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Une maison pour la Poésie 4 : La Péninsule — Maison de Poésie en Cotentin : entretien avec Adeline Miermont Giustinati

La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous l'impulsion d'Adeline Miermont Giustinati et de la Factorie-Maison de poésie en Normandie (Val-de-Reuil), unique structure de ce type sur le plan régional jusque là. C'est dire que ce lieu a été accueilli avec bonheur sur le territoire « bas-normand ».

Une orientation très contemporaine et féministe (tournée vers le matrimoine et les écritures de femmes) a été décidée, ainsi qu'une volonté de mettre en valeur la création sonore, la performance et les croisements avec d'autres pratiques artistiques. 

Journées Européennes du Patrimoine, lectures, soirées, ateliers d'écriture pour enfants et adultes, podcast, sont un échantillon des domaines mis en avant par cette Maison inventive et riche.

Adeline Miermont Giustinati, maîtresse d'œuvre, a répondu à nos questions.

Chère Adeline, peux-tu nous parler de la Maison de poésie du Cotentin, et de l’association qui porte cette belle entité ? Quelles sont les actions que tu mènes ?
La Péninsule-Maison de poésie en Cotentin a été créée en 2022 sous mon impulsion et celle de la Factorie-Maison de poésie en Normandie, située à Val-de-Reuil, dans l'Eure. Nous avons commencé une activité sans « maison » à proprement parler, en s'associant à divers lieux culturels de Cherbourg. Le premier événement a eu lieu en janvier 2022, avec une soirée organisée dans le cadre du festival « Les Poètes n'hibernent pas », et une lecture-concert de Laure Gauthier (devenue marraine de la Péninsule) et Olivier Mellano. J'ai continué de mener une activité en proposant des ateliers d'écriture et de découverte de la poésie actuelle réguliers et en organisant des lectures-rencontres à des moments-clés de l'année : Les Poètes n'hibernent pas, le Printemps des poètes, le 8 mars-Journée de lutte pour les droits des femmes, les Jounées du Patrimoine et du Matrimoine. J'en profite pour préciser avoir donné une couleur féministe à la Péninsule, c'était quelque chose de très important pour moi.

Adeline Miermont Giustinati.

Depuis l'été dernier, l'association s'est implantée dans une friche d'artistes, située dans un ancien hangar de construction de bateaux, sur les quais de Cherbourg, où je jouis d'un atelier partagé pour travailler ainsi que d'espaces communs pour les ateliers d'écriture et les événements. Ce lieu s'appelle La Cherche, et j'y trouve une belle énergie, un esprit collégial et multidisciplinaire. Par ailleurs, en janvier dernier, j'ai accueilli ma première poète en résidence, en la personne de Nat Yot, en partenariat avec la Factorie. Enfin, j'ai créé un podcast, L'Oreille de la Péninsule, hébergé par Arte Radio, où je diffuse des interviews et des poèmes sonores que l'on m'envoie. Le prochain sera d'ailleurs diffusé le dimanche 10 mars, à 21h, avec beaucoup de textes d'auteurices talentueux.se.s, sur le thème de la « nuit ».
Pourquoi une association, qu’est-ce que l’entité associative apporte ?
C'était la meilleure façon pour moi de démarrer une activité, d'avoir un statut, simplement, sans lourdeurs administratives, et sans investissement particulier. Le côté collégial,  participatif, était aussi une valeur essentielle pour moi, cela me paraissait évident, et cela permet à toutes les personnes qui souhaitent s'impliquer, de près ou de loin, à la structure, de l'intégrer et de la quitter, très simplement et librement. Il est également possible d'obtenir des aides, des financements publics, avec le statut associatif, afin de continuer l'activité et surtout de la développer. C'est une donnée essentielle.
Comment vit ton association, et est-ce facile, en ce moment ?
Non ce n'est vraiment pas facile, j'ai l'impression que ça ne l'est pour personne, particulièrement dans le domaine culturel, et encore moins pour la poésie, qui est au bout du bout de la chaine... J'ai fait beaucoup de demandes de subventions à l'automne dernier, et suis en attente de reponses. Je ne me fais pas trop d'illusion car La Péninsule est une jeune structure et, hormis les ateliers d'écriture, elle n'a pas une activité régulière, tout au long de l'année. Je m'investis au maximum mais j'ai d'autres activités, notamment pour gagner ma vie, ainsi qu'une famille, j'espère agrandir l'association afin de constituer une vraie équipe. Cela fonctionne malgré tout jusqu'à présent, lentement mais sûrement, grâce aux adhésions, aux dons, au produit des ateliers, et à la confiance renouvelée de la Factorie et des lieux où l'on organise des événements (La Bouée, l'Autre lieu, la Cherche) et qui nous font souvent profiter de leur matériel, de leurs bénévoles. Ce n'est pas négligeable.
C'est comme cela que l'on tient et que l'on avance, grâce à la solidarité inter-associatives et aux énergies mises en commun. Je crois beaucoup en ça. Je trouve que c'est un fonctionnement assez sain, même si on galère... Mais comme le dit la devise de La Cherche : « Tout seul on galère, ensemble on galère mieux !
Quelle est votre programmation pour le Printemps des poètes ?
L'an dernier j'avais animé des ateliers d'écriture tout au long du mois de mars, sur le thème « frontières » et invité la poète-slameuse Rouge Feu pour une performance dans le cadre du Printemps des poètes et du 8 mars et festival cherbourgeois « Femmes dans la ville ». Par manque de fonds, je n'invite pas d'auteurice cette année, mais il y aura des ateliers avec un podcast à la clé des textes produits, sur le thème « grâce à ». Les participants seront invités à écrire des textes rendant hommage à une personne, un.e poète, un.e artiste, qui l'a marqué.e dans sa vie. 
C'est la façon que j'ai trouvée, malgré tout, pour participer à ce Printemps, dont je trouvais le thème assez peu inspirant. Finalement, c'est un événement auquel j'adhère assez peu, que je trouve à côté de la plaque, très « parisiano-centré », même s'il permet à beaucoup de poètes de mener des actions (et ça, ça reste essentiel). Je privilégie, avec la Péninsule, le festival « les Poètes n'hibernent pas », le 8 mars et les Journées du Patrimoine et du Matrimoine. Nous allons également participer au festival de musique de chambre « La Hague en musique » cet été, avec des lectures de poétesses, toutes époques confondues, en mettant l'accent sur des autrices oubliées. Et en 2025, la Péninsule devrait aussi s'associer au festival « Poesia », organisé là aussi par la Factorie.
Est-ce que le Printemps des poètes offre une visibilité à la poésie et à vos programmations ?
Je pense que c'est effectivement une belle vitrine pour la poésie contemporaine, avec la possibilité aux auteurices actuel.le.s de travailler avec les médiathèques, les écoles, les maisons de poésie, les théâtres..., avec un budget annuel dédié à ces manifestations. Cela permet aux poètes et à la poésie d'exister. Mais il n'y a pas que le Printemps des poètes, beaucoup d'inititatives sont menées tout au long de l'année par tous les acteurs de ce milieu fragile mais extrèmement dynamique. Citons bien sûr le Marché de la poésie à Paris, le festival Voix Vives en Méditerrannée à Sète, pour les plus connus, mais également Midi Minuit à Nantes, Poema à Nancy, Poésie et davantage à Alençon, Les Poètes n'hibernent pas en Normandie, le Marché de la poésie de Lille, Traces de poètes à l'Isles-sur-la-Sorgue, Et Dire et Ouïssance près de Rennes, et beaucoup d'autres car il y en a énormément. Mais pour revenir au Printemps des poètes, je pense qu'un mouvement de mutation et de refondation de cet événement est nécessaire, un mouvement dans ce sens à pris forme le mois dernier suite à la tribune signées par 1 200 poètes et acteurs littéraires contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain de la manifestation 2024. Beaucoup de voix se sont élevées, j'ai personnellement et avec la Péninsule, signé cette tribune et pris part au débat. Je pense que tout ce mouvement est très sain, cela a permis aux auteurices de s'exprimer, d'exister sur la scène littéraire et médiatique, de réfléchir sur la place du poète aujourd'hui et même de se positionner dans la sphère politique.

Des projets ?
Il s'agit essentiellement de continuer les partenariats existants et de réitérer des manifestations que nous avons déjà organisées comme les Poètes n'hibernent pas, le 8 mars, la soirée Matrimoine en septembre. Comme nouveaux projets dans les tuyaux, il y a cette participation à « La Hague en musique », cet été, ainsi que la participation de la Péninsule au festival Poesia en 2025, toujours avec la Factorie. Par ailleurs, j'aimerais continuer l'accueil d'auteurices en résidence à Cherbourg, comme je l'ai fait en janvier dernier, mais aussi à un autre moment de l'année, dans le Cotentin au bord de la mer. C'est un projet en cours, pour 2025, que je travaille avec le poète Eric Chassefière, qui a rejoint l'association, avec sa femme l'artiste Catherine Bruneau, tous les deux sont basés à Montpellier mais ont un ancrage dans le Cotentin, dont ils sont tombés amoureux il y a bien longtemps. Enfin, je vais continuer de créer des podcasts pour mettre à l'honneur la poésie sonore, les ateliers à la Cherche, mais aussi dans les écoles, les prisons et les hôpitaux, et organiser quelques scènes ouvertes et des projections de vidéopoème. Tout ça est, je l'avoue, assez ambitieux, en parallèle de mes activités de rédactrice-relectrice à mon compte et d'autrice. Je serais tout à fait heureuse si je réalise la moitié de ces objectifs !
Merci Adeline ! 

Présentation de l’auteur

Adeline Miermont-Giustinati

  Née à Nancy en 1979, Adeline Miermont-Giustinati est diplômée en Humanités et en Création littéraire. Elle vit depuis cinq ans dans La Hague, près de Cherbourg. Elle a exercé les métiers de rédactrice et relectrice dans la presse écrite et sur le web, professeure de français et de français langue étrangère, avant de se consacrer entièrement à l'écriture et la littérature.
       Autrice de plusieurs recueils de poésie et de textes publiés en revues, anthologies et sous forme de livres d'artiste, elle se dit également “passeuse d’écriture”, et met ses compétences d'écriture et littéraires, au service de différents publics, assurant la relecture et le suivi de manuscrits et en proposant de l'accompagnement rédactionnel, notamment pour des récits de vie.
      Elle a fondé la revue Carabosse, à sensibilité poétique et féministe, et l'a dirigée pendant deux ans. Enfin, elle a créé la Maison de poésie en Cotentin, baptisée La Péninsule, située dans le hangar d'ateliers d'artistes La Cherche, à Cherbourg, et qui met à l'honneur le matrimoine et la création sonore. Elle y organise, depuis deux ans, des événements poétiques (lectures, rencontres, performances, ateliers d'écriture, scènes ouvertes, projections vidéos, podcasts), et accueille également, depuis cette année, des auteurs en résidence.

© Crédits photos Adeline Miermont

Bibliographie

Recueils :

De Chair et de chimères (La Bruyère, 2007) qui a donné lieu à une performance par trois comédiennes à la Lucarne des écrivains (Paris);

Entre les côtes de Mehen (Sélénites², 2013), en collaboration avec l'artiste-plasticienne Émeline Sourget avec qui elle monte la maison d'édition et participe à plusieurs expositions, salons et lectures publiques, en Bretagne et Normandie;

Incises (CMJN, 2016), livre d'artiste écrit en regard de gravures de Thierry Tuffigo,

Sumballein (Tarmac, 2018, pour la première édition).

 

Anthologies/ recueils collectifs :

Traverser (éditions de l'Aigrette-Maison de poésie de la Drôme, 2019),

Rage écarlate (éditions Folazil, 2020).

Revues :

FPM, Cabaret, Lichen, Les Impromptus, Méninge, Nuit de boue (gazette réalisée en workshop avec Charles Pennequin), Salade, Alora (revue universitaire espagnole), Pojar.

Poèmes choisis

Autres lectures

Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel,

Peut-être s’avère-t-il nécessaire, pour comprendre toute la quête poétique, toute la démarche d’écriture dans laquelle s’est lancée Adeline Miermont-Giustinati, à travers le partage de ce recueil, entre confidence, poème, essai et récit, de [...]




ANIMAL — POÉSIE D’AUJOURD’HUI | HIVER 2023

La revue Animal "sort de sa tanière deux fois par an. Un numéro de printemps sous format numérique, sur www.revue-animal.com, avec 6 auteur·es de l’écrit et un·e artiste visuel·le. Un numéro pour l’hiver, sur papier, où les auteur·es du printemps sont rejoint·es par sept autres."

Un format papier, A3, donc, pour ce numéro d'Hiver 2023, conséquent, lourd au poids et grâce à un sommaire qui pèse : Noms et contributions se succèdent sur ces larges feuillets habités par une typographie sobre et lisible, et des pages noires et blanches pour ponctuer le tout, pour le plus grand bonheur du lecteur qui tient d'abord un très beau volume en main, et a envie de le regarder avant de le lire, de découvrir les contributions et les de Denis Laget imprimées en couleur sur papier brillant.

Le numéro de Printemps succède au numéro d'hiver, qui est à découvrir en première partie, avec Ivar Ch’Vavar, LE PARFOND DE LA DAME EN NOIR, Denis Laget, ASPHODÈLES ET COMPAGNIE, Vincent Tholomé, L’EXISTENCE cahier central, Emmanuel Laugier, CIRCLE Anita J. Laulla D’ABORD LA NUIT PUIS LA NUIT, Véronique Pittolo, HÉROS ET ANIMAUX IMPATIENTS, et Laura Tirandaz, J’ÉTAIS DANS LA FOULE.

C'est dire ! 

Une revue est un lieu de rencontres,
une cabane aux portes et fenêtres ouvertes
sur les mondes qui peuplent le monde.

Pas de chapelle ici, ni élevage en batteries, mais du souffle, des pattes et des poils, des forêts, des collines et des plaines à perte de vue.

 

Animal n° 3, Hiver 2023, 219x300, https://www.revue-animal.com/

Un abonnement à 45 euros pour deux numéros, un numéro unique à 25 euros, et un Comité de lecture riche et réactif, Franck Doyen, Sandrine Gironde,, Jean-Marc Bourg, Mathieu Olmedo, équipe qui veille à ce que les numéros soient distribués en librairie, et à ce que le site internet de la revue soit en entière complémentarité avec le volume papier.

Edité par l'association Lettres verticales, soutenue par le CNL, La DRAC Grand Est et la Région Grand Est, on ne peut que souhaiter que cette aventure continue longtemps ! 




Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire

Avec une colère rentrée, profonde et qui ne demande qu'à exploser, avec un agacement pathologique, une susceptibilité exacerbée, une allergie au bruit, aux odeurs et à la connerie, un narrateur bien ronchon traverse Paris. Il se heurte à la foule, aux couleurs, aux formes et chaque aspérité est inacceptable. Comme un sans abri aviné, il déverse un tombereau d'insultes, d'insanités, de grossièretés et d'éructations. Un inculte parlerait de syndrome de la Tourette, sauf que l'homme est archiconscient des énormités qu'il débite dans un flot ininterrompu.

Le lecteur, moi, vous, nous sommes face à un texte énorme et poétique de la veine de Gombrowicz, Bloy, Céline ou Vallès. C'est dire l'enjeu ! Le lecteur, moi, vous, nous sommes pris par l'inventivité et la musicalité, et nous finissons par nous approprier cette colère qui, peu à peu, nous apparaît légitime. D'ailleurs, qui, aujourd'hui, oserait accepter comme normales les pollutions sonores, les réflexes panurgiens d'une foule partout présente, la surproduction d'objets inutiles et, surtout, celle de livres insipides ? Cette déclamation terrible est une ode à la pensée qui n'existerait plus, une ode à un humain qui stupidement s'autodétruit, une ode à la poésie dans ce qu'elle a de plus pur et qu'il faudrait savoir recréer. Valéry Zabdyr prouve par son contraire que la beauté existe dans la fange.

"Quand je me lève, j’en dégueule, faces de rats trompés par des souris et mariés à des ragondins, vieux vikings vaincus par le confort des chaussures d’agents immobiliers, ô planètes étranges, inatteignables comme vos trous de balle odoriférants, salingues, corrompus, je me rue moins que je ne me tue en raison de votre salope saloperie de médiocrité. Un exterminateur, je veux être. Je me sens bien en uniforme, tirant au hasard, butant agneaux et pigeons humanoïdes. Le matin est atroce. La journée est ignoble. La soirée ne vaut rien."

Et, pour que la chose dite soit encore mieux comprise, Valéry Zabdyr l'illustre avec une enluminure du XVe siècle où il repère "nettement cet enculé de Gaston Phébus et cette brêle de Jean de Grailly charger les Jacques et les Parisiens, ces mouches à merde de la révolte qui tentent de prendre la forteresse du marché de Meaux où est retranchée la famille du Dauphin, le 9 juin 1358."

Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire, Ed. Unicité, 2024, 110 pages, 14 €.

Si dans la première partie de ce petit roman, l'atroce est érigé en sublime, la seconde partie montre ce même narrateur dans un autre espace, un autre temps et donc une autre humeur. Brutalement, l'excès s'inverse et devient extase. Une face noire et une face blanche. De l'Enfer au Paradis. Le promeneur-narrateur, sorte de Dante sans Virgile, se défait de son allure de clochard. Il est en Bretagne et a rendez-vous avec Nathalie. Dans les prémices de la rencontre fatale, les tremblements, les doutes, les émois le rongent et le ravissent. Et ces sentiments semblent s'appuyer contre les collines, les ruelles, les murets ou la flèche tordue de la chapelle Saint-Gonery.

J’avais même pensé à l’immanquable et passionnante promenade au bord de la mer avec Nathalie, au dos si beau et musculeux de cette déjà bien-aimée ardente, que le sentier prolongeait intimement, oubliant jusqu’à l’insipide bêtise de la répétition des jours et des nuits, à quelques années-lumière des bagatelles de la vie sociale. J’avais envie de redevenir niais grâce à quoi le cynisme redeviendrait une école de pensée, ni plus ni moins.

Quel effet de balancier entraîne-t-il un même narrateur dans une telle binarité ? Comment peut-on passer d'un pessimisme cynique à une forme de vénération ? La réponse, le narrateur nous la donne : par la force d'un amour démesuré où l'objet du désir se fonde au paysage. Un amour fou dans un cadre idéal, idyllique.

J'avais envie de parler d’amour, du vrai amour, celui qui ne porte ni signe distinctif ni ironie littéraire. Je ne connaissais qu’un roman d’amour réussi, celui de Marcel Moreau, "Nous, amants au bonheur ne croyant...

Celui qui est capable de sonder aussi profondément l'humain a le droit et le pouvoir d'atteindre une sorte d'ivresse permanente, une béatitude terrestre, accrochée au ciel et à la mer. Et si Injures précédant un amour légendaire était unautre roman d’amour réussi ?

Présentation de l’auteur

Valéry Molet

Valéry Molet est né en 1968 à Beauvais. c'est un écrivain et poète français.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Valéry Molet, Aucune ancre au fond de l’abîme

Aucune ancre au fond de l’abîme : ce titre nous donne d’entrée le programme de l’ensemble, presque. Il est suivi d’un premier poème censé nous donner la clé de sol : il y est question [...]

Valéry Zabdyr, Injures précédant un amour légendaire

Avec une colère rentrée, profonde et qui ne demande qu'à exploser, avec un agacement pathologique, une susceptibilité exacerbée, une allergie au bruit, aux odeurs et à la connerie, un narrateur bien ronchon traverse [...]




Une maison pour la Poésie 2 : La Maison de Poésie Transjurassienne : entretien avec Marion Cirefice

En ce matin d’hiver 2023, il est midi au cadran solaire de la Maison de la Poésie Transjurassienne, nichée dans le village de Cinquétral, à 850 mètres d’altitude. L’inscription dorée du cadran nous invite à « Lire pour rester libre » … 

C’est dans cette belle maison que Marion Cirefice me reçoit pour me parler de l’association Saute-Frontière et de la Maison de la Poésie Transjurassienne qu’elle co-préside aujourd’hui avec sa sœur, Elisabeth.

Marion, j’imagine qu’on ne crée pas une maison de la poésie sans de profondes motivations qui remontent loin dans l’enfance peut-être… Pourrais-tu nous tracer les trajectoires multiples de ton parcours de vie, dont je commence à comprendre qu’il est particulièrement riche de chemins de traverse, et original…

Dès mon berceau, j’ai baigné dans le monde du théâtre, à Lyon, ou mon père Louis CIREFICE était metteur en scène et acteur et a fondé le théâtre des Marronniers. Il a passé sa vie sur les planches, ma mère Miette a mis dans mon berceau et celui de ma sœur les beaux jouets de la littérature et de la poésie. 

 

Cette enfance heureuse et cultivée m’a portée :  dès les années 70, j’ai volé de mes propres ailes et fondé ma compagnie de théâtre « le théâtre de l’œil nu » et nous avons sillonné pendant dix ans les villages de la Drôme avec un théâtre de proximité.

 Mais je n’ai pu résister, après un voyage en Islande à l’appel du grand Nord… », après avoir co-écrit avec ma mère Miette une fiction nordique, destinée à devenir un film d’animation, j’ai décidé de monter un projet plus vaste pour une Bourse d’études auprès des Affaires culturelles du Nord Québec. Et la grande aventure a commencé !

Au cours de mon premier séjour hivernal, j’ai rencontré des artistes Inuits à Inukjuaq ( Nunavik – Nord Québec) et nous avons réalisé avec Yanni Amittuq un ouvrage commun, mon histoire illustrée par ses propres dessins. 

De retour en France, j’ai choisi de me former auprès de Jean Rouch en cinéma documentaire. J’ai étudié l’Inuttitut à l’UQAM, et suivi un cursus de culture Arctique auprès de Jean Malaurie, au centre d’études arctiques.

J’ai choisi de finaliser ce cursus par une maîtrise en muséologie à l’UGAM (Montréal),

Cela m’a permis de repartir en 1990 dans le Nord Québec et de réaliser en fin d’études mon film « Le Lien » ou autrement dit en Inuttitut … « Attaattatsiaralu, Annaannatsiaralu : nos grands-pères nos grand-mères ».

On trouve déjà là deux de tes grands fils conducteurs qui t’on amenée plus tard à créer un lieu tel que la Maison de la Poésie Transjurassienne : la transmission et l’oralité ?

Oui, ces deux pôles m’ont toujours passionnée : la transmission d’une génération à une autre, par l’oralité entre autre, et les échanges d’une culture ou d’une civilisation à une autre, valeurs que je ne cesserai de développer au sein des rencontres et événements de la Maison de la Poésie Transjurassienne.

Revenue fin 1991, à Cinquétral, dans la maison familiale du  Jura dont on sait qu’à ses heures les terres deviennent une petite Sibérie… je cherchais comment articuler mes rêves et la réalité, mes passions et la nécessité de vivre… je pense alors à lier une recherche ethnologique antérieure, sur les ateliers de tuyaux de pipe familiaux de Cinquétral avec l’actualité économique. Je crée l’agence ARTHIS et entre 1992 et 2005, je propose aux acteurs économiques locaux mes compétences d’ethnographe et de muséographe. L’idée est de les aider à valoriser leurs productions en les faisant connaître du grand public. Lier culture et économie, quoi de plus passionnant ?

Je collabore alors avec l’Hôpital de Morez, le parc naturel régional du Haut-Jura, la tournerie-tabletterie, les fabricants de boutons, de jouets. J’invite des artistes à devenir les médiateurs de ces confluences. Je soutiens la mise en valeur des Savoir-faire de la Montagne Jurassienne… »

Qu’arrive-t-il en 2005 qui justifie l‘arrêt de ta S.A.R.L ARTHIS ?
Des courants… des synergies… en 2001 l’association Saute-Frontière avait posé les bases d’un partenariat littéraire à parts égales avec la Suisse, pays de quatre langues…. En 2005, je deviens salariée à plein temps de l’association et responsable du projet d’ensemble. Je vais dès lors m’orienter vers les langues, les écritures, les échanges etc…. Le roman ouvrit la voix avant de laisser la place à la poésie tout entière. Un premier cycle de 5 ans de Pérégrinations se déroula sur l’Arc Jurassien, enjambant le mur-frontière de pierres sèches, et enlaçant des écritures alémaniques, italiennes et françaises. De grandes voix classiques y sont portées (Bouvier, Cendras, Jaccottet, Ramuz) qui ouvrent la voix aux contemporains, (Lovey, Tâche, Matthey etc.).
Le professeur honoraire de littérature Romande à l’université de Lausanne, Doris Jakubec incite l’équipe de Saute Frontière à travailler la poésie, la traduction et les recherches en archives.

La première résidence d’auteur accueille Yves Laplace photographe écrivain. Elle se déroule entre les Rousses,  Foncine-le-Haut, Chapelle des Bois et la Vallée de Joux.
Les pérégrinations poétiques sont lancées, des kilomètres de paysages franco-suisses seront arpentés par un public tant local, que Suisse ou même Rhône-alpin, à l’écoute de grands auteurs contemporains, tout d’abord de littérature puis définitivement de poésie. 
Combien de kilomètres arpentés pendant ces 4 premières années ? 
150 kilomètres ! Au point qu’il nous a semblé nécessaire de nous sédentariser et de localiser les événements à Cinquétral même. Le lieu de la Maison de la Poésie Transjurassienne sera pérennisé après le bon conseil de Joël Bastard, poète des Monts Jura, qui nous a suggéré de rejoindre la fédération européenne des Maisons de Poésie… La maison de la Poésie Transjurassienne (en clin d’œil à l’épreuve sportive de ski nordique éponyme) est née.
C’est donc la création d’un lieu spacieux, chaleureux, pouvant accueillir un public nombreux, avec une bibliothèque bientôt remplie des ouvrages de poésie ayant éclairé de nombreux visiteurs… quelles aides as-tu reçues à ce moment de ton entourage local ? 
En 2009, à la faveur d’un changement électoral aux municipales, la ville de Saint-Claude nous a offert son partenariat. Les contacts avec le musée de l’Abbaye, et la Médiathèque donnèrent aussi beaucoup de force à nos projets et favorisèrent le rapprochement avec les habitants de la communauté de communes Haut-Jura Saint-Claude.
Nous avons pu porter  la poésie sonore et les lectures dans les lieux du paysage par les auteurs eux-mêmes… 
Ta passion pour le voyage et le différent, « l’autre », te fait-elle souvent changer de thématique ? 
Non, les thématiques des rencontres se construisent toujours sur 6 mois, pendant lesquels les auteurs sont en résidence, d’une année à l’autre.
En 2015, le thème abordé avec l’artiste-auteur Frédéric Dumond est celui des glossolalies, en lien avec les ateliers allophones, la classe UPE2A de la Cité scolaire de Saint-Claude, les élèves en classe option deuxième langue Turc, et l’espace Mosaîque.  Il se crée également le Chœur Ouvrier, et les partenariats avec la Médiathèque se pérennisent.
Avec la chef de chœur du Chœur Ouvrier, Stéphanie Barrarou, nous créons un groupe de chant en langues qui intègre des demandeurs d’asile.
Quel chemin entre l’Arctique et le Jura ...?
Les idées brassées dans le Grand nord m’accompagnent toujours. Je suis convaincue de l’importance majeure des liens que nous devons maintenir, tant par la transmission que par la confrontation des langues, des civilisations, des philosophies différentes. Les grandes questions planétaires qui nous assaillent désormais doivent être abordées avec des outils planétaires et nous devons échanger ces outils, il n’est que temps…
Et en 2020…à ton départ en retraite… tout s’est-il arrêté ?  
Pas du tout ! C’est tout le contraire ! Retraite ce n’est pas se mettre en retrait, c’est re-traiter ce que l’on a fait dans sa vie mais d’autre façon, avec d’autres moyens à inventer.
En revanche, la fin des Pérégrinations, avec la dernière résidence de Fabienne Swiatly, a été contemporaine de l’épidémie de Covid et il a fallu faire face. J’ai à nouveau privilégié l’oralité, avec les émissions de radio de RCF JURA (seul canal par lequel on pouvait encore intervenir, puisque la vie sociale s’était arrêtée). 
S’est aussi posé la question du devenir de la bibliothèque de la Maison, constituée année après année, lors des pérégrinations poétiques et des résidences, et abondée également par le fonds théâtral de ma sœur, metteur en scène. 1500 ouvrages de poésie et littérature et 1000 sur le théâtre…
Nous avons mis en lien ce fonds, grâce à une base numérique, avec le réseau des médiathèques Haut-Jura Saint-Claude et le réseau départemental JUMEL.
Nous travaillons aussi sur le site internet www.sautefrontiere.fr , vitrine majeure des événements portés par la Maison, la Médiathèque et le Musée de Saint-Claude, sans oublier les associations locales.
Nous allons poursuivre les rencontres et les échanges entre corps sociaux habituellement éloignés, voire même étrangers , comme par exemple le monde des éleveurs, celui des forestiers et celui des écrivains, des plasticiens…
Nous voulons plus que jamais interroger notre rapport au vivant… 
Nous savons que la poésie est un outil majeur dans la transformation du monde qu’il nous incombe de porter… génération après génération. 
Retrouverais-tu encore et toujours ton Grand Nord dans les terres du Haut-Jura ?
Oui, quelque part, je suis toujours en Arctique, le pays des grands espaces, des rencontres improbables, des quêtes inépuisables. »
Si en un mot tu devais te définir, quel serait-il ? 
Activiste.

Marion Cerefice

Née à Lyon en 1953, Marion Cirefice entame dès la fin de ses études secondaires une carrière dans le théâtre. Elle sillonne la Drome avec sa compagnie « Le théâtre de l’œil nu » jusqu’en 1985, date à laquelle elle s’élance vers le Grand Nord, le Quebec, dans un voyage fondateur de son parcours à venir.

1987-1990 Études de la langue Inuit à l’INALCO,ethnologie avec Jean Malaurie au Centre d’Études d’Arctiques et cinéma direct avec Jean Rouch. 

1991 - Maîtrise de nouvelle muséologie à l'université du Québec à Montréal (UQAM) 

1992 - Retour dans le Jura. Création de l'Agence ARTHIS - Mise en valeur des savoir-faire de la Montagne jurassienne avec les acteurs locaux du monde économique (pipe, bouton, tournage sur bois , émail etc..) de l'éducation (lycée des arts du bois de Moirans-en-Montagne), des métiers d'arts au niveau international et de la culture ( musée d'archéologie de Lons-le-Saunier - association Arts tournage et culture lavans-les-Saint-Claude) 

1997 - ARTHIS est sélectionné par le Conseil général du Jura pour réaliser la muséographie d e l'Aire du Jura 

2000 Création de la SARL ARTHIS / Juste Comme avec 4 artistes plasticiens et musiciens. Dissolution  en décembre 2005

2001 - Création de l’association SAUTE-FRONTIERE pour porter le projet transfrontalier des Pérégrinations poétiques dans les Montagnes du Jura dans le cadre d'un programme Interreg qui perdurera jusqu'en 2019. 

2009 - Création à Cinquetral de la Maison de la Poésie Transjurassienne qui accueille le projet associatif de Saute-frontière 

Janvier 2020 : Avec un nouveau statut de retraitée bénévole et activiste, développement de la bibliothèque associative de la Maison d ela poésie transjurassienne

Maintien des événements en lien avec la poésie, au sein même de la Maison de la Poésie Transjurassienne et avec des partenariats locaux réguliers.

EN JEU LA POÉSIE ! Rencontre-lecture, lecture-promenade, lecture-inédite, randonnée-lecture, apéro-poétique, lecture-performance, lecture-déambulation, lecture-concert, rituel-poétique autant de façons de dire, de lire, de découvrir ensemble et autrement les Montagnes du Jura. 2012.




12 POÈMES DE JEAN ROUSSELOT choisis par Christophe Dauphin

 

MIRACLE

Miracle d’être en vie
Et d’avoir saigné
D’être un homme sans parents
Pourvu de mots pour le dire

Miracle d’avoir des mains de chair
Et que tout continue
Au niveau du drap rêche et du cheveu perdu :
Mes remords plantés en moi
Comme les feux d’un navire
Et mes muscles qui conspirent
Dans les puits rouges de ma voix

Douceur d’apprendre que ma mort
N’est qu’on oiseau perché sur mes éclats de rire
Qu’elle me doit son grain
Qu’elle est encore ma vie.

  (Poème extrait de Le Poète restitué, Le Pain blanc éd., 1941).

JUIN
(Extrait)

À Gabriel Audisio
(..)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…

Du fond des temps, la Mort aspirait la Démence.
Contre ses dents serrées écumaient les plateaux.
Les routes, les enclos barbouillés de romance
Tournoyaient à la grille ainsi que des couteaux.
Fracassés, l'os à nu, barbelés de racines,
De sources éclatées, de coutres importuns,
Infernal quel typhon, de sa poigne d'airain,
Les matait, les pressait, les poussait dans l'abîme ?
Quel ange, sans trompette et sans drapés pesants,
Avait posé le pied sur les terriers de glaise,
Les chaumes ébréchés qu'épellent les faisans,
Les couchants qu'une vitre accroche à la cimaise
Et, sitôt descendu dans la vieille chaleur
Qui plaque notre souffle au flanc roux de la terre,
Fouillant comme l'on fouille au hasard des viscères.
Avait tranché le chanvre, invisible au haleur,
Qui depuis toujours noue aux vignes les herbages,
Le chemin qui chevrote au tartre des villages,
Le cotre à l'aventure aux marges du jusant,
Les pavois de l'automne aux seigles frémissants,
Et fait soudain la nuit sur une forcerie
Où l'homme était le cerf et l'ange la furie ?

(…)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…

Vint le glas. Descendit l'Archange et sa fureur.
Sur les berges du sang, giflées d'ailes de fer,
Au fronton des manoirs, désuets sous l'éclair,
À quoi pouvait servir qu'il fût encor des fleurs ?
Lui-même, le soleil, pouvait-il n'être encore
Qu'un grand liseur tournant les pages sur les monts
Alors que les plasmas s'ouvraient au nécrophore
Et que l'air apprenait son travail au poumon ?
Regard, étais-tu fait pour guider dans la fange
La foule en noirs caillots fuyant la pluie de feu ?
Main de femme, était-il écrit dans ta louange
Qu'un jour tu brandirais le fanal et l'épieu ?

(…)
Deux pierres scellées,
Une main de suie,
La treille brûlée,
Un bras qui supplie…
De lourdes fleurs de chair couronnent les murailles
Comme les étendards atroces de l'été.
Entre les chevaux morts, les canons démâtés,
L'habitude en lambeaux cherche son attirail…
Mais, sans hâle, une plaie saignante à son côté,
Un grand corps ténébreux s'avance à sa rencontre
Et, tous deux s'épaulant, marchent dans la clarté
Vers la bête de feu que masquent les décombres.
Et peut-être demain le monstre terrassé
Contraint de regagner les fonds boueux de l'âme,
Le Verbe, renaissant comme l'herbe aux fossés,
Nous rendra-t-il les clefs fragiles de la fable ?

     (Poème extrait de Le Sang du ciel, Seghers, 1944).

LE PAIN SE FAIT LA NUIT

         à Jean Bouhier

La nuit, dans des faubourgs délayés par la pluie,
J’ai marché sur l’asphalte avec des inconnus
Qui tenaient bon, qui se taisaient
Qui m’acceptaient tel que je suis.
Le jour venu, j’ai vu des hommes par milliers,
Sans mot dire, comme des plantes,
Recouvrir la marelle inerte de la terre
Et celle, absurde, de mes songes.

Et j’ai senti que je germais dans ce silence,
Qu’on attendait mon grain, que je n’étais pas seul
Puisque j’avais des mains pour prendre et pour donner.

Depuis, je ne sais plus si j’écris un poème
Ou si je fais aller la cloche de mon cœur
Sous l’océan des mots gâtés par la mémoire,

Mais je sais que ma voix est faite pour l’oreille
Et qu’on l’entend, comme j’entends chanter sous terre
Le boulanger blafard qui fait son pain la nuit.

*

Pour les hommes, pas d’autre église que ce pain
Qu’on prend à bras-le-corps comme une fiancée.
Elle aura pour vitraux les losanges du blé,
Le rouge ce sera celui de vos yeux rouges,
Repasseuses ! Vigies ! Gens des mines ! Le bleu
Celui de vos mains bleues de veines et de peines,
Mères flétries, maçons qui mangez sur le pouce,
Laboureurs, tâcherons, vieux chevaux de retour
Qui marchez pesamment au bras du petit jour.

*

J’ai vu des hommes par milliers comme des plantes.
Mais libres de mourir ou d’imposer au ciel
La fédération immense de leurs sèves
Et je les ai choisis, qui choisissaient eux-mêmes
L’Inespéré, dès lors qu’ils me tendaient la main.

C’était l’aurore et nous allions manger le pain
Qu’on fait la nuit – comme l’amour et les poèmes.

   (Poème extrait de Il n’y a pas d’exil, Seghers, 1954).

LE FOUR

Et toi, ma mère, ma favorite aux mains râpeuses, dont je mettais les bas, les nuits où j’étais seul, quel emblème veux-tu que je pose sur toi, quel blason noir ou bleu ?
Dans ma bouche l’acier rouille comme tes côtes sous la terre et la pensée dans les livres. Ni moins ni plus vite. Je pourrais encore... J’aurais encore le temps...
Mais tout ça, c’est du poème. Nada ! Voilà ce que tu es, petite sœur, ici-bas et ailleurs, alors que moi je bouge encore et m’émeus encore, parfois, pour de la soie.
« Encore ». Je ne vois pas de mot qui puisse te faire plus mal que celui-là. Prends-le quand même. Habille-t’en. Rien ne sera fini de toi tout à fait tant que je pourrai leur dire que c’est toi, cette odeur de suie, de prune et de froment, qui s’obstine depuis quarante ans dans le four abandonné d’où la fourche retire, chaque été, des paquets de serpents.
Oui, tu peux vivre encore un bout de temps. Autant que moi, mon enfant. Et moi te demander des choses, moi ton aîné pourtant.
Tu sais, je pourrais bien creuser la mine avec mes ongles, ils me diraient toujours que je me ménage. Tu sais, ils n’ont meilleur amusement que de me perdre dans leurs forêts. Fais quelque chose, si tu le peux, avant que le four s’écroule sur nous deux.

       (Poème extrait de Hors d’Eau, éd. Chambelland, 1968).

DIRE AU PLUS PRÈS

Dire au plus près la chose
En fait une autre

Nous devrions hurler
Plutôt que choisir
Et agencer

Les chaufourniers le savent
Qui vendent plus cher que chaux vive
L’azur de leurs erreurs.

*

Rapporter exactement
Les réponses
Inintelligibles mais superbes

Que trompant les espions
Les geishas
Et les seconds couteaux
De la douleur

Nous avons réussi à obtenir
De sa propre bouche

Nous donne une absurde
Mais véritable joie

*

En vain tâcherons-nous
De parfaire
L’alibi de la beauté

Nous ne laisserons de nous
Que contrefaçons
Plus ou moins mauvaises

Pourtant s’il y avait
Un grand quelqu’un capable
Et soucieux
D’analyser le sang qui en dégoutte
Il verrait bien que c’est le nôtre.

(Poèmes extraits de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

CHARON

Donne-lui ou ne lui donne pas
Charon qui est au Smic à présent
Te passera de même

Avec tes paquets d’herbe fraîche
Et de seins roses
De menus coups de théâtre
Et d’insomnies pour des prunes

Il ne te sera demandé
Que de lui sourire
Ou de lui faire compliment
D’être resté si vert

Au besoin fais-lui tâter
Ton biceps flétri
Pour qu’il s’en moque

Surtout laisse-le ignorer
Que c’est toi qui as creusé sa barque
Avec tes dents
Tout au long de ta vie
Et que le tabac qu’il chique
A poussé dans tes bronches.

(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

BOIS MORT

Pour Alain Morin

Comme l’ombre se ressource dans le feu
La tourterelle dans les cendres
L’été dans le pain
La mémoire dans la lave
La solitude dans le couteau
La beauté dans l’outil fracassé
L’idée de Dieu dans la pupille en creux des statues

Je me ressource dans mon bois mort
En m’arrangeant pour n’y pas voir
Les clous rouillés qui prouvent
Que d’autres que moi-même
Ont travaillé à me détruire

J’y dis le droit pour soulager mes juges
J’y lampe la sanie de mes pseudo vertus
J’y envagine ce qu’il reste
De mon amour du monde.

(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

PAIN D’ANGOISSE

Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

Pascal
Terrifié par les hurlements
De douleur et de volupté
Des galaxies qui se dévorent en copulant
Dans les coins d’ombre de l’éternité
Comme le font les sentiments
Dans les bas-fonds de la pensée

Appelle angoisse ou pain
Sinon parole
Cette matière sans matière
Que le poème en toi pétrit

Ayant ou non fait une croix dessus
N’en mange que tout juste
Ce qu’il te faut pour en mourir

Ne la retourne pas sur la table des mots
Cela porte malheur

Ne la piétine pas dans le ruisseau du sang
D’autres en manquent.

(Poème extrait de Pour ne pas oublier d’être, Belfond, 1990).

Photo © DR




Evelyne Deferr, Soudain sans retour

La première critique de Philippe Leuckx parue dans Recours au poème, au sommaire 121 de novembre 2014.

∗∗∗

 

D’un azur « pourpre » à l’autre, le temps d’un livre, Evelyne Deferr concède au lecteur son intimité de mère. Les titres des poèmes sont là comme autant de balises précieuses pour construire un parcours à l’enfant en elle, qui, un jour, est là, « incarné ». Dans une résonance sereine, qui doit beaucoup au « Nouveau-né » de Georges de La Tour, la mère converse, signale « tes cris dans le couloir », évoque son fils entre « ces fleurs blanches » et « le chemin (qui) se fait aérien ».

Maternité heureuse donc, louée, entretenue subtilement par les mots, dans une langue assez classique et sur un ton lyrique bienvenu :

 

Absorbée dans tes yeux vibrants de faim
Tu es le cri, je suis le lait
Arc et flèche tendus vers un seul but
Immobiles, sans sujet ni objet

 

Tout le livre honore la vie dans toutes ses mailles, qu’il soit « nuit organique, chaude, silencieuse » ou « jour aveuglant de juillet » ; le poète entend « des bribes de cris d’enfants/ De joyeux appels entre les rives » ; à peine si la mère perçoit dans cette nasse de joie qui la comble quelques fantômes de mauvais augure.

La beauté rayonnante du livre au thème universel tient beaucoup à cette voix qui ne hausse pas le ton, trop soumise à son bonheur.




LA MÈRE MICHEL A LU

L’ATELIER VINCENT ROUGIER

L’Atelier Vincent Rougier existe depuis près de trente ans (1991). Il est établi à Soligny-la-Trappe, dans l’Orne. Ce nom nous vient du Haut Moyen-Âge (Solinelum, attesté dès 1091) et de son abbaye cistercienne, monastère des moines Trappistes.

 Il s’y publie deux collections de recueils de poésie : « Ficelle »  et « Plis Urgents », soit respectivement 142 et 57 parutions. 

Vincent Rougier est le maître du lieu. Peintre-graveur, il s’est lassé de ses travaux parce que trop solitaires (sans les abandonner pour autant), y ajoutant la lecture attentive et l’illustration de beaucoup des recueils qu’il choisit. Il choisit parfois aussi « le peintre à marier avec l’auteur et plutôt que de faire un enfant ils font un livret. » Il est aussi le maître incontestable du choix littéraire  − ce qui lui plaît −, néanmoins aidé par quelques auteurs pour la publication annuelle de huit à neuf titres. Il peut encore demander un changement de titre, etc. Ce choix est guidé par divers critères : « forme, thème, genre, « afin d’offrir une découverte-ouverture poétique au lecteur abonné. » Un considérable avantage de ces publications est qu’elles nous offrent des poètes en grand nombre et particulièrement de ces presque inconnus, parfois lumineux, auxquels les pages littéraires de la grande presse ne prêtent aucune attention. 

Ces livrets sont d’un véritable format « de poche », minces et munis d’une couture ficelle qui permet de les tenir à l’œil et dans la main (ils sont aisément repérables). L’Atelier fait tout : impression, façonnage… Les tirages sont limités, mais peuvent être augmentés à la demande. La publication est « À compte d’éditeur », l’auteur restant propriétaire de ses droits. Dépôt légal assuré. Textes non retenus : non renvoyés.

(*) www.rougier-atelier.com

QUELQUES MOTS SUR LE RECUEIL POÉTIQUE

 Un recueil de poèmes est un cadeau. On ne sait ce qu’il nous réserve. On le découronne au coupe-papier, avec une hâte maîtrisée : il s’agit de l’ouvrir sans l’endommager. C’est que l’on y soupçonne quelque trésor plus ou moins enfoui. Suggestion d’une âme inattendue, proche ou éloignée de la nôtre… Évocation de notre monde, heureuse ou malheureuse, obligatoirement sous d’autres angles de vue, saisie à travers des expériences autres ou identiques, dans une houle d’impressions et de sentiments dont certains entrent dans les oscillations de nos sismographes intérieurs, quand d’autres nous surprendront, nous proposeront des approches nouvelles, surprenantes...

Ce sera donc, pour chaque recueil,  son titre, son accueil, une séduisante promesse. Je veux dire qu’il convient de l’ouvrir, les yeux et la conscience libres de tout engagement littéraire, de tout préjugé quel qu’il soit, y compris de celui qui pourrait être lié au poète, à la poétesse, à ce que l’on aura éventuellement appris de sa personne, de ses faits et gestes. Il faut y marcher nu, vierge en somme, dans sa forêt de mots, de musiques et de signes. Aux hasards de paysages neufs, sans s’encombrer du bagage de nos connaissances, goûts et préjugés. Oui : vierge et nu !

Dès lors, comment lire ? En critique prêt à la réprimande, au contrôle, à la comparaison ? Certainement pas ! Je dirais en simple lecteur, en gourmet et en amoureux. Dans l’acceptation préalable d’un mets aux saveurs encore inconnues, et tout autant de délices ou délires surprenants, comme aussi bien de l’amour fou. Ce sera alors une lecture, ma lecture, accueillante mais n’ignorant pas que d’autres lui sont substituables. 

Ceci, ma pensée de la poésie, n’est en rien un préalable ou un pré-requis. C’est une pensée qui ne demande qu’à être portée plus loin, plus profond que je ne n’ai su la concevoir : « Elle est mutation, traduction ou translation dans la langue maternelle, selon des cadences très intimes, de la langue des sources, langue du mystère de l’être, de émotions et des intuitions. » 

      J’adhère, par conséquent, à cet avis de Frédéryck Tristan : « La poésie n’est jamais fictive. »  M.H.

∗∗∗∗

LES RECUEILS

Catherine ANDRIEU. À Fleur de peau (éd. revue-ficelle), Nicole BARROMÉ. Génésiques  (éd. revue-ficelle), Paul de BRANCION. Glyphosate for ever (éd. revue-ficelle), Claude-Lucien CAUËT. Le Rire et le Vent. (éd. revue-ficelle).

Catherine Andrieu, née est passée du Sud à Paris, où elle écrit et peint : « Ut pictura poesis » ! Elle a publié de nombreux recueils aux éditions du Petit Pavé, de Surtis, ainsi qu’un essai sur Spinoza aux éditions de L’Harmattan.

 Son recueil, À Fleur de peau, comme le laisse augurer l’énigmatique vignette-illustration de Vincent Rougier, nous propose des visions en avalanche, un maelström, tout notre monde encombré d’images et de souvenirs ramenés à un présent parfois léger, parfois pesant, car « rien ne meurt »., ce sont d’incessants frissons, ceux des sentiments partagés, connaissables, reconnaissables. Nous marchons au pas de chaque poème : ce sont les divinités ou personnages des légendes antiques, Athéna et son casque pour l’aurore, Eurydice pour l’effroi d’une bougie qui va s’éteindre… Parmi les animaux (la nature, sphère première) prévaut ici le petit chat Gabby, « mon Gabby… petit ange » : « Le Monsieur t’a fait une piqûre et tu t’envoles / Au Paradis des petits chats. »

Catherine Andrieu, A fleur de peau, Rougier, collection Revue Ficelle, 2020, 13 .

L’expérience (je l’ai plusieurs fois vécue) n’est que douleur et regrets, traumatisme récurrent. Nous ne sommes ni omnipotents ni omniprésents ! La mort étend son empire. Il est une « petite sœur » dont la destinée semble plus que fragile, avec un insuffisant contrepoids notre impuissance : « Tu cherches en vain la preuve / Que quelque chose est vivant. » Le cœur de l’âme est étreint. Imaginer l’éléphant, même « gracieux », « des femmes à tiroirs… des montres molles…» n’est qu’un pis-aller. Dali n’y pourra offrir qu’un répit d’un instant. Viennent les visions de sang… « Maman dévorée » par « les dragons d’eau ». Où sommes-nous désormais sinon, dans l’effroyable capharnaüm, gisant parmi nos restes annoncés, presque vestiges : « Je ne suis pas belle ma jeunesse se fane / Mais j’ai le secret du cœur et de l’Univers » Dans les derniers poèmes, Catherine Andrieu évoque des « délires hallucinés », sans doute ceux de « la Coke », et conséquemment la possibilité d’« atteindre les comètes ». Un écrivain succède à ces cauchemars et nostalgies : « homme sans visage »… vu « comme une limace sur une rose », et à qui l’on peut dire encore : « Quelque part, pour un écrivain tu n’es pas si mal. / Il y a pire… »  Comme à chaque fois, dirai-je !

Fait suite à cette salve de douleurs une passionnante « Interview inédite » de Catherine Andrieu. Elle y revient sur son trajet, sur ce qu’elle y lit elle-même : « … j’écris, pour m’ouvrir les veines sur le papier seulement. Et pour être Dieu aussi. » Elle l’est et l’avoue. − Comment échapper à cette nécessité ? − Elle reste néanmoins « un poète, mais un poète rock and roll. » Cette interview donne fort à penser à tout humain qui n’a pas trouvé à se satisfaire dans la fréquentation des supermarchés, des boutiques de fringues, des sports d’hiver… et qui cherche les échappatoires au néant : « L’écriture est ce qui me sauve de la folie en laissant une "trace" de mes allers-retours d’un monde à l’autre… » Comme l’on comprend ! Car c’est bien la seule solution.

∗∗∗∗

Nicole Barromé vit depuis 1990 dans « la ville au ciel toujours bleu »  − je pense à Toulouse, mais je puis me tromper −  où elle écrit pour le théâtre d’abord, puis pour l’art du bref : nouvelles, poésie « compacte ». Elle lie son écriture à d’autres disciplines : musique, sculpture, photographie, danse. Elle donne aussi des lectures publiques et participe à différents festivals de poésie. 

 

La sensualité, la « gourmandise », un Éros rayonnant habitent ses Génésiques, et cela ne déplaira à personne j’imagine. Le fruit ouvert, modeste et mûri que nous propose la gravure introductive de Vincent Rougier nous en donne une traduction suggestive.

La « déesse » nous ouvre les portes du domaine végétal et minéral où loge cette inconnue, qui avait « Des pieds d’églantier / Des jambes de rocher / Un tronc d’ébène (…) Ses bras étaient lichen / Ses mains / Touffes  (…) Son visage / Un lac où les regards s’abîmaient… ». Peut-être un paradis déjà ! Cela fait penser à la grotte sicilienne où l’espagnol Luis de Góngora abrita le cyclope Polyphème jusqu’à l’arrivée d’Ulysse.  Il y aura le « rêve » d’un arbre-homme, d’un arbre-amant intemporel : « Elle avait dû l’embrasser / Se frotter à son tronc / Lécher son écorce / Mais quand ? (…) Il l’avait gratifiée de sa sève / Elle avait dû bien s’amuser… »  Métaphore lisible et joyeuse. Les plaisirs des corps sont une forme de l’innocence première. Ils entrent dans une « … mémoire / Libre de frayeurs. » Notre éducation est sans cesse à faire pour ce qui est de l’enchantement des corps.

Nicole Baromé, Génésiques, Rougier, collection Revue Ficelle, 2020, 13.

Elle est bonne et belle : « La vie s’il le faut pour retrouver / L’affabulation des soupirs / Les empaqueter de mystères et les précipiter / Bruts. »  /// La livraison / poil à poil / Des corps parfumés ».  Une fragrance d’antiquité. « Affabulation ? » On s’interroge.  Est-ce le plaisir feint ? Est-ce la possibilité d’un récit, d’un poème après coup ? Tout peut s’apprendre, en effet, et tout en vient à son acmé !  «  Le balbutiement des fantasmes / Les regards entrés en collision / Les narines étouffées d’un désir dru / Baiser des lèvres de lave ». Oui, ce sont là « jeux antiquissimes »,  règlements de la chair, flammes de l’incendie… qui n’empêchent pas les retombées dans « la peur d’aimer », les angoisses de passage… quoique l’on reste à la portée de la déesse  − Aphrodite ? −, de « Ses joues écarlates / Ses seins étonnés  (…) sa nuque frémissante / Sa tête arrogante… »  Comment dire de façon plus intense la transe amoureuse, ses arrois et désarrois, les corps enthousiasmés, les flammes débordantes du désir, l’Éros absolu ?  

Après l’étreinte, les regards, tous les sens se portent aux alentours, vers la lune, « …quartier d’orange incandescent «, navigant  dans l’ailleurs. Ils vont jusqu’aux yeux, à « la fixité de leur bleu » qui mène au passé, à « l’écume de la mer dans leur colère ». la mémoire s’est allégée, et de nouveau « On  s’enracine dans le sous-bois ». Du monde vivant, tout fait signe. Le vers est irrégulièrement cadencé, long ou bref, suivant la mesure du souffle. Il mène plus loin : aux sentiments vifs et alternés de « La lumière », il y aura une « postérité des saisons voluptueuses », que je tente de m’éclairer : les souvenirs d’abord, puis rien, la nada. Fugaces remémorations, heureuses ou malheureuse : « Quiproquos et souvenirs interchangeables », une chute dans un ruisseau, sur sa balançoire une petite fille « Le nœud de satin finissant ses tresses / Violet / Volette… » Et puis, « Transformée en momie ambrée »  (qu’est-ce à dire ? vieillie ? condamnée ? enfouie dans le natron du temps ?), l’amante, l’aimante va au « mépris », tente un retour à la déesse… Puis connaît l’«Advenir cendres de notre enfance », le possessif incluant le lecteur.  S’invitent alors la tristesse en « torrents de papillons noirs »  (surprises et pénombres des images !), les rides, des « émotions amphibies », « nos masques de mort… ».  En sarabandes se présentent les rêveries et visions inéluctables qui n’empêchent pas d’ « Éclater de rire ». La déesse, à la fin, reparaît : ce sont, dans « La rotation des jours », « l’océan velouté du plaisir », le retour de la lumière, le parfait cycle cosmique il me semble, et, pour la déesse, avec elle, « Choisir d’être  / Le lit / Au couchant / Elle est présente / Rose / Jadis / Tintinnabulement / Dévisager / Confier ».

Ces poèmes n’en forment qu’un seul.

Admirable, méditatif.

Il dit les temps de la vie, les mythes de l’enfance à son premier jour, au jardin d’Éden… Puis la scansion folle et voluptueuse de ses amours du bel âge, le fruit succulent avant l’assombrissement  du terme deviné, avec, sur la ligne d’arrivée, ce « Confier » qui suggère l’abandon à quelque chose, à quelqu’un peut-être… Le mot désespoir ne figure nulle part, c’est un indice. Chacun, chacune s’y retrouvera. 

∗∗∗∗

Paul de Brancion est « Écrivain de poésie, romancier, agriculteur bio, cavalier, dirigeant d’entreprise, producteur de radio. Il a vécu hors de France une partie de sa vie.

C’est en ces termes qu’il se présente, nous faisant comprendre qu’il est un homme d’action et d’actions variées, autant que d’écriture, et que ses écrits embrassent le poème et le roman. En taquinant  l’Internet, on en apprendra bien davantage sur lui et ses étonnantes capacités et activités  dans les champs les plus divers ! C’est, selon moi, un point fortement positif, car nous ne sommes plus aux temps des aèdes s’accompagnant d’un luth ni des troubadours et trouvères vagabondant de château en château.

Notons que la qualité d’ « écrivain de poésie », ici revendiquée, est fort exacte, car l’écrivain-poète use des formes poétiques contemporaines pour servir un projet polémique, situé dans le hors-champ du poétique conventionnel, quoique la défiguration de la nature abrite un lien profond avec des sentiments de révolte qui s’expriment aussi de manière spontanée sur le mode poétique.

Il se trouve que le livret s’intitule Glyphosate for ever, soit le poème et l’action poétique tout ensemble. Quelle action ? Celle de dénoncer l’emploi de pesticides et d'insecticides dans l’agriculture, dans le but d’accroître la production agricole. Causes et conséquences sont ici traitées poétiquement. Il s’agit d’un pamphlet, pour tout dire, d’une satire en accord avec notre époque désaccordée, pareille à un instrument endommagé.

Endommagé, détérioré cet instrument, pour avoir trop souvent surpassé les sages façons de jouer d’Ovide et Virgile. Il est notamment question du glyphosate, appelé aussi « roundup », un désherbant féroce qui anéantit toute plante et herbe qualifiée de « mauvaise », qui l’empoisonne de la tête à la racine, empêchant toute photosynthèse.

Paul De Brancion, Glyphosate for ever, Rougier, collection Plis urgents, n° 56, 2020, 16 €.

À la dénonciation de ce désordre se joignent la plainte et la colère. Selon une formule qui m’est chère, nous sommes arrivés aux temps de la « destruction du Jardin d’Éden »,  aux temps des angoisses, entre autres celle des Gilets Jaunes venus récemment jusqu’au pied des Arcs de Triomphe et des palais hérités de nos rois-bourgrois, peuplés des nouveaux gérants de l’infernale machine, dont on ne peut pas ne pas entendre la voix :

 

faut bosser

faut payer

faut douiller

fatigué(e)

t’es viré(e)

consommer

sans money

pas marrant 

 

La machine à dénaturer, à rendre la vie invivable est bien là, décrite en peu de mots, sournoise, silencieuse :

 

Le banquier

A distance

……………..

pas d’réponse

y’a personne

pour causer 

 

Le tableau est complet, déjà, dès les sept premières pages ; la machine faucheuse  et voleuse de vie fonctionne à merveille, machine à détruire, à faire souffrir… Avec son mécanisme, chaotique en apparence mais au fonctionnement huilé : chasse aux boucs émissaires (on les trouve sans mal, ils sont à nos portes… mise en évidence des ravages de la « bagnole »… ceux des « casseurs » qui spectacularisent  le chaos…  Tout autour, le silence, personne jamais ne répond au bout du fil ! Le monde va de biais, en crabe, en arrière en prétendant foncer vers l’avant, vers le progrès… Tout y passe de la funeste mécanique, jusqu’à son carburant : « l’argent [qui] nous étouffe / et ce pas / depuis peu ».  Jusqu’au « conjoint de Brigitte / [qui] n’a toujours pas compris / et demeure un valet ».  Jusqu’au ravage du petit commerce et du confinement au gré des impressions du docteur X, des sentiments de l’épidémiologiste Y… Paul de Brancion avance dans notre présent immédiat, où le n’importe quoi règne jusque dans les cerveaux de ceux qui prétendent gouverner. Et cependant, « à Paris / ça décide / ça préside / ça concocte / ça dialogue / et ça taxe / ça retaxe / et relaxe / mais ça dé- / toxe pas / ça bavasse… ».

Le chaos du monde, le tohu-bohu de notre espace-temps, le poète l’inscrit dans son vers court, parfois brutal et heurté, malmené à l’image de la terre :

 

dès le quinz-

E du mois

c’est la cart’

E-visa

Qui s’enrhume

plus de sous

le banquier…

à distance…

 

Le phrasé  se brouille ici ou là, la phrase se désarticule car rien ne s’unit plus harmonieusement au Jardin du monde ancien, la syntaxe grammaticale est violée, parfois, à la corne du bois, car les champs, la terre, y sont quotidiennement violés. On ne parle plus que dans l’extrême difficulté : « Plus personne à qui causer. »

Paul de Brancion fait état d’une catastrophe planétaire, peut-être universelle, provoquée par un système totalitaire. Reste que les derniers mots suggèrent un espoir, une ligne de résistance, tout en désignant la maladie : le crachat sur la terre, le crachat sur nous-mêmes, l’oubli méprisant :

 

J’irai pas

Cracher sur

Les étoiles 

 

Vincent Rougier, en peignant le ventre plein et les serres d’un rapace comme ancrées dans une neige blanche, et, pour clore le poème, un caddie de supermarché renversé, incendié, sorte de berceau d’un jouet ou d’un pantin anthropomorphe, souligne avec force et pertinence le propos  de Paul de Brancion. 

 

∗∗∗∗

Claude-Lucien Cauët se présente dans la discrétion. Il vit et travaille à Paris. Il participe aux activités du groupe surréaliste. L’essentiel par conséquent. Respectons ce laconisme. N’allons pas titiller Wikipedia. On peut soupçonner le poète de se plaire à  Paris, d’y vivre peut-être, et de ne pas aimer outre mesure s’ennuyer. Il voudrait ne pas donner de titres à ses poèmes qui, à son dire, sont un « assemblage », un unique poème en vingt-cinq « prises » numérotées en chiffre romain. » Son éditeur en a décidé autrement, comme il s’en est donné le droit.

L’ « introducteur » du recueil, son préfacier concis, Yves Barré, recommande de le lire ainsi : « On ira surtout, sans préface ni filtre, au bonheur, d’avant que le vent ne se lève. »

Le bonheur, donc !

Il est sur les rivages, en vue de la mer qui, à la « course   [sera]  prise de vitesse », pour laquelle on se fera chapelier, ou plutôt modiste : « je la coiffe sur la ligne d’horizon d’un feutre de gangster »

Est-il des frontières au bonheur… du moins à celui-là ?

Est-il des frontières à l’art de coiffer la mer ?

Par bonheur, aucune !

Claude Lucien Cauët, Le Rire et le vent, Rougier, collection Revue Ficelle, 2019, 13€.

Où est ce bonheur ? Il est dans la cruauté des rêves perdus, celle d’ « une fille [qui] se jette au cou du vent et le mord à l’aile de sa bouche aux dents de thé », ou « d’une belle armée qui va courant le long des digues et rugit du plaisir de tuer »

L’image surréelle, voire surréaliste, pointe son nez. (Ici, Vincent Rougier dessine le souvenir d’un jeu ancien nommé « Lexicon », sachant le kaléidoscope miroitant des mots, surtout lorsqu’on les veut croisés !)

Où est ce bonheur ? Il est dans un « vortex qui perce le tissu du spacetemps et me précipite dans l’absence ». Désirable absence dans un monde  de la surprésence et des représentations fictives… Il est dans les rébus qu’Iris envoie depuis l’espace, quand elle vous « tient par la barbichette » et que vous la tenez « par la pointe d’un sein ».

Nous allions oublier le Rire qui, selon le bon sens le plus terre à terre est le compagnon du Bonheur, quoique l’on puisse pleurer de bonheur ! Tous deux, ils savent « marcher sur la pointe des os »  et « [rire] dans la mitraille en clamant des priapées ». Avec eux, entrons-nous dans l’autre monde ? Non pas. Seulement, et c’est immense, dans une vision métamorphosée de notre vieux monde. Nous savons que souvent l’antithèse, le contrepoint, l’antiphrase, le reflet inversé, les contraires, les pléonasmes, l’hapax, les apories et autres oxymores arment la stupéfaction et le rire. Claude Lucien-Cauët en usera à son gré, dans la course du vent et de sa fantaisie…

Ils forment un trio : le rire, le vent, le bonheur, et, autour d’eux le lecteur rencontrera un simple « joueur de flûtiau »dansant sur les pierres de la rivière (vision entre ovidienne et virgilienne, par effraction…) Il entreverra  « deux seins palanqués qui se ber-cent dans une haie d’orties rouges »   − Guette un danger mystérieux ! On « risque sa peau ». Ils traverseront les hauts plateaux où « les bergers n’y conduisent leurs troupeaux qu’à recu-lons guidés par des ondes sauvages ». L’image insolite nous apporte le paysage champêtre avec sa pastorale. La nature est traversée « de mille et une figures licencieuses / d’intrications frénétiques ».

(Ici, tapisserie s’extrayant de l’ombre, portant aussi la lettre B-couleur coquelicot et le bleuet des champs, talus et fossés d’antan).

Ici, « les esprits… sortent du ravin où la tribu a coutume de jeter ses morts ».. Le bonheur rejoint les régions premières, où l’on se débarrasse des morts. Alors s’interpose « la joie d’un matin », et  « la bête va seule au bout de son rêve ». Ou plutôt de ses songes ! C’est le terrain d’aventures du poète. Le lieu de son imaginaire délivré, quand il lui est indispensable d’abandonner les formes anciennes et connues. Il les habille d’oripeaux brillants, les maquille d’onguents magiques faits pour renverser l’habituel, le déjà-vu, pour substituer son chant heureux aux vieilles  rengaines versifiées :

… tous les rires se valent

Tout vent varie sa carte à l’aventure

Et le temps est toujours neuf 

 

Ici, le peintre brouille l’ordre des lettres, le lexicon est aux prises avec une clé de 12 : l’ordre doit être nouveauté, désordre donc. Sans doute destructible). Contraste brutal : « on se tait en fixant son voisin / immense désastre de bouches qui articulent des silences en levant aux étoiles des yeux vides ». Le monde vide et réel  (imaginé réel) n’est jamais si loin qu’on le croit. Cela effraye ! Les deux univers se côtoient, se touchent presque : « là où vous entendrez la forêt qui rit et le chant des moulins […] les filles du bourg se glissent parmi les ifs à la recherche de leurs idiots » !

De cette lecture, tirons une leçon : gardons notre plancher des vaches où des idiots courtisent des filles ingénues ou stupides, ou encore, seule alternative, changeons ce monde, inventons l’autre, celui des songes, celui où « un génie apparaîtra à la limite du ciel », fût-il un mirage. Partons-y « en claquant la vague ». Ne revenons plus à la planète d’antan, à moins que de la garder en mémoire soit la condition et le piment du rire et du bonheur.




Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel, Sur Naples, Jean-Pierre Vidal, Exercice de l’adieu

Ressourcements lyriques

Vous voulez vous baigner à la source ? Cet ouvrage a pu nous échapper, du fait qu'il se trouvait à la table « religion » ou dans la vitrine sous clé des Pléiades.

Vous préférez les auteurs d'aujourd'hui ? Sentons voir l'ardeur bienfaisante de ce style et la gouleyante traduction de Cédric Giraud. Lisons :

Mais d'où vient mon souvenir ? Oh ! qui ai-je nommé ? 
Non pas l'époux bienveillant de ma virginité, mais le 
terrible juge de mon impureté. Hélas, mémoire de ma 
joie que j'ai perdue, pourquoi alourdis-tu ainsi le poids 
du malheur qui m'habite ? (Anselme de Cantorbéry)

Mince alors, un livre savant agréable à lire !

Écrits spirituels du Moyen-âge, traduits et présentés par Cédric Giraud, Bibliothèque de la Pléiade, 2019, 1218 pages, 64€

Entre XIème et XVème siècles, loin des rudesses des débuts de la langue française, le moyen âge a aussi été cela, ce classicisme, cette souplesse, cette alacrité d'un latin à la fois sûr de lui, aventureux, passe-frontières, avide de sommets.

Vous n'êtes pas croyant ? Qu'importe. Dans cette rencontre de l'idéalisme grec et de la pastorale chrétienne palpite comme jamais la matrice de notre littérature moderne. Le projet de Cédric Giraud ? Nous faire participer à la naissance de la « vie intérieure » dont nous avons hérité, aujourd'hui de façon profane. On voit — ô suprême émotion ! — prendre forme en prenant langue, non pas l'idée ni la construction juridique, mais l'envie, l'appétit de la liberté et la responsabilité individuelles, cette détonation dans l'histoire de l'homme. On les voit naître par petites touches, au jour le jour, à la ligne la ligne, domptant leurs paradoxes, surfant enthousiastes au dessus du volcan de la déraison. Et cet enthousiasme fait du bien, croyez-moi, il nous ressource en ces temps de mélancoliques remises en cause !

Regarde avec attention à quel point tu progresses et de 
combien tu régresses, la nature de tes mœurs et de tes 
affections, dans quelle mesure tu es semblable à Dieu ou 
différent de lui, dans quelle mesure tu en es proche ou 
lointain, non d'après la distance des lieux, mais d'après les 
sentiments.

Cette méditation du Pseudo-Bernard de Clairvaux, comme celle qui va suivre, d'Henri Suso, sont de beaux exemples rhétoriques et conceptuels de la rencontre entre l'infini et l'intériorité :

De mes yeux grands ouverts, je la (la Sagesse éternelle) 
fixais avec beaucoup de curiosité et, muet, je roulais ces 
paroles en mon cœur : « Il n'est personne de semblable à 
elle sur terre par la grâce, la beauté et l'intelligence des 
paroles ». Et je me disais en moi-même : « (…) l'amour 
découvre maintenant l'abîme de toute beauté (…) ».

Les critères du choix des textes méritent d'être soulignés : au lieu de partir des célébrités que la recherche moderne a retenues, Cédric Giraud s'est attaché à recomposer la liste des véritables best-sellers de l'époque au terme d'une enquête reposant sur l'examen des listes de lecture que les moines se transmettaient. Ce que nous lisons, ce sont des lignes passées de main en main, de bouche à oreille, des conseils amicaux d'un maître à ses élèves. Ces textes ont été intensément lus et aimés, gardés par devers soi, sollicités pour donner forme à des émotions ou pour surmonter l'ennui et les revers de la vie, consacrée comme séculière.

Cette attention que Cédric Giraud porte aux usages réels de la lecture nous offre une anthologie non convenue et immensément rafraichissante.

∗∗∗

J'errais sans but dans une bonne petite librairie de province et m'apprêtais à partir sans rien. Quand, dans un coin d'étagère où restent quelques inclassables, le voici. Ah, encore un inédit de Walter Benjamin ! Hum, sur Naples… Que n'a-t-on lu sur Naples ? Il y tant de nouveautés à lire et le monde dont parla ce philosophe finit de s'égailler entre épidémie et montée des eaux.

Bon élève, j'ouvre quand même.
C'est un choc. Cette évocation de Naples est proprement dantesque, un lyrisme rude y côtoie l'esprit pénétrant que l'on connaît à notre auteur :

Les bâtiments servent de théâtres populaires. Tous se 
divisent en un nombre incalculable d'espaces de jeu 
animés simultanément. Les balcons, les parvis, les 
fenêtres, porches, escaliers, toitures, tout cela est scène 
et loge en un. L'existence la plus misérable tire sa 
noblesse de ce savoir obscur et double, celui de 
participer, quelque soit sa déchéance, à ce tableau 
éphémère et unique d'une rue napolitaine (…)

Sur Naples, par Walter Benjamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel traduit de l'allemand par Alexandre Métraux, Françoise Willmann et l'Académie Helmholtz, Éditions La Tempête, 2019, 128 pages, 10€

Tous sens dilatés, au temps où d'autres, Baedeker en main, faisaient docilement leur Tour, un jeune homme venu des villes nord-européennes a plongé dans un fatras sensuel.

On sort de cette lecture, brève mais où on retournera souvent, un peu déboussolé. On a touché quelque chose qui est l'inconscient de cette ville du sud. Et peut-être même l'inconscient (très refoulé) de toutes les villes européennes.

Rien de gratuit dans ce lyrisme. Je suis ébahi que l'écriture ce puisse être ça, cet équilibre trinitaire : spontanéité du carnet (on pense à Bouvier), baroque du style (en accord avec les hauts lieux de Naples) et exactitude (vérité lyrique, pour reprendre une belle formule de Gustave Roud).

Une bonne partie du livre est occupée par les textes d'Alfred Sohn-Rethel. Quelle (re)découverte ! Avec le drôle et délicieux Idéal du cassé, suprême art de la récup' qui vient à point titiller la haute précision lisse et prétendument conviviale de nos concepteurs d'objets actuels. S'y ajoute une histoire d'embouteillage (contemporain des réflexions du Corbusier sur l'encombrement des rues de Paris) qui est un chef-d'oeuvre de drôlerie, de sagesse et de composition littéraire.

Un mot sur l'éditeur : une petite maison bordelaise qui nous offre ce luxe si rare d'un beau petit livre cousu, très agréablement traduit, et dont le catalogue mérite le détour.

∗∗∗

Cousu aussi, soigné, une belle couverture illustrée par l'éditrice, Marie Alloy, cet ouvrage de Jean-Pierre Vidal de 2018 dont quelques vicissitudes personnelles m'avaient fait remettre au lendemain la précieuse lecture.

Exercice de l'adieu. Comment, maintenant, ne pas penser à la disparition de Philippe Jaccottet, sur qui il a naguère écrit. Adieux et tombeaux peuplaient les derniers livres du bon maître qui l'était aussi en amitié.

Mais il faut entendre l'adieu de Jean-Pierre Vidal comme un sujet d'exercice(s). Exercice de l'à-Dieu ? En tout cas, une parole qui regarde devant !

Cette poésie se présente comme des apophtegmes. Elle en a la légèreté, la candeur parfois. Candeur profonde : j'ai saccagé la vie des autres / pour protéger la mienne (…) aujourd'hui que tous se détournent (…) je sais bien l'amer goût de ce monde

Un poète au désert, clairvoyant, à l'amble lent, énergique comme la contrebasse de Mingus :

La douce femme ne peut empêcher
les mains de saisir les parties de son corps
la morcelant hors de l'amour (…)

 

Jean-Pierre Vidal, Exercice de l'adieu, Le silence qui roule, 2018, 128 pages 15€.

Tout est scruté, sans voyeurisme ni dénigrement, un langage d'amour doux et décapant. Une somme de méditations poétiques sur la juste distance avec (et non pas contre) l'autre.

Jean-Pierre Vidal est en chemin avec quelqu'un d’innommé, accords au féminin, souvenir des troubadours :

Ce n'est pas sa beauté qui me touche, c'est la distance qui la sépare de moi.

On sent trembler l'expérience personnelle de l'auteur, avec pudeur, écrire étant partage mais jamais confusion. Une discrétion revigorante :

On ne peut jamais savoir ce que l'autre pense, car il ne le sait pas lui-même.

menant à cette conclusion :

Se tenir dans cet équilibre, ce point d'attente




Russie. L’Immense et l’intime

La revue États provisoires du poème dresse, dans son numéro 19, un panorama rapide de la poésie et de la littérature russes, depuis l’extraordinaire floraison poétique qui a marqué ce que l’on a appelé l’Âge d’argent (du début du XXe siècle aux années vingt) et enregistre en quelque sorte l’acte de naissance d’une nouvelle poésie russe en ce début de XXIe siècle.

C’est peu dire qu’un volume de 125 pages paraît a priori modeste, et bien fluet, en regard de l’importance à la fois littéraire, historique et symbolique de la matière abordée.

C’est pourquoi les éditeurs ont vraisemblablement, d’abord, choisi de privilégier quelques figures, dont certaines connues, voire légendaires : Marina Tsvetaeva, Ossip Mandelstam, Daniil Harms, Elsa Triolet. La revue se donne un rôle à la fois « patrimonial », en réactivant la légende associée aux noms de Tsvetaeva et Mandelstam, et, « pionnier », en évoquant, en dépit de son ancienneté (il est mort dans les années trente, pendant l’époque stalinienne), la voix de Daniil Harms. D’autres encore viennent compléter, nouvelles, un panorama que l’on nous invite implicitement à considérer comme celui des poètes actuels de la langue russe : Eugen Kluev, Marina Skalova, Ivan Viripaev.

Le volume est pris en charge, dans l’ordre alphabétique, par Caroline Bérenger, Marie-Thérèse Eychart, Jean-Philippe Jaccard, Venus Khoury-Ghata, Eugen Kluev, Marina Skalova et Ivan Viripaev.

Russie. L’Immense et l’intime , États provisoires du poème, Numéro 19, Théâtre national populaire & Cheyne éditeur, 2019, 125 pages.

Il est clair que certains de ces auteurs parlent en leur nom propre, puisque la revue publie certains de leurs textes, alors que d’autres se font principalement les « passeurs », les « commentateurs » les « apologistes » ou les « interprètes » de l’œuvre d’un poète, ou d’une poétesse, à qui ils rendent hommage, quitte à donner un tour personnel à cet hommage.

La revue associe donc une ambition critique à une volonté de participer à l’entreprise de découverte et de promotion d’une nouvelle littérature, peu connue en France.

Et, d’emblée, ce qui frappe le lecteur, c’est avant tout le formidable drame de l’histoire russe. Il est question d’exil, de déportation, de folie, de mort ; et ce cortège de cruautés et d’exactions ne semble pas faiblir en ce début de troisième millénaire.

Caroline Bérenger accompagne Marina Tsvetaeva dans son itinéraire terrestre, de son exil parisien à son retour en Russie, jusqu’à son suicide « dans un village de Tatarie le 31 août 1941 » (p.37). Le récit de cette vie est jalonné d’extraits tous issus de la traduction récente des Éditions des Syrtes (Poésie lyrique, 2015).

Jean Philippe Jaccart nous convie à lire un poème de Daniil Harms, donné en version bilingue, texte russe sur la page de gauche et traduction en regard (p.24-25). Le critique s’attache à donner un sens politique à un poème où revient dans chaque strophe l’ensemble de vers suivant : « le concierge aux moustaches noires […] sous la porte cochère / se gratte de ses mains sales / la nuque sous son bonnet sale / et l’on entend par les fenêtres des cris joyeux / des bruits de pas et le tintement des bouteilles » (p.25). Le temps passe, la tyrannie demeure, le concierge (associé à la plupart des perquisitions) reste en place : est-ce le même, ou un autre qui lui ressemble à s’y méprendre ? Le critique évoque par ailleurs le destin de ce poème, depuis sa création jusqu’à l’époque contemporaine, et conclut de manière pseudo-sibylline en disant que le concierge est toujours là, surveillant « peut-être aussi la fête du centenaire de Harms qu’ouvrait Tomochevski du haut de son balcon en 2005 — an V du règne d’un certain concierge » (p.33).

La poétesse Vénus Khoury-Ghata, s’attache, presque en miroir, à évoquer les destins tragiques de Marina Tsvetaeva et d’Ossip Mandelstam, en miroir, car, non seulement elle traite conjointement des deux poètes, mais a eu elle-même à vivre, en France, l’expérience douloureuse de l’exil, amplifiée par le caractère si particulier, selon elle, du monde des Lettres en France, puisque l’auteur déclare, à ses débuts et même après, avoir « subi comme Tsvetaeva le rejet et l’ostracisme d’un certain milieu littéraire parisien qui prend les écrivains francophones de l’étranger pour des intrus » (p.37). De fait l’article accompagne les deux poètes dans leur marche à la mort, Mandelstam pour avoir écrit, avec un rare courage : « On n’entend que le paysan du Kremlin, L’assassin, le mangeur d’hommes », Tsvetaeva en raison de la participation de son mari aux combats de l’armée blanche.

 Marie-Thérèse Eychart publie quant à elle un texte en prose d’Elsa Triolet, qu’elle assortit d’une introduction (p.73-103). Il s’agit de « La maison dans laquelle nous habitons », extrait de Colliers. Le texte nous plonge dans le quotidien d’Elsa et de Louis, dans le petit appartement qu’ils occupent au début de leur vie commune. Le récit vaut par son pittoresque, dans la mesure où il met en scène la vie d’une communauté bigarrée de simples gens au sein d’un ensemble immobilier aux allures de labyrinthe. Marie-Thérèse Eychart détaille avec bonheur et perspicacité les circonstances entourant la rédaction du texte. Par ailleurs Aragon, dans un de ses poèmes, cité p. 73, célèbre l’époque où, pour gagner de l’argent, Elsa fabriquait des colliers.

Les poèmes d’Eugen Kluev (p. 46-59) extraits du recueil Terre verte, sont donnés en version bilingue. Le poète semble nous convier à lire de « petits mystères » dans la mesure où, la plupart du temps, on ne sait qui parle, et même de quoi il est question. Les poèmes s’acharnent à s’entourer d’un halo de mystère et de menace : « La nuit était un champ de ruines ; / dans la cour ravagée / à l’aveugle trainait le salut / de toutes les lanternes » (p.51). Et encore : « Deux orages se sont rencontrés à la fenêtre / et périssent dans leur duel » (P.49). Le paysage tel qu’il apparaît dans ces textes semble investi par la présence d’une forme de menace ou de violence. Notons également la présence d’un univers imaginaire à tonalité germanique.

Marina Skalova, dans un long poème intitulé « L’Air » (p.63-68), exprime une forme de panique : « j’avais besoin il fallait que j’ouvre / la fenêtre fasse entrer de l’air / respire de l’air » (p.63). Cette impression d’urgence, d’étouffement accompagne la vision d’un monde en décomposition, où tout a changé, que l’on ne comprend pas, ou plus : « des années durant ces pages / étaient Aufklärung lumières / éclairant la Pravda du comportement / […] maintenant elles ne disent plus rien / les pages ont avalé leur langue » (p.64). La poétesse nous accompagne ensuite dans une déambulation aux dimensions de la Russie, où apparaissent les indices d’une catastrophe généralisée, notamment écologique : « sur ces territoires il n’y a personne / peut-être seulement quelques éternelles colonies / pour veiller sur la disparition / du gel éternel » (p. 65)

Pour finir, la revue, qui prend ainsi une allure d’anthologie, consacre seize pages au poète-dramaturge Ivan Viripaev. L’auteur, selon toute apparence, compose une sorte de pièce de théâtre sous forme poétique. Les voix se mêlent, d’un texte à l’autre, composant un univers parfois déroutant, comme peut l’être celui de Lewis Carroll : « - Et s’il n’y avait rien / qu’est-ce qu’il y aurait alors ? / - je m’envolerais / en montgolfière. Loin, loin. / je m’envolerais. Et je volerai jusqu’à l’endroit / de ma mère d’où je suis venue au monde. / D’où les enfants viennent. Et après je commencerai / à devenir plus petite, plus petite / et plus petite jusqu’à ce que je devienne / cette chose que j’étais / avant de devenir moi. Et la montgolfière / aussi deviendrait petite, petite / jusqu’à ce qu’elle se change en cette chose / qu’elle était avant / de devenir montgolfière » (p.109).

Ainsi ce numéro d’États provisoire du poème remplit pleinement une fonction de « veille poétique », en suggérant au lecteur de s’engager sur les voies de la poésie russe, un des pays au monde où, il y a peu encore, on lisait le plus de poésie. La revue réussit la gageure de susciter la curiosité au cours d’une lecture stimulante, où l’on oscille entre la sensation rassurante du connu, mais du connu évoqué avec art, et passion, et celle, piquante, de la découverte et de la nouveauté.




Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés

En publiant « Maris dupés », les Presses Universitaires de Lyon présentent deux pièces peu connues de Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, deux des plus célèbres écrivains espagnols du Siècle d’Or. Grâce à ces textes, le lecteur pourra facilement constater que le fait de nommer ainsi la période comprise entre 1525 et 1648 n’est pas superflu : en effet, cet ouvrage bilingue nous permet de nous régaler avec la richesse inouïe du langage et le génie créatif qui s’est développé pendant cette période faste des lettres espagnoles.

Le Entremés du viejo celoso, (Intermède du vieux jaloux) écrit par l’auteur de Don Quichotte en 1615 et la nouvelleLos tres maridos burlados (Les trois maris dupés, 1624) de Tirso de Molina, créateur par ailleurs du mythe de Don Juan avec El burlador de Sevilla, s’inscrivent dans la tradition du deleytar aprovechando, où l’on mêle l’intention moralisante avec une veine humoristique irrésistible. Les deux pièces critiquent ainsi la coutume du mariage arrangé, très répandue à l'époque, et rendent hommage à l’imagination et l’audace de plusieurs femmes déterminées à duper leurs maris, pour mieux revendiquer  une inversion de rôles qui leur était refusée.

Ces pièces sont donc à la fois « burlesques et exemplaires », comme suggère l'intéressante introduction du livre, et sont le reflet d'une société en crise. Cervantes et Tirso de Molina décrivent des scènes urbaines où les personnages se sentent prisonniers des règles morales, en imaginant des tromperies qui remettent en question le mariage « en tant qu'institution juridique vide et structure répressive ».

Miguel de Cervantes et Tirso de Molina, Maris dupés, Edition bilingue, Presses Universitaires de Lyon, 2020.

 

La ridiculisation des personnages masculins s'avère plus crue  dans « l 'Intermède du vieux jaloux », où l'adultère est directement évoqué car doña Lorenza trompera son mari sous son propre toit.

De son côté, Tirso de Molina s'inspire du modèle proposé par le Décameron de Boccace : « Les trois maris dupés » fait partie des Cigarrales de Toledo, une série de divertissements basés parfois sur des sources « folkloriques et populaires » dont l'intention moralisante s'appuie sur une moquerie moins blessante que celle du texte cervantin, et qui en tout cas ne possèdent pas le caractère grivois de la première pièce du livre.

Les deux textes, malgré leurs différences, ont en commun une théâtralité très efficace. Par exemple, même si le texte de Tirso de Molina est narratif, il n'en est pas moins dépourvu de quiproquos, exclamations et coups de bâton, pour le plus grand plaisir du lecteur. De même, la critique des maris jaloux ou possessifs se fait pour les deux auteurs à travers un mécanisme de mystification très intéressant : administration de somnifères, échange de portes, introduction de l'amant derrière une tapisserie représentant le Roland furieux  de l'Arioste... Ce mécanisme n'est pas sans rappeler la philosophie de Descartes et la mise en question des sens, qui aboutira en 1635 à un autre chef d'oeuvre du Siècle d'Or : La vida es sueño (La vie est un songe) de Calderón de la Barca.

S'il ne s'agit pas à proprement parler de textes inédits en France, « Maris dupés » est un ouvrage dont le travail de traduction, mené par Nathalie Dartai-Maranzana pendant plusieurs années dans le cadre de l'atelier de traduction classique du Master de traduction littéraire, permet au lecteur français la découverte de deux œuvres fort réjouissantes. Justement, si cette traduction, comme le suggère la propre Nathalie Dartai-Maranzana, est loin d'être parfaite, le but a été de trouver des compromis pour actualiser une langue classique très riche et très complexe, sans la dénaturer. On a donc accès à une version qui se lit avec grand plaisir malgré certaines périphrases, mais dont les trouvailles brillantes respectent le sens comique et aident également le lecteur français à profiter pleinement de la lecture des œuvres de deux auteurs majeurs de la littérature universelle.