

Poèmes choisis

Autres lectures

Maïakovski. Révolution. Suicide.

Comment Maïakovski a pu vouloir se lancer dans la Révolution, comment il a pu essayer de la comprendre comme un déluge salvateur, pour tout recommencer, tout reconstruire. Comment, en 1917, il démolit et reconstruit la langue. Et comment tout ce qu’il a fait est génial, à la fois tragique et joyeux.

Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine.  [...]

Maïakovski, Un nuage en pantalon

Figure emblématique du modernisme russe dont la créativité croise la révolution de 1917, Vladimir Vladimirovitch Maïakovski mourut à 37 ans le 14 avril 1930, en se tirant une balle dans la poitrine.  [...]




Maïakovski. Révolution. Suicide.

A l’occasion des Journées européennes du patrimoine, Radio France a proposé un concert fiction ressuscitant l’œuvre de Vladimir Maïakovski (1893-1930). André Markowicz, poète et traducteur français, est à l’origine du choix des textes et le traducteur d’un choix de poèmes complétant cet ensemble (Le porte-cigare, Pour le jubilé,
Philosophie de surface en lieux profonds, Alexandre Blok est mort,
À pleine voix,
Derniers vers.)

Il a autorisé Recours au Poème à publier une partie du journal qu'il tient presque quotidiennement sur la page facebook, où il  fait partager à ses lecteurs sa réflexion très personnelle sur cet exercice périlleux Il y parle de sa conception de la traduction, et de Maïakovski.

La traduction est gageure est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit de poésie. En effet, le langage n’y est plus employé dans son usage pragmatique. Il est soumis à des distorsions, grâce à des dispositifs syntaxiques et lexicaux particuliers. Cette difficulté à rendre compte de l’implicite, porté par le langage poétique, bien souvent allégé de sa dimension référentielle, se double ici de la complexité de la langue traduite. En effet, le russe, langue flexionnelle, propose une multitude de possibilités pour certaines occurrences. Ainsi, cette question du passage d’une langue à l’autre demande des adaptations et une lecture bien plus globale de l’œuvre. 

Dans cette démonstration magistrale, André Markowicz nous propose de le suivre dans ce travail, mené pas à pas, à partir de quelques vers de « Ça va ! ». Il nous fait part des subtilités de la langue, et des possibilités envisagées pour rendre compte d’un texte qu’il n’aborde qu’à partir de la globalité de son contexte de production, lequel a, bien entendu, motivé les propos de Vladimir Maïakovski. C’est cette problématique de la traduction qu’aborde également Caroline Regnaut dans l’article que nous proposons également dans ce numéro : elle y rend compte du travail qui a donné lieu à son livre, Ressusciter Maïakovski : quelle doit être la posture du traducteur, et comment restituer une œuvre à partir des faits de langue. Car, au-delà de la personnalité de ce poète, qui, grâce à des dispositifs particuliers, revisite la posture de l’écrivain et ouvre la voie à une modernité poétique, il y a le texte, à considérer dans sa dimension autotélique. (La Rédaction)

* * *

 

Maïakovski. Révolution. Suicide.

Je répète à la Maison de la Radio, pour un concert lecture, ou comment ça s’appelle? — le 16 septembre. Disons, réellement, une création musicale de Jonathan Bepler à partir de poèmes de Maïakosvki, avec l’Orchestre philarmonique de Radio France et Denis Lavant, dans une réalisation de Christophe Hocké. Il s’agit, à l’occasion du centenaire d’Octobre 1917, d’évoquer la figure de son poète majeur. Le titre vient de son poème qui, en russe, s’appelle, « Horocho », ce qui veut dire « C’est bien », et pas tellement « Ça va », comme l’a traduit Christian David chez Poésie/Gallimard. Mais bon, ce n’est pas grave. Le fait est que ce mot, « C’est bien », est le titre d’une épopée de Maïakovski écrite pour les dix ans de ce qui était censé être l’épopée bolchévique. Et « C’est bien », c’est un mot d’Alexandre Blok dont Maïakovski rapporte qu’il lui avait dit ça, à propos de la Révolution, et qu’il avait ajouté : « Vous savez, ils m’ont brûlé ma bibliothèque à la campagne ». J’ai publié cet article que Maïakovski a écrit à la mort de Blok le 13 avril 2017.

Et Maïakovski, les bibliothèques brûlées, ce n’est pas ça qui l’effrayait.

Oui, il est monstrueux, Maïakovski. Et quand je lis ses poèmes écrits à la fin des années vingt, la plupart du temps, je suis saisi d’effroi : et pas seulement parce que cette « poésie engagée » est d’une pauvreté affligeante, déclarative, linéaire, un hymne à la violence, qu’elle est un hymne, répétitif, à la terreur, en fait. J’en parle dans les deux interventions que je fais pendant le concert, mais, ce que je voudrais aujourd’hui, c’est essayer de vous faire ressentir l’ampleur de la catastrophe, non pas en citant ces vers terribles de l’année 1927, qui sont écrits dans une syntaxe linéaire, et qui ne font que dire « C’est bien », alors que tout le monde le sait, dès le moment où il l’écrit, que ce n’est pas bien du tout ; que c’est la fin de la NEP, c’est-à-dire de la dernière tentative de libéraliser la vie économique, et que, ce qui s’avance, c’est quelque chose de réellement épouvantable : l’annihilation de la campagne, que Maïakovski chantera, là encore. Non, ce qui fait peur, c’est de comparer ce que Maïakovski était en 1917 et ce qu’il était devenu en 1927.

Aujourd’hui, je voudrais essayer de vous faire sentir comment Maïakovski a pu vouloir se lancer dans la Révolution, comment il a pu essayer de la comprendre comme un déluge salvateur, pour tout recommencer, tout reconstruire. Comment, en 1917, il démolit et reconstruit la langue. Et comment tout ce qu’il a fait est génial, à la fois tragique et joyeux.

*

En 1917, il écrit un long poème lyrique, « Tchélovek », « L’homme », ou « Un homme », puisque le russe ne connaît pas l’article. C’est la naissance, la vie, la mort, l’ascension et la redescente d’un homme-dieu, d’un géant qui dit « je », Maïakovski, devenu tous les hommes, Fils de l’Homme. Un homme qui, dans toute la première partie de son œuvre, est poursuivi par une seule obsession : le suicide. Et voici comment il décrit son face à face avec sa bien-aimée. En russe, ça donne ça. Je vous donne juste un quatrain.

« Глазами взвила ввысь стрелу.
Улыбку убери твою!
А сердце рвется к выстрелу,
а горло бредит бритвою. »

La transcription :

« GlaZAmi VZVIla VVYS’ strélou.
OuLYBkou oubéRI tvaïou !
a SERDsté RVIOTsia k VYStrélou,
a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

Dans cette strophe, tout est impossible : GlaZAmi VZVIla VVYS’ strélou.
GlaZAmi — par les yeux, avec les yeux
VZVIla — [le mot ne semble pas exister sous cette forme, mais on comprend qu’il signifie quelque chose comme « bander vers le haut », lancer, conjugué à la troisième personne du féminin singulier, — mais le « elle » n’est pas dit. Et essayez de le prononcer, ce vers : « VZVIT’ ». Il existe une autre forme : « VZVESTI », qu’on peut employer, par exemple, pour le chien d’un pistole ancien, qu’on arme — qu’on soulève avant d’appuyer sur la gâchette. Le verbe russe, tel qu’il est employé par Maïakovski, donne l’idée de quelque chose qui est lancé, vibrant, à toute vitesse. — 
Essayez de prononcer le mot « VZVIla » et, à sa suite, « VVYS », qui signifie vers le faut. Et dans cette accumulation imprononçable en russe de v, de z et de i, vous avez déjà la poétique de Maïakovski. Une concentration des impossibles.
« strélou », c’est l’accusatif de « stréla », qui signifie une « flèche ».

Et donc, ce vers signifie « Des yeux [elle] lance vers le haut une flèche. (ou : elle arme ? une flèche.) » — Mais vous comprenez bien que si je traduis ça comme ça, je fais, en respectant le sens des mots, un contresens. Parce que rien n’est laissé à la dénotation, même si, bien sûr, ça part du lieu commun de la flèche de cupidon, ou de l’éclair que pourrait lancer le regard de la bien-aimé irritée. Et, autre chose, pour compliquer encore : vous avez remarqué que je ne mets aucune majuscule au mot « strélou » (la flèche), c’est-à-dire que je ne marque aucun accent tonique ? Evidemment qu’il y a un accent tonique en russe sur ce mot, et c’est « stréLA, stréLOU (accusatif) ».

*

« OuLYBkou oubéRI tvaïou !
OuLYBkou » — sourire (à l’accusatif)
oubéRI — enlève (impératif)
tvaïou — tien. Enlève ton sourire ! — Mais personne, jamais personne ne peut dire ça en russe. Non seulement « enlève » ton sourire, mais « sourire enlève tien », dans cet ordre là — et pourtant l’ordre des mots, grâce à la déclinaison, est beaucoup plus libre en russe qu’en français. Il est libre, mais pas à ce point. Qu’on me comprenne : il n’y a pas de faute de grammaire, non — c’est juste que c’est hors de tous les codes. Et écoutez les sons : OU — Y (ce son guttural, Ы, dont Maïakovski dit qu’il est à lui tout seul le futurisme, par sa violence et sa laideur) — OULYB — OUBRI, où le « l » et « r » sont en saisis en miroir.

*

« SERDsté RVIOTsia k VYStrélou »,
a — mais, et/ alors que..
SERDsté — le cœur
RVIOTsia — se déchire. Non, ce n’est pas qu’il se déchire : ou, si, il se déchire (c’est le premier sens du mot), mais, ici, c’est « se déchirer en désirant se précipiter vers » (oui, tout ça). Et vers quoi se veut se précipiter le cœur ?
k — vers
VYStrélou — le coup de feu

Le cœur [rêve de se précipiter] vers le coup de feu. — Déjà l’image est saisissante. Mais ça ne suffit pas. Est-ce que vous avez remarqué la rime ?
— « VZVIla VVYS’ strélou »
— « RVIOTsia k VYStrélou » ? — Ce n’est pas une rime, c’est un quasiment un calembour, mais tragique : une rime qui repose entière sur la force de l’accent tonique, c’est-à-dire qu’elle porte en elle-même la violence de l’accentuation, et le choc de la flèche qui se fige et qui vibre sur encore deux autres syllabes similaires et non accentuées (strélou)… Ça va ?...

Et le quatrième vers :

« a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

« a GORla » — et/ mais la gorge
 « BRÉdit » — délire (du verbe délirer)
 « BRITvaïou » — du rasoir. La gorge délire du/par le rasoir. — Elle veut tellement le rasoir qu’elle en délire. Mais, là encore, évidemment, tout ne tient que sur le son — « BREDT » — « BRITV »… et là, encore, la rime laisse pantois :

« OuLYBkou oubéRI tvaïou !
a GORla BRÉdit BRITvaïou ! »

Comme si, dans l’impératif singulier du verbe « enlève » (oubéRI) suivi du possessif (tvaïaou), il y avait le rasoir. Par la force de l’accent tonique russe. Et encore un détail, qu’il faut vraiment pouvoir sentir : la forme « BRITvaïou » est une forme longue, littéraire de de la déclinaison à l’instrumental du substantif « BRITva » (le rasoir). Dans la langue courante, on ne dirait jamais ça : on dirait « BRITVaï ». C’est, à ma connaissance, ici, dans ce quatrain, le seul cas d’emploi d’une forme littéraire, noble, pour un objet aussi banal qu’un rasoir. Comme si le rasoir devenait un objet, je ne sais pas, métaphysique.

Et comme si tout dans cette strophe, où ça va si vite, où ça ne parle que d’une seconde où la bien-aimée lance un regard vers « l’homme », tout, en même temps, devenait d’une lenteur invraisemblable. Et ça encore, c’est entièrement nouveau. Tout, là, est révolutionnaire. Il s’agit ni plus ni moins d’une nouvelle langue russe, et d’une nouvelle façon de percevoir le monde par la langue. Comme si les mots étaient réduits à des éléments bruts, à la fois fixes et en mouvantes les uns par rapport aux autres — comme, je ne sais pas, Braque ou Picasso qui décomposent le mouvement.

C’est ce renouvellement, cette violence tragique et, à la fois, grotesque et, joyeuse, oui — puisque toujours à la limite du calembour, et tellement joyeuse par l’énergie qu’elle dégage quand vous arrivez à le dire, et par la vitesse de la pensée, — joyeuse, donc, vraiment, même ça ne parle que du désir de suicide— c’est tout cela que Maïakovski a pressenti dans le déluge qui a déferlé en octobre 1917 : un monde retourné, à reprendre entièrement, à reconstruire bloc par bloc, pierre à pierre, syllabe à syllabe, pour le faire sonner à neuf.

Le problème est qu’Octobre 1917, ça n’a pas été ça. — Et Maïakovski, en mars 1930, ayant perdu cette jeunesse de la langue et de plus en plus acculé par le pouvoir de Staline, n’avait réellement que l’issue de la balle pour mettre, comme il disait, un point final à sa vie.

*

 

Présentation de l’auteur




Ressusciter Maïakovski, poète de la révolution de la pensée

Secouant les têtes par les explosions de la pensée,
dans le fracas de l’artillerie des cœurs,
se lève hors des temps
une révolution autre,
la troisième révolution,
de l’esprit.

Lettre ouverte de Maïakovski au CC du PCR
expliquant quelques actes dudit Maïakovski

 

Qui est Vladimir Maïakovski ? Un poète contemporain de la révolution bolchévique (il a vingt ans en 1914), y adhérant passionnément, y demeurant fidèle malgré le totalitarisme, poète officiel du régime soviétique (malgré tout, c’est-à-dire avec un costume retaillé par la censure), érigé en monstre sacré par Staline. Un poète qui ne laisse pas indifférent, affublé d’éloges ou de critiques toujours extrêmes, coincé dans une vision du monde dramatiquement binaire opposant les prosoviétiques (communistes, marxistes, matérialistes) aux anti. Cette dualité idéologique a orienté la lecture de son œuvre et en a déformé et appauvri le sens.

Ressusciter Maïakovski (La 5e Internationale), Caroline Regnaut, Editions Delatour France, 192 pages, 16 euros

Ressusciter Maïakovski (La 5e Internationale), Caroline Regnaut, Editions Delatour France, 192 pages, 16 euros

Une fausse image du poète, qui mutile sa pensée

 Maïakovski est peut-être une « star people » victime de son charisme. Il est devenu plus important que son œuvre, au point qu’on ne peut la lire sans le voir. Voyou à la chemise jaune à ses débuts, acteur d’un one-man-show délirant avec sa pièce Vladimir Maïakovski, premier rappeur à scander ses milliers de vers devant les foules déchaînées, comme aujourd’hui les rock stars. Ses amours ont fait l’objet de commentaires et de récits (après sa mort) dignes de la presse à ragots occidentale.

Il a été piégé par son image médiatique. L’esthétique des débuts de la photographie était sérieuse, les portraits adoptaient des poses hiératiques sombres. Ainsi disparaît son rire, son visage gai, enfantin, bouffon, son goût rabelaisien pour la joie, la dérision, qui se lit dans toute son œuvre. Cette iconographie tragique a déformé la lecture de ses textes, comme en témoignent les traductions existantes, comme s’ils avaient voulu faire correspondre ses textes à l’image qu’ils avaient de leur auteur, celle d’un amant maudit, celle d’un porte-drapeau du régime soviétique et celle d’un maniaco-dépressif. Or ces trois aspects, l’amoureux fou et malheureux, le révolutionnaire survolté et naïf, le tourmenté suicidaire, ne sont-ils pas l’archétype de ce qu’on appelle l’âme russe, étiquette réductrice, du même niveau de véracité que de dire que la France c’est « la vie en rose », par exemple ?

Pourtant Maïakovski a adopté deux stratégies pour qu’on l’oublie en tant qu’auteur : il s’est incorporé à son œuvre en tant que personnage, presque partout de façon systématique et très impersonnelle, peu intimiste (son poème L’homme, par exemple, en 1917, est sous-titré « Une chose »). Il s’est chosifié lui-même en donnant aux objets une place originale : ce sont eux qui réclament la révolution, c’est-à-dire une relation d’écoute et une réponse adaptée à leur appel. Dans son poème La 5e Internationale il se dévisse l’oreille puis le cou et monte ainsi pour avoir une vision panoramique puis céleste jusqu’à devenir « quelque chose comme une immense station de radio » pour écouter la musique des sphères.

La seconde stratégie qu’il a mise en œuvre pour éviter qu’on le prenne comme objet d’étude plutôt que ses textes est d’intégrer à ceux-ci leur propre critique, de façon à y répondre lui-même, pour éviter les méprises, les interprétations fausses (toujours dans La 5e Internationale) :

« Excusez, camarade Maïakovski, vous braillez tout le temps : “Un art socialiste, un art socialiste”. Et dans vos vers, il n’y a que “moi”, “moi” et “moi”. Je suis une radio, je suis une tour, je suis ceci, je suis cela. Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Il répond en intitulant son paragraphe « Pour les incultes », puis il revient à son poème : « Maintenant le poème lui-même » (c’est-à-dire après avoir exposé la méthode de dévissage et répondu aux critiques).

 Une autre idée de l'amour : l'éveil d'une conscience philosophique

 Peine perdue, car tous ont décrit son « ego surdimensionné », son « âme d’amant maudit », etc. Alors qu’il répète inlassablement le contraire : il est un grain de poussière, un ange, un nuage (Le Nuage en pantalon, 1915), et l’amour pour une femme n’est pas déterminant, il ne parle que de l’amour philosophique, avec Copernic pour rival (Lettre de Paris au camarade Kostrov sur la nature de l’amour, trad. CR) :

 Aimer,
c’est hors des draps
déchirés par l’insomnie
s’arracher,
jaloux de Copernic,
de lui,
et non du mari de Maria Ivanovna,
en le prenant
pour son
rival.

 Pour changer de regard sur cette œuvre, il faut oublier son auteur, le contexte historique et personnel, et les analyses existantes. Replonger dans le mot à mot du texte original fait apparaître, sous la plume de tous les traducteurs, des déformations surprenantes. Chaque vers traduit cache un sens étouffé, y compris le titre du poème Про это, par exemple, qui est à traduire simplement par À ce propos, en faisant le lien avec son poème précédent, La 5e Internationale, dont il est en réalité la troisième partie annoncée par le dernier vers (en prose, exceptionnellement) :

Le plus intéressant, bien sûr, commence maintenant. Personne d’entre vous ne connaît précisément les événements de la fin du XXIe siècle. Moi, je les connais. Et c’est ce que décrit ma troisième partie.

« Ce long poème (une cinquantaine de pages) est organisé en trois parties : "la ballade de la geôle de Reading", "la nuit de Noël", "la requête adressée à (s’il vous plaît, camarade chimiste, complétez vous-même)". Chaque partie est composée de sous-parties titrées en marge, 11 pour la première, 21 pour la deuxième, et 3 pour la dernière ("Foi", "Espérance", "Amour").

Le titre (Про это) a été traduit par "De ceci" ou encore "Sur ça". Maïakovski a l’art des titres slogans, des mots ultrasimples, des raccourcis percutants. Le sens de ce titre n’est pas dans le mot это, mais bien dans про ("à propos de, au sujet de, sur, quant à"). En réalité c’est surtout la préposition qui a une signification et c’est à dessein que это ("ça") doit être vidé de sens, puisque ce dont parle ce poème est innommable, comme le dit explicitement le prologue :

SUR QUOI – SUR ÇA ? À PROPOS DE QUOI ?

 Dans ce thème Dans ce thème,
personnel, à la fois personnel
domestique, et petit,
chansonné par mille rechanté pas une fois
et mille voix, et pas cinq,
j’ai tourné, écureuil poétique, j’ai tourné, écureuil poétique,
et veux tourner encore une fois. et je veux tourner encore.

[...]

Le nom Le nom
de ce de
thème ce thème :
c’est l’a... ! ...... !

*  *  *

ПРО ЧТО – ПРО ЭТО?

 В этой теме,
и личной
и мелкой,
герепетой не раз
и не пять,
я кружил поэтической белкой
и хочу кружиться опять.

[....] Имя
этой
теме:

. . . . . . !

*  *  *

Le thème du poème n’est pas l’amour, il a prévenu lui-même cette méprise, en ridiculisant la poésie intimiste des amoureux malheureux gémissant sur leurs chagrins personnels ("La poésie c’est reste assis et gémis sur une rose..."). Sans le comprendre, on lui a même reproché d’être tombé dans l’ornière qu’il avait raillée, parce que le point de départ du thème de ce poème est une séparation prolongée d’avec la femme aimée. Mais expliquer l’œuvre d’un poète par sa biographie c’est la réduire et non l’éclairer, et s’il intègre l’anecdotique de sa vie dans son poème, il faut en chercher la signification dans son œuvre elle-même et non dans sa vie.

Ce thème est celui de la recherche d’une pensée différente, qui ne peut émerger que dans la solitude (dans la "geôle de Reading" où il s’est enfermé), qui aboutit à une transmutation (il se transforme en ours blanc), à une mort et à une résurrection symboliques, et fait accéder à une autre vision du monde, une autre compréhension de la vie : c’est la révolution intérieure. Ce thème est donc "à la fois personnel et petit" car c’est un travail sur soi en tant qu’individu (et non en tant qu’élément d’une classe sociale), et il concerne non l’ego (le moi psychologique qui enfle à mesure qu’on l’analyse) mais le je "petit", dans lequel se reflète l’univers. Le travail sur soi n’est pas grandiose, spectaculaire, il est invisible. La révolution intérieure s’opère par une inversion de la pensée qui, de dualiste, plate et verticale, devient ainsi une roue circulaire comme la cage de "l’écureuil poétique". Ce thème révolutionnaire est l’unique objet de toute son œuvre, chanté plus d’une fois et même plus de cinq (le chiffre cinq a son importance), c’est-à-dire déjà à travers Vladimir Maïakovski (1913), Le Nuage en pantalon (1914), La Flûte des vertèbres (1915), La Guerre et le Monde (1916), L’Homme (1917), Mystère-bouffe (1918), 150 000 000 (1920), J’aime (1922), La 5e Internationale (1922). Et si Maïakovski ne le nomme pas autrement que par des points de suspension, ce n’est pas pour jouer aux devinettes, car il utilise toujours un langage non sibyllin, le plus direct possible. C’est pour désigner littéralement l’indicible, suivi d’un point d’exclamation – l’émerveillement, la joie. 

Cette étude analyse ainsi les œuvres du poète quasi dans l’ordre chronologique, à travers cinq axes ((Qui seront les axes qui vont définir la théorie de la pensée symbolique développée dans mon essai suivant, une nouvelle épistémologie apte à décrypter toute œuvre d'envergure.)) :

« La première partie de cette étude démystifie le thème de l’amour, qui n’est pas un sentiment mais un concept philosophique pour accomplir la révolution de la pensée. La deuxième partie dirige le projecteur sur le théâtre, instrument de l’appel, qui est l’appel des objets. La troisième partie analyse l’alliance, c’est-à-dire le lien de l’individu au langage créateur, à travers la poétique comme programme révolutionnaire. La quatrième partie montre comment les œuvres de propagande servent une autre révolution, non politique mais philosophique. La cinquième partie décrit à la fois le moteur de cette révolution, la joie et l’enthousiasme caractérisant l’esprit d’enfance, et son but, la résurrection, l’éveil. »

Elle propose une retraduction et une analyse rigoureuse des grands textes (les poèmes font plusieurs dizaines de pages), depuis Le Nuage en pantalon (1915) jusqu’au dernier, À pleine voix (1930), en passant par La Flûte des vertèbres,J’aime, La Guerre et le monde, L’homme, À ce propos... Sans oublier les cinq pièces de théâtre, Vladimir MaïakovskiMystère-bouffe, La Punaise, Les Bains, et Moscou brûle. Mais aussi de nombreux vers (poèmes courts), entre autres ÉcoutezÀ Sergueï Essenine, Vers sur le passeport soviétique, Vers posthumes.

Ce livre présente de larges extraits bilingues des œuvres analysées, dans la traduction existante avec en face à face la retraduction littérale proposée par l’auteur, suivies du texte en russe. Même les titres des poèmes sont retraduits pour respecter le mot à mot. Cette démarche est conforme à l’esthétique de Maïakovski, qui était contre toute volonté de faire du beau, de la poésie bien léchée.

L'appel à la révolution intérieure

Ainsi Maïakovski est le porte-drapeau non d’une révolution politique mais bien d’une révolution intérieure ayant pour modèle le Christ lui-même, figure qui a été censurée, puis très minimisée, incomprise. Le Nuage en pantalon devait s’intituler « Le 13e apôtre », titre refusé par la censure. Le programme de ce poème était : à bas votre amour, à bas votre art, à bas votre ordre, à bas votre religion. Tout en étant athée et anticlérical, il n’a pour tout horizon que la conscience christique, à travers les thèmes omniprésents de la crucifixion et de la résurrection. Il parle de sa vie comme d’un Évangile (dans L’Homme, poème singulier, ni religieux ni parodique), il se crucifie en permanence, dès le Nuage :

Mais moi parmi vous je suis son précurseur ;
je suis là où est la douleur, partout ;
sur chaque goutte du flot de larmes
je me suis crucifié sur la croix.
Dans la Flûte des vertèbres :
Je porterai mon amour,
comme l’apôtre des temps anciens,
par des milliers et des milliers de chemins.

...

La fête et ses couleurs, pour le jour d’aujourd’hui.
Que la magie
naisse, pareille à la mise en croix.
Voyez,
je suis rivé au papier
par les clous des mots.

Alors Maïakovski serait un maniaco-dépressif suicidaire ? L'analyse de son œuvre montre qu'elle est conduite avec une grande rigueur, la conscience lucide d’un projet global qui peut avoir pour seul titre La 5e Internationale, définie comme l’avènement d’une nouvelle ère d’amour universel. Une fois son œuvre achevée en ses huit parties annoncées, l’auteur décide de mettre fin à ses jours, mort préparée, en laissant quelques vers signifiant non un inachèvement mais sa résurrection, sa parole posthume.

Car il a demandé, dans les pages finales d’À ce propos (« Foi»« Espérance» et« Amour», thèmes typiquement christiques), à être ressuscité par ses mots, tel le Christ par son verbe (trad. CR) :

Ressuscite
au moins parce
que moi
en poète
je t’attendais,
j’avais rejeté l’absurdité quotidienne !
Ressuscite-moi
au moins pour ça !
Ressuscite
je veux finir de vivre ce qui est mien !
Afin qu’il n’y ait plus d’amour servile
conjugal,
concupiscent,
alimentaire.
Afin que, maudissant les lits,
se levant de sa couchette,
dans tout l’univers l’amour soit en marche.

La résurrection est sans aucun doute le véritable sens de sa démarche révolutionnaire, qui vise la révolution de la pensée et l’éveil de la conscience individuelle.

L’âme russe peinte par la pensée dualiste serait une attitude non maîtrisée dictée par la primauté brute des émotions, l’excès des réactions impulsives, l’impuissance désespérée d’un engagement collectif. Alors que Maïakovski réalise un projet fondé sur la raison mathématique, la lucidité implacable, la sagesse d’une conscience éveillée. L’appel à un éveil individuel n’est typique d’aucun peuple, mais universel. À moins que justement cette conscience humaine, proprement christique, à la fois orientale et occidentale, soit une sensibilité particulièrement russe, qu’aucun athéisme ne peut effacer et qu’aucun dogme religieux ne peut contraindre.

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