Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages suivi de Proses géométriques et Arabesques arithmétiques

Par |2022-12-21T12:45:35+01:00 21 décembre 2022|Catégories : Critiques, Matthieu Lorin|

Il n’est pas si aisé de ren­dre compte d’un ouvrage sin­guli­er, car assuré­ment le livre de Matthieu Lorin l’est. C’est à dire éton­nant, remar­quable. Le titre en est un pre­mier témoignage. 

Je salue donc tout d’abord la con­ci­sion et la grande justesse de la pré­face de Claude Vercey : « Matthieu Lorin […] a mesuré com­bi­en l’en­tra­vaient les œuvres anci­ennes, comme autant de gril­lages […] devenus bar­belés dans le poèmes final, et qu’il faut couper avec une pince, et écarter pour se fau­fil­er. ».

Pour ce qui est de la forme, ce sont des poèmes en prose et en effet, ils font la part belle à des sou­venirs de lec­ture, des auteurs évo­qués dans le titre, dont on sup­pose qu’ils ont fait impres­sion sur l’au­teur (Thier­ry Metz, Jean Giono, William Bur­roughs, Mal­colm Lowry…). Je dirais qu’il y a plus clin d’œil ou image réma­nente que réel hom­mage ou influ­ence. Ain­si, dans le texte se référant à Hervé Bazin (nous avons tous en sou­venir le ter­ri­ble Vipère au poing) :

L’en­fance fait vol­er en éclats fenêtres, bouch­es humides et col­lec­tion de tim­bres-poste. Seules les décep­tions ne peu­vent se bris­er. Bien qu’en forçant un peu, en tapant dessus avec un marteau, il doive tout de même être pos­si­ble de les réin­té­gr­er dans leur logement.

Matthieu Lorin, Sou­venirs et gril­lages suivi de Pros­es géométriques et Arabesques arith­mé­tiques, édi­tions Sous le Sceau du Tabel­lion, 2022, 106 pages 18 €

Une teneur, sinon som­bre, du moins très dés­abusée, jalonne le recueil :

Autre­fois, je rayais des journées entières de la carte du temps. Je frot­tais mes paumes l’une con­tre l’autre et tombaient au sol des miettes de ma jeunesse.
Tout se fane, même la fleur de l’âge.

  […]

Tout s’écroule, même l’espoir.

On ne saurait laiss­er de côté le goût cer­tain pour les mots, avec, en pre­mier lieu la présence de mots rares : syr­phe, psoque, ou encore pyrrho­cores, qui ne nuisent cepen­dant en rien à la lec­ture. Ensuite, com­ment ne pas situer des pans entiers aux fron­tières du sur­réal­isme, atten­tion, je dis bien aux frontières :

Assis à regarder les enfants se jeter dans le vide, je m’ac­coude paresseuse­ment à ma folie. J’aspire les rires comme autant d’élas­tiques rap­pelant à ma rai­son qu’elle est tenue en laisse.

Cela est surtout vrai pour la deux­ième par­tie du recueil : Aujour­d’hui, il pleut des seg­ments et des diag­o­nales ven­teuses, non sans humour : Il pleut des cordes et je n’ai pas d’arc, seule­ment deux mains inca­pables de me hiss­er, deux pen­tagones flasques pro­posés sur un étal d’algèbre.

Cette deux­ième par­tie (son titre annonce la couleur) jouera de la chose math­é­ma­tique : Mal­gré la pluie, tracez à la craie un cer­cle dont le ray­on repren­dra la dis­tance qui vous sépare de vous-même. 

Avec tou­jours cet humour désespéré :

Le poly­gone n’avait pas prévu que la faib­lesse viendrait de ses droites. Il s’est effon­dré et ses angles se sont abat­tus. Devenu aus­si écrasé par l’ex­is­tence qu’un éten­doir qui se casse la gueule, il a néan­moins fini par se relever.
(Image du fan­tassin après une salve ennemie)

On retrou­ve dans cette deux­ième par­tie des sou­venirs de lec­ture (encore Bazin et Brauti­gan, mais aus­si Deleuze) :

Sous l’é­cla­tant soleil, je me suis aperçu que j’avais dans ma mémoire – que l’on peut com­par­er à un ate­lier d’origa­mi en désor­dre – des plis ver­tig­ineux comme des falais­es, ain­si qu’une mappe­monde usée, per­due dans un silo désaffecté.

Matthieu Lorin sem­ble beau­coup douter de la qual­ité de ses poèmes (il a tort) et de leur capac­ité à trou­ver un édi­teur (dou­ble­ment tort) :‘

Me restent aujour­d’hui deux recueils sans édi­teur, un cray­on à l’en­cre au trois-quarts con­som­mé // et ce poème. (page 20) Sans même savoir si cela fera un bon poème… (page 32) Et, au bout de cette année, mes poèmes ne sont tou­jours pas pub­liés… (page37) Je me croy­ais capa­ble de dépos­er un obus entre chaque mot. Mais j’ai mal géré la mise à feu et tout à explosé à la relec­ture. (page55)

C’est le seul petit reproche que je lui ferai : cette déval­u­a­tion inutile, encore que dans le dernier exem­ple que je relève, l’hu­mour et la for­mu­la­tion poé­tique absol­vent l’auteur.

Tu ne veux pas com­pren­dre que tu fais par­tie de ceux qui vivent à l’om­bre des murs des grands domaines. J’habite, moi, un jardin étriqué où je coupe les fleurs du lilas et mes rêves pais­i­bles. Je les prends à la main, les arrache à leur origine.
Je bousille tout en un sens.

Mais non, mais non, ras­surez-vous, Matthieu Lorin, vous avez trou­vé au moins un lecteur qui trou­ve que vous avez, étrange­ment certes, mais belle­ment construit.

Présentation de l’auteur

Matthieu Lorin

Né au début des années 1980 en Nor­mandie, Matthieu Lorin vit actuelle­ment à Chartres où il enseigne.

D’abord nou­vel­liste (prix de la nou­velle Crous de la région Cen­tre-Val de Loire, prix de la ville de Rouen), il écrit aujourd’hui à la poésie. Ses pre­miers textes ont été pub­liés en revues : Lichen, Décharge et surtout La page blanche dont il est devenu l’éditeur associé. 

Son pre­mier recueil, Le tour du moi en 31 insom­nies, est pub­lié aux édi­tions du Port d’Attache. Pros­es géométriques et Arabesques arith­mé­tiques a d’abord été pub­lié en 2021 par les édi­tions du Nain qui tou­sse, accom­pa­g­né par des aquarelles de Marc Giai-Mini­et. Puis il pub­lie  Sou­venirs et Grillages.

Bib­li­ogra­phie

  • Le tour du moi en 31 insom­nies édi­tions du Port d’Attache.

  • Pros­es géométriques et arabesques arith­mé­tiques édi­tions du Nain qui tousse.

  • Sou­venirs et gril­lages, édi­tions Sous le Sceau du Tabellion. 

Poèmes choi­sis

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Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi
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