Autour des éditions L’Herbe qui Tremble : Philippe Mathy, Derrière les maisons, Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Par |2024-01-06T14:07:48+01:00 6 janvier 2024|Catégories : Critiques, Judith Chavanne, Philippe Mathy|

Philippe Mathy, Der­rière les maisons

 Ce livre est com­posé de six par­ties, cha­cune précédée d’une cita­tion en exer­gue — toutes sont très belles. La pre­mière, à mon sens, éclaire toute l’am­bi­tion du livre :

(…) : com­bi­en une hum­ble chose
peut don­ner de plaisir, com­bi­en peu
suf­fit, en ce monde si dur,
pour sat­is­faire l’esprit
et lui apporter le repos.

                                      Wen­dell Berry

Voilà qui est clair, sim­ple­ment énon­cé. Et le pro­pos de l’au­teur est bien, de son Print­emps jar­dinier, titre de la pre­mière par­tie, jusqu’à ces Quelques soirs, la par­tie finale, de vouloir partager des instants de peu, d’in­signifi­ance pour­rait-on dire et de représen­ter l’e­sprit con­tem­platif qui leur restitue leur véri­ta­ble impor­tance, en les mag­nifi­ant par le poème. Pour ce faire, Philippe Mathy, demeure dans la sim­plic­ité de l’ex­pres­sion et du vocab­u­laire, ce qui sem­ble le meilleur par­ti pris — on songe à la beauté du haïku qui, dans la mod­estie de ses dix-sept syl­labes, peut nous émer­veiller par son pou­voir d’évocation.

Quelques moments du livre atteignent cette perfection :

semer
devenir source
en offrant l’eau de l’arrosoir
se met­tre à genoux
comme un retour à l’enfance
les prières au pied du lit 

Philippe Mathy, Der­rière les maisons, Édi­tions L’herbe qui trem­ble, 2023, 128 pages, 16 €.

 

 

 Par­fois, ce sont deux vers très courts, proches du zen, qui reti­en­nent l’attention :

Ton présent
tient debout

Ou bien une stro­phe (per­son­nelle­ment, j’au­rais clos le poème là, la suite me paraît un gen­til bavardage) :

Un peu de linge sur le fil
La route avance très sûre d’elle
Vol noir d’un oiseau sur le ciel bleu

On a bien com­pris que l’au­teur aime Se con­cen­tr­er / dans la joie sin­gulière / d’être sim­ple­ment là // hors de soi / dans un monde immo­bile / figé par sa pro­pre beauté. La dif­fi­culté est de trans­met­tre par les mots cette joie sin­gulière; ce sont sans aucun doute les poèmes les plus ardus à réus­sir, ceux qui dis­ent la joie et les élé­ments qui la génèrent. Le dan­ger est grand d’être tar­tig­nole. Désolé de class­er dans cette dernière caté­gorie une stro­phe comme celle-ci : Sen­tier pour quit­ter le vil­lage / loin des jolies ros­es / trop enclos­es dans nos jardins

Je m’au­torise un autre reproche à Philippe Mathy : employ­er des images éculées (la rouille de l’au­tomne) voire dignes de fig­ur­er sur le classeur d’un ado­les­cent : Les étoiles sont si belles / qu’elles ressem­blent à des larmes

Et quand l’au­teur place en exer­gue d’une par­tie de son livre (Pêcheur immo­bile) la cita­tion suiv­ante, de François Jacquin : Lorsque la sagesse se rap­proche de l’or­di­naire, on respire aus­si bien au large d’un cail­lou que devant l’océan. On peut s’ar­rêter partout, et se sen­tir au bord du loin­tain. Je ne peux qu’ac­qui­escer. Pour autant, un poème d’une fausse pro­fondeur est-il nécessaire ?

Au pois­son qui travaille
à rester immobile
dans le courant
je demande

Qui voy­age ?
Est-ce toi ?
Est-ce l’eau
qui fuit sur tes flancs ?

Toute lec­ture est sub­jec­tive, on devine que je n’ai pas été par­faite­ment comblé par celle-là. Néan­moins, je souhaite le meilleur à Philippe Mathy dans sa quête quo­ti­di­enne de la beauté et de la joie. Car :

Si trans­par­ent
le pas­sage du vent

J’y entre en ignorant
les murs de la raison

Je cherche
la couleur d’une voix

Une musique accordée
à l’in­time du silence

 

Judith Cha­vanne, De mémoire et de vent

Ce livre s’est vu décern­er le Prix inter­na­tion­al de poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2023. Qua­tre pein­tures, dont celle de cou­ver­ture, sont dues à Car­o­line François-Rubi­no, dont l’œuvre s’at­tache avec déli­catesse à une vision intime de l’e­space et de la lumière qui cor­re­spond par­faite­ment à l’at­mo­sphère éthérée du recueil de Judith Chavanne.

Le livre est com­posé de cinq par­ties : LES ÉPHÉMÈRES, TOUT L’INASSOUVI, TROUBLE DU TEMPS, QUELQUE CHOSE DE FERVENT, ACCORDS ET SAISONS. La troisième par­tie aurait d’ailleurs pu don­ner son titre à l’ensem­ble, tant il s’ag­it en effet de temps : celui du passé (mémoire, nos­tal­gie) et celui irrémé­di­a­ble qui nous emporte loin de ce qui fut, nous vieil­lit, nous laisse dans la présence de fantômes.

Comme nous qui nous mirons en nos jours,
en nos vies, la lumière fléchit :
la nuit qui vient, humide,
est-elle d’un autre soir ou d’aujourd’hui ?

 

Judith Cha­vanne, De mémoire et de vent, Édi­tions L’herbe qui trem­ble, 2023, 84 pages, 15 €.

Con­stat tout en finesse de l’impermanence :

On voit s’ou­vrir dans la chaleur
les iris fragiles,
les éphémères véritables
du règne flo­ral. 

[…]

On les voit dans l’éclosion
qui épanouis­sent
déjà leur adieu.

Le jardin, avec ses arbres et ses fleurs est con­stam­ment évo­qué, mais aus­si l’en­fance, la sienne pro­pre sans doute à tra­vers celle, dans le ten­dre sou­venir inqui­et, de sa pro­pre  progéni­ture, grandie, en allée.

L’en­fant ne me prend plus par la main,
elle m’a lais­sée au bord du temps
et du sou­venir recueilli
au hasard du monde, dans un fruit.

Trois des cinq par­ties du livre se con­clu­ent par un long poème en italiques, comme pour soulign­er l’é­vanes­cence. À chaque fois, appa­raît la fig­ure de la rose, ce sym­bole de la beauté, de la nais­sance autant que de la fragilité et de la dis­pari­tion. On songe à la chan­son : On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l’a dit ce matin / À l’au­rore je suis née / Bap­tisée de rosée / Je me suis épanouie / Heureuse et amoureuse / Aux rayons du soleil / Me suis fer­mée la nuit / Me suis réveil­lée vieille. Référence à Ron­sard bien sûr.

Rose. D’une si grande élé­gance, dont les pétales se col­orent sub­tile­ment, du jaune au blanc à l’in­car­nat. Qui attire le regard — et la convoitise.

[…]

Un matin pour­tant il n’y a rien ; on le sait sans l’avoir encore vu. 
Quand le regard ne se pose plus sur rien, qu’est-ce qui nous est ôté ? Quand il n’y a qu’un vide au-dessus de la tige déchirée ?

 Mais aus­si :

D’où vient par­fois notre seule espérance ?
Un petit pied de rosier et sa fleur rouge intense.

 Et encore :

La rose unique et neuve sur le rosier, au-dessus des sépales desséchés : elle rafraî­chit la vue, et toute la vie, en cet instant sur elle s’est posé.

L’ensem­ble du livre est empreint de mélan­col­ie, Tant de voix se sont tues ! quand bien même point çà et là une petite célébra­tion : L’oiseau hon­ore de son pas­sage / le car­ré de ciel devant la fenêtre / qui me com­pose un jardin aérien ; // un doux sourire / (mal­gré décem­bre éteint, immo­bile), / de reconnaissance […]

C’est une écri­t­ure qui dit prin­ci­pale­ment la perte, la soli­tude, mais une soli­tude médi­ta­tive qui s’es­saie à une présence au monde, voire à la joie et à l’a­paise­ment qui en découlent.

L’amie sans doute ne pense pas à moi,
peut-être n’y pense plus,
l’en­fant, qui n’est plus un enfant, et vit
au rythme frémis­sant de ses désirs
rejoint rarement
le temps un peu dénudé où je me tiens.

L’in­stant pour­tant respire,
mon cœur se nourrit
des pen­sées que je destine,
il a l’am­pleur et l’étoffe un peu rebondie
des petits corps col­orés d’oiseaux
— piverts, geais et mésanges — qui,
le temps d’une halte, émail­lent les jardins.

 Le silence n’est pas creux.

Et, cette note ô com­bi­en sal­va­trice, sur laque­lle j’aimerais terminer :

Au fond de soi aus­si, qui vibre,
comme le dou­ble de l’oiseau dans sa verte nasse,
quelque chose de fervent.

Présentation de l’auteur

Judith Chavanne

Judith Cha­vanne est née dans l’Isère mais vit actuelle­ment en Ile-de France. Elle est mem­bre du jury du pre­mier recueil.

Œuvre poé­tique

Entre le silence et l’ar­bre, Gal­li­mard, 1997 (Prix de la voca­tion et prix Louise Labé)
La douce Aumône,  Empreintes, Suisse, 2002
Le don de soli­tude, L’Arrière-pays, 2003.
Un seul bruisse­ment, Le bois d’Orion, 2009
A ciel ouvert, L’Arrière-pays, 2011
Elle chan­tait, Édi­tions Hen­ry, 2017
A l’équilibre, Le bois d’Orion, 2018

Œuvre cri­tique

Philippe Jac­cot­tet, une poé­tique de l’ouverture, édi­tions Seli Arslan, 2003.
Pré­face à la réédi­tion de trois vol­umes de Pierre Voélin aux édi­tions Empreintes (Suisse), 1999
Pré­face à Dans les pièces obscures, dans les claires de Bo Carpelan, Ate­lier La Feu­graie, 2003
Coor­di­na­tion du numéro 45 de la revue Nu(e) con­sacrée à Pierre Dhain­aut, novem­bre 2010.
Dif­férents arti­cles et notes de lec­tures parus en revue.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Chronique du veilleur (34) : Judith Chavanne

 Le vrai poète sait « se nour­rir de lumière ». Judith Cha­vanne, à l’évidence, le sait, et sait le trans­met­tre par son écri­t­ure poé­tique. Elle citait, dans le remar­quable essai qu’elle avait con­sacré à Philippe […]

Présentation de l’auteur

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi
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